Madeleine aimait ce paysage. Pourtant elle en avait vu de forts différents. Elle avait vécu en Champagne, à Dienville, charmant petit village jouxtant la forêt d'Orient, autrefois fief des Templiers. Elle se souvenait de son voyage de noce en Floride, avec les immenses plages de sable blanc et les marais des Everglades. Mais elle n'avait jamais oublié le paysage de son enfance.
Elle avait un grand amour pour sa Provence natale. Le sentier sur lequel elle se trouvait descendait de son village d'origine, Seounes. Ses maisons, dont certaines remontaient à la Renaissance, étaient posées là, imperturbables. « Cent ans plus tôt, se dit-elle, le paysage devait être le même. » Rien ne semblait avoir bougé, le temps paraissait s'être arrêté. Les façades, aux fenêtres derrière lesquelles on devinait des rideaux à carreaux rouges et blancs, se détachaient sur l'azur du ciel. On aurait dit une crèche.
Ensuite, le sentier qu'elle venait de suivre descendait jusqu'au fond du vallon. À l'ombre des pins et des oliviers sauvages, elle passait des heures, dans sa prime enfance, à entendre les mille bruits de la garrigue. Ah ! écouter le grattement d'un insecte, le cri de la buse ou le chant d'un grillon dans le soir tombant ! Mais quelle joie. Comment peut-on désapprendre pareille chose ? Les jours de fête, on entendait les galoubets-tambourins rythmant la farandole. Les hommes dansaient, revêtus de leurs gilets sans manche à l'ancienne. Les femmes tourbillonnaient dans des robes recouvrant de multiples couches de jupons.
Madeleine n'avait jamais oublié cela. Elle se souvenait qu'elle venait prendre au piège quelques oiseaux ou lapins. Elle mettait le piège avec « l'alude », c'est-à-dire la grosse fourmi qui attirait l'animal. Marcel Pagnol l'a parfaitement décrit dans ses « Souvenirs d'enfance ». Même si le garde venait, il y avait suffisamment d'éboulis ou de buissons où se cacher. Peuchère, le garde, « il était de la ville », ( Aix ou Marseille ). Il ne connaissait rien des ressources de la colline. Quand on l'avait fait suffisamment tourner en bourrique, il rentrait au village, dépité. Et par mille sentiers invisibles, on y arrivait avant lui, pour se moquer de son air lourdaud. Il ne lui restait plus qu'à aller boire un pastis bien frais sous la tonnelle du « Bar des boulistes ».
Oui, Madeleine aimait « son » paysage. Il lui restituait son enfance, quand autrefois on allait à pied et à cheval. Qu'on prenait le temps de vivre. Que le téléphone n'existait que chez le Marquis. Car on avait un Marquis au village. Mais oui, un vrai de vrai ! Et descendant en droite ligne d'un quelconque ancêtre qui s'était fait écrabouiller la figure à Fontenoy par un boulet anglais ( fabriqué à Newcastle ), pour le bon plaisir de Sa Majesté ! Pauvre Marquis. Il n'avait plus un sou vaillant en poche. À la fin, il vendait l'argenterie pour acheter le bifteck du jour. Son château tombait en ruine. Il avait dû le vendre à la Mairie « Républicaine » qui l'avait transformé en Hôtel de Ville ! Un comble !
Mais Madeleine aimait ce paysage. Elle se souvenait du rendez-vous avec Jean, le fils du métayer de la plus grande ferme du village. Ils avaient tout juste dix-huit ans et il lui avait pris la main. Ils s'étaient regardés et aussi embrassés. Quel souvenir ! Oui, « son » paysage était là, devant elle. Le vent tordait quelquefois les arbres et la pluie, assez rare, le transformait en bourbier. Le soleil de juillet rendait l'air vibrant. Et les odeurs ! Ah les odeurs ! Les plantes diffusaient leurs meilleurs parfums quand elle rentrait les soirs d'été. Les ombres s'allongeaient et la promesse d'une bonne limonade, rafraîchie à l'aide de la glacière en motivait plus d'un pour marcher plus vite.
Au fond du vallon, passait « le chemin ». Peut-être les légions romaines l'avaient-elles emprunté autrefois. Il se nommait « chemin des chasseurs ». Quand la chasse était ouverte, on y voyait en grand nombre les protégés de Saint-Hubert. Le Marquis allait en tête, comme il se doit. Les rires fusaient, les coups de fusils retentissaient toute la matinée. Puis à midi, c'était la pause déjeuner. Le vin rouge coulait, mais on restait sobre, car avec un fusil dans la main, on ne sait jamais. Les pâtés de lièvres, qui avaient été fournis par les « victimes » des précédentes chasses, étaient dégustés avec le bon pain de campagne. Ah, quel plaisir mes amis ! Et les hommes qui revenaient le soir, avec un air fatigué et qui exhibaient les proies ! Lapins, lièvres et perdrix amélioreraient l'ordinaire.
Et le curé, sur le sentier, qui cueillait des simples pour la tisane du soir. Et le berger des Roucamille qui poussait ses moutons. On disait de lui qu'il était un peu sorcier, qu'il avait été bagnard, qu'il avait des origines maures. Vrai, pas vrai ? Qui le savait ? Mais qu'importe, il était du village au même titre que les autres.
Oui, la Provence était là, la vraie. Celle de Pagnol, de Giono. Celle où s'était caché Gaspard de Besse, qui ridiculisait la maréchaussée royale à longueur de journée ! Celle de Daudet et des monastères du Thoronet, de Sénanque et de Silvacane. Madeleine faisait corps avec cette terre bénie, elle en avait les larmes aux yeux. Surtout lorsqu'elle se tournait et regardait l'autre côté.
L'antique chemin avait disparu depuis longtemps. À sa place, il y avait l'autoroute à deux fois trois voies, où passaient près de quatre mille véhicules par heure. De l'autre côté des grillages, s'étendait la zone industrielle avec ses murs de béton « tagués » et ses entrepôts entourés de clôtures dont les alarmes se déclenchaient en permanence à cause du vent ou des loubards. Ensuite, s'étendait le village « nouveau » ; Casemates de béton sale peuplées de soixante pour cent d‘immigrés, presque tous chômeurs.
Plus loin, on voyait sans cesse décoller des hélicoptères de la base militaire nouvellement implantée. On murmurait qu'il y avait des armes nucléaires entreposées ! Une forêt d'antennes et de radars pointait vers le ciel leurs inamicales tiges métalliques.
Oui, Madeleine pouvait pleurer devant « son » paysage !