Coquillage mémoire
NOUVELLES
© Marie-Paule CHARLES
Le premier jour, un lundi peut-être, personne ne la remarqua. Elle marchait au bord de l’eau sur le sable mouillé. Elle regardait tantôt à droite vers la mer crépitant d’étincelles sous le soleil de septembre, tantôt à gauche vers les villas coquettes au charme désuet. Des enfants jouaient sous le regard attentif d’adultes, leurs parents ou grands-parents’. Personne ne fit attention à elle. Elle ne prêta attention à personne. Le temps était délicieux. Chacun à sa manière profitait de la douceur et du calme de la saison finissante. 
 
Le deuxième jour, elle décida de marcher dans l’eau. La mer froide lui était bénéfique. En jouant au ballon au bord de l’eau, des enfants l’éclaboussèrent. Elle sursauta. Les enfants lui demandèrent de leur renvoyer le ballon en disant gentiment : « On l’a pas fait exprès, M’dame. » Elle ne dit rien. Elle ne fit rien. Elle ne renvoya pas le ballon. Les enfants ne lui en voulurent pas. Ils se mirent à lancer le ballon de plus en plus loin vers le large et nagèrent en faisant la course pour le rattraper. 
Quand elle prit le chemin du retour, elle regretta de devoir marcher dos au soleil. Elle se retournait de temps en temps pour admirer le soleil qui, d’une minute à l’autre, disparaitrait à l’horizon dans un somptueux flamboiement qu’elle ne voulait manquer à aucun prix. 
Comme elle tournait sur elle-même et qu’elle avait le soleil tantôt de face, tantôt de dos, elle perdit, à plusieurs reprises, le sens de l’orientation. Où donc devait-elle rentrer ? Après s’être arrêtée un peu perdue, elle décida de quitter la plage et se dirigea d’un pas rapide et assuré vers les jolies rues de la station balnéaire où elle séjournait. Son entourage s’était inquiété. On allait partir à sa recherche. Mais, Dieu merci, elle était là. On pouvait passer à table. 
 
Le troisième jour, elle se promena sur la plage, à son heure habituelle. En cette après-midi sans école, l’animation était plus importante. Les enfants étaient nombreux. Leurs rires et leurs cris, souvent enthousiastes, étaient un signe de vie réconfortant. Elle décida de marcher sur la promenade en bois réservée aux piétons. Après avoir hésité, elle renonça à s’installer à la terrasse d’un café pour se désaltérer. Elle fut envahie d’une déception aussi aigüe que si elle avait dû décliner une invitation amicale. Elle était incapable de se rappeler si elle avait pensé à prendre de l’argent. Et, si oui, son porte-monnaie, où était-il ? Elle fouilla ses poches et ne trouva ni pièce ni billet. Perplexe et indécise, elle regarda alentour et reprit sa marche, lentement, très lentement en essayant de se rappeler quelque chose. Mais quoi ? Elle suivait du regard le vol harmonieux des mouettes quand lui parvint la voix d’une petite fille, d’une petite fille qui disait : « Dis, Madame, tu veux pas nous acheter des coquillages ? Ils sont beaux nos coquillages.» Faire plaisir à des enfants. Oui, elle le ferait. Elle se pencha pour examiner l’oeuvre d’art de ces petites filles apparemment très fières de leur création. Quelques coquillages décorés de différentes couleurs étaient naïvement présentés. Sur chacun d’eux, on pouvait lire un mot différent : oubli, pensée, souvenir mémoire. Une gamine se hasarda à lui demander : moi, je voulais écrire amné… Mais je ne me rappelle plus le mot. Sans hésiter, elle lui répliqua : tu veux dire amnésie. La gamine toute excitée d’avoir été comprise exultait de joie. Alors, dit-elle fièrement, je l’écris et t’offre le coquillage. 
Mais elle était déjà en grande discussion de marchandage avec celle qui avait peint mémoire. Mémoire, c’est celui-là qu’elle voulait. Elle remarqua à haute voix : tu as peint les voyelles de couleurs différentes. C’est comme dans un poème. Mais je ne sais plus lequel. Je n’ai plus de mémoire. Où est ma mémoire ? C’est le poème de Rimbaud, Madame. Vous savez, il dit, « A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu. Alors, tu me l’achètes mon coquillage, mon coquillage mémoire ?» Mémoire. Mémoire. C’est ce coquillage-là qu’elle voulait. Elle en avait besoin. Un besoin vital. La petite s’impatienta. Alors, deux euros ? Un euro ? Elle retourna à nouveau ses poches. Elle n’y trouva rien. Pas un billet. Pas une pièce de monnaie. Mais, si, tiens, un timbre. D’où venait ce timbre ? D’une lettre, d’une carte postale, jamais affranchie, jamais envoyée, jamais reçue, jamais lue ? 
Elle proposa un troc. Le timbre oublié contre le coquillage mémoire. Les petites filles se concertèrent et assurèrent à celle qui était l’auteur de cette œuvre « mémoire » sur le coquillage que l’échange semblait correct. Satisfaite, la petite fille chercha où mettre le timbre en sécurité, à l’abri du sable qui commençait à virevolter sous la brise marine et elle, elle, oui, elle, c’est avec beaucoup de précaution qu’elle glissa dans sa poche le coquillage mémoire. 
Elle murmura : « Pour ne pas oublier. » Elle répétait, répétait : « Pour ne pas oublier. Pour ne pas oublier. » Les petites filles étonnées s’écrièrent en chœur : »Pour ne pas oublier quoi, Madame ? » 
Elle ne répondit pas. Elle serrait fortement le coquillage dans sa main, au fond de sa poche, pour ne pas le perdre. Jamais. 
Mémoire, mémoire, mémoire. Mémoire rime avec, avec… dérisoire, bonsoir, victoire, exécutoire, bougeoir, bouilloire, histoire, surseoir, ostensoir, avoir, grimoire, Trop. Il y avait trop de mots qui se terminaient en oir ou oire. Jamais elle l’avait imaginé. Il fallait les organiser. En poème. Et le vent embaumé de la légèreté des senteurs marines lui suggéra des phrases, des vers, tout un poème. 
 
Sur le courant capricieux de la Loire 
S’en allait dérivant un étrange mouchoir 
Orné d’arabesques peintes au pochoir 
Les oiseaux du haut de leur perchoir 
Chantèrent qu’une fille, de désespoir 
L’avait jeté en pleurant sur un trottoir 
Les poissons fringuant dans leur robe de moire 
Murmurèrent y déceler un signe d’espoir 
Les hommes en firent toute une histoire 
Pleine de rebondissements de fiel et de miel 
Qu’ils racontèrent tard le soir 
Quand les eaux du fleuve et le ciel 
Se rejoignent en silence dans le noir 
 
Le lendemain, personne ne la vit. Ni le surlendemain. Ce fut par hasard qu’un jeune garçon se blessa légèrement en heurtant du pied un coquillage. Il le ramassa et le rejeta dans la mer sans même remarquer que ce coquillage banal portait une inscription à présent délavée. 
Quelques jours plus tard, le journal local annonçait qu’une femme âgée d’une soixantaine d’années avait été retrouvée en état cataleptique au bord de la plage. Quand les sauveteurs ont tenté de l’interroger, elle répétait indéfiniment en cherchant dans sa poche « Coquillage…Mémoire… »