Échec à Marseille
EDITION
Extrait du 1er chapitre
L'homme était Allemand et se nommait Jurgen Kluck. La cinquantaine sportive, les cheveux poivre et sel, il avait l'allure alerte d'un professeur d'éducation physique attentif à son régime. 
Son avion en provenance de Munich s'était posé à l'aéroport de Marseille-Provence par le vol de 18h25 de la Lufthansa. Le chauffeur du taxi qui l'avait amené à la cité phocéenne, type du parfait marseillais poli, lui avait fait la conversation pendant le voyage. L'autoroute A55 étant dégagée, le conducteur en avait profité pour " pousser une pointe ". 
- Je sais où sont les radars de Sarkozy ! avait-il dit avec cet accent caractéristique que Kluck, francophone et francophile, appréciait.  
L'entendre était pour lui un enchantement et essayer de l'imiter plus ou moins bien, un petit jeu agréable ! Il se renseigna sur l'ambiance de la ville qu'il connaissait, puisqu'il l'avait déjà visitée à plusieurs reprises. En quelques minutes, le chauffeur lui détailla les meilleurs restaurants, le programme des cinémas et bien sûr, le calendrier de l'O.M. 
Bientôt, l'hôtel Alizé fut en vue. Le chauffeur se gara, prit lui-même les bagages et les porta à la réception, tandis que Kluck lui octroyait un généreux pourboire. Réservée depuis Munich, sa chambre l'attendait et le chasseur monta la lourde valise pendant qu'il gardait son attaché-case à la main. Là aussi, la gratification fut généreuse. La pièce était confortable. Il lança son veston sur le lit et sans ouvrir ses affaires, il alla à la fenêtre et mit le nez dehors. La vue donnait sur le célèbre Vieux-Port. On pouvait voir un chasseur de mine de la " Régia Marina ", autrement dit, la Marine italienne. Une vingtaine de personnes faisaient la queue pour le voir. Kluck hésita un instant pour y aller, mais pensa qu'il avait malheureusement autre chose à faire. Il savoura un moment l'atmosphère tranquille car la circulation était relativement fluide, puis il referma le vantail. " Allons, au travail ! " 
Ce qu'il n'avait pas vu, c'est qu'une personne sur le quai des Belges, juchée sur une moto, l'avait photographié à l'aide d'un appareil équipé d'un zoom. 
 
                                                                                        * 
 
Kluck défit rapidement sa valise. Il ne devait rester que quelques jours, mais tenait à ce qu'aucun vêtement ne soit froissé. C'était un principe chez lui. Avoir toujours l'allure impeccable ! Il ouvrit son attaché-case contenant un calepin bleu nuit, une lettre décachetée et surtout un pistolet autrichien Glock en matériau composite capable d'échapper aux détections. Comme quoi, les policiers ont souvent eu une longueur de retard ! 
- À nous, lâcha-t-il, à haute voix. 
Il relut la lettre, une fois de plus. Dans un allemand parfait, elle l'invitait à Marseille pour une raison bien précise. Il avait rendez-vous le lendemain. Il ne connaissait son auteur que par ouï-dire, mais savait qu'en aucun cas la missive n'était une plaisanterie. 
Car ce message représentait peut-être la solution de son problème. Propriétaire d'une société d'import-export à Wasserburg, en Bavière, Kluck constatait jour après jour que le chiffre d'affaire diminuait. Le fisc allemand lui réclamait certaines sommes et il se de-mandait comment payer. Le dépôt de bilan pointait à l'horizon et il allait vraisemblablement se retrouver chômeur du jour au lendemain. Son voyage dans la cité phocéenne équivalait à tirer sa dernière cartouche. Si l'opération se soldait par un échec alors il lui faudrait trouver une autre porte de sortie. Entrer dans l'illégalité ne l'enchantait guère, mais il y aurait éventuellement recours.  
Il ignorait où se situait la rue Beau, l'endroit du contact. Accédant à la réception, il acheta un plan et une fois dans sa chambre, le déplia pour repérer l'itinéraire à suivre. Courte, la rue finissait en cul-de-sac. Il se dit qu'il n'aurait aucun mal à repérer le lieu où habitait son correspondant et se proposa de s'y rendre à pied. La marche lui ferait le plus grand bien et lui permettrait d'admirer une fois de plus cette cité qu'il appréciait énormément. Arrêté sur son emploi du temps, il descendit pour dîner. Un sympathique restaurant à son goût, " Le Gardian ", l'attira. Il opta pour une soupe de poisson et un loup au sel. Puis il alla se promener sur le Vieux-Port.  
Dans la nuit tombée, on distinguait les tours du fort Saint-Jean. Il s'y dirigea en croisant de petits groupes de jeunes qui parlaient et riaient. La Mairie toujours aussi sage et blanche trônait hiératiquement. En face d'elle, mais beaucoup plus haut, Notre-Dame de la Garde, où la Bonne Mère semblait lui donner la répli-que de l'autre côté du port. Kluck pensa à cet instant que dans ce " combat " entre Dieu et la République laïque, typiquement français, le premier dominait la seconde de toute sa hauteur ! Souriant à cette idée un peu bizarre, il fuma une cigarette, jeta son mégot dans le port et s'en retourna à son hôtel, apaisé par sa promenade. 
 
 
                                                                                       * 
 
 
Dans une autre partie de la ville, un personnage se préparait. Il avait revêtu une tenue de sport gris foncé et chaussé une paire de baskets. Son arme de poing, un pistolet Beretta Px4 Storm en version Parabellum, chargeur de 17 coups, avait soigneusement été vérifié et placé dans son holster de jambe. Un poignard effilé faisait pendant sur l'autre jambe. Son attention était focalisée sur un boîtier de commande qui dirigeait un petit hélicoptère miniature, bricolé par ses soins ainsi que différents gadgets électroniques, assurément impor-tants. 
Le personnage plaça le tout dans un grand sac à dos et saisit son casque de moto. Puis il quitta son appartement, marcha un long moment. Dans un garage individuel, il enfourcha une TDM 900 Ocean Deppth d'un bleu profond et se perdit dans la circulation. 
 
 
                                                                                      * 
 
 
Parvenu facilement à destination, le motard arpenta à pied la rue déserte à cette heure. Au débouché d'un angle, une auto, garée sur le trottoir, qu'on avait volée et maquillée pour lui, deux jours auparavant, était pla-cée face à la personne qui arriverait. Il s'y s'installa. Son petit hélicoptère à la main, l'individu vérifia que tout fonctionnait, rangea l'ensemble sous le siège et sortit du véhicule. En refermant la portière, il pensa qu'on ne risquait pas de voler la voiture car il avait pris la précaution d'enlever une roue. 
 
 
                                                                                      * 
 
 
Jurgen Kluck se leva assez tard. Ce n'était pas dans ses habitudes, mais le voyage l'avait quelque peu perturbé. Il prit son petit-déjeuner dans sa chambre et ne s'attarda pas. La lecture des journaux ne lui apprit pas rien de particulier. Même si les pages locales de " La Provence " l'intéressaient car on y " voyait " vivre les gens, il passa rapidement à autre chose. Payant sa note, il partit dans le vent frais du matin qui lui fit du bien. Il se posa la question de savoir comment il pourrait se rendre à son rendez-vous et opta pour le taxi. L'Allemand descendit avant sa destination et marcha un peu. Son plan à la main, il s'avança sur le boulevard Louis Botinelly, ensuite sur le boulevard Hopkinson. Ce nom le surprit. Tiens ! Un nom manifestement anglo-saxon dans cette ville si latine, si méditerranéenne ? Cette cité était extraordinaire, tout de même ! 
Le boulevard montait légèrement puis redescendait. S'engageant dans la rue Beau, il aperçut un panneau avec l'indication d'une crèche familiale " La maison pour tous ", et un stade nommé " Sainte Élisabeth ". La voie ne comptait pas d'immeuble, juste de charmantes petites maisons individuelles. " Peut-être celui qui me convoque habite-t-il dans une de ces petites maisons ? " Le chiffre qu'il cherchait se trouvait après le virage. Il accéléra et tourna le coin. Sa surprise fut grande de voir que le numéro ne figurait nulle part. Il y avait seule-ment le stade en contrebas de la route avec la pancarte d'un club local de football. " Allons, raisonna-t-il, une erreur de mon correspondant. La première, semble-t-il ".  
Mais ce n'était pas une erreur ! 
 
 
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Au fond du boulevard en impasse, le personnage ne perdait pas un seul des mouvements de Jurgen Kluck. Grâce au moniteur de contrôle, il pouvait observer ce que les caméras enregistraient. Le son lui parvenait comme s'il était à côté de la victime. " Parfait, pensa-t-il. Avancez encore un peu, cher Jurgen et tous vos problèmes seront résolus ". 
Il prit le boîtier de commande sous le siège passager et manipula les boutons et les leviers. 
 
                                                                                    * 
 
 
Kluck se retourna pour vérifier les numéros, mais il ne remarqua personne pour l'aider. Il entendit alors un vrombissement comme si une tondeuse à gazon s'était mise en marche. Il aperçut le stade à côté.  
" Probablement un jardinier qui tond la pelouse, songea-t-il. Pourtant je suis seul. De toute façon, ça ne me donne pas la solution de mon problème. Je vais donc demander mon chemin dans une maison au ha-sard ". 
C'était exactement ce que voulait le personnage. Comme Jurgen Kluck lui tournait le dos, il actionna son boîtier et le bruit de tondeuse s'amplifia. Le petit héli-coptère, posé sur le gazon de l'enceinte sportive, décol-la et arriva dans le dos de l'Allemand. Celui-ci pivota au moment où il allait entrer dans une des villas bordant la rue. Il n'eut pas le temps de réagir, ni de voir le pro-jectile sortir du canon de pistolet camouflé sous l'hélicoptère. Atteint en plein front, il s'écroula sans un mot. Le son du moteur avait étouffé le coup de feu déjà assourdi par le modérateur de son, qui y était couplé.  
Dans son auto, le personnage manipula le boîtier de télécommande pour que l'hélicoptère vienne vers lui. Il le fit poser sur le trottoir et sortit de la voiture. Il ramassa prestement l'ensemble, le fourra dans un sac à dos et enfourcha sa moto. Si le mode opératoire utilisé pour exécuter l'Allemand semblait un peu sophistiqué, pour ne pas dire délirant, son adoption avait été justifiée pour qu'en cas de problème, on ne trouve pas d'arme sur lui. Ainsi si la police le coinçait, même juste après le forfait, elle saisirait seulement une maquette d'hélicoptère dont le canon, soigneusement dissimulé, ne le trahirait pas. À la limite, il pouvait même faire voler l'hélicoptère pour le dérober à la vue, sur le toit d'un immeuble afin de venir le rechercher ensuite. C'était compliqué, mais efficace. 
Trente secondes s'étaient écoulées depuis la mort de Jurgen Kluck. Il démarra, passa devant le corps, jeta un objet et accéléra. La circulation étant fluide, la moto n'eut aucun mal à quitter l'endroit.  
Personne n'avait vu la victime gisant au sol. 
 
 
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Une heure plus tard, la police et les pompiers arrivè-rent sur les lieux. En l'absence de témoin, les constata-tions d'usage furent rapides. Les policiers récupérèrent tout ce qu'ils purent autour du corps et envoyèrent le tout à " l'Evêché ", appellation du commissariat central de Marseille, ainsi nommé car il jouxtait la rue du même nom.