Les yeux d'Albane
EDITION
Extrait du 1er chapitre
Mercredi 4 octobre - 15 heures 
 
Quand j'entre dans le vestibule, je ne remarque rien a priori. Juste une bibliothèque, un porte-parapluie et une armoire où ranger manteaux et chaussures, puis un long couloir sombre menant à un escalier. Devant moi, la salle de séjour, spacieuse et bien éclairée avec, entourée de quatre chaises hautes, une lourde table recouverte d'une nappe couleur chocolat. Le décor est sobre. On sent que l'emménagement dans cette de-meure est récent.  
Tout a l'air normal et je ne comprends pas, au premier abord, ce qui peut tant effrayer la petite femme blonde qui se tient à mes côtés. 
Cette jolie blonde, c'est Élisabeth, ma cousine. Une adorable poupée aux cheveux clairs, presque blancs et soyeux, au teint laiteux et aux yeux noirs et profonds. 
- Comment vas-tu ?  
Elle ne répond rien. Aussi, je n'explique vraiment pas le sens de ma visite.  
Nous ne nous parlons quasiment jamais depuis qu'elle a été rejetée par toute la famille à cause de sa relation de cou-ple… avec une femme. 
Elle m'a appelée hier et m'a demandé, non sans une certaine gêne, de passer en urgence dans ce pavillon si coquet. 
- C'est… pour la maison ! m'a-t-elle simplement dit. 
Elle est pourtant charmante, sa demeure !  
- Entre ! 
Élisabeth m'invite dans leur salle de séjour éclairée par de grandes baies qui donnent sur un balcon. Tout au fond de la pièce, un canapé et un fauteuil posés sur un tapis oriental, ainsi qu'un téléviseur posé sur un meuble bas.  
- Tu veux une boisson fraiche ? Un café ? 
- Si tu as du café, oui, je suis preneuse. 
- Assieds toi, je vais t'en préparer un.  
Élisabeth se dirige vers sa cuisine tandis que je vais m'asseoir sur le divan.  
Une crampe d'estomac me saisit soudain.  
Étrange et brutale sensation !  
Inquiète, je regarde autour de moi. Rien d'anormal. Malgré tout, un malaise m'étreint. Il y a comme une atmosphère pesante ici, or, tout me paraît ordinaire. J'essaie donc de me détendre mais non, quelque chose ne va pas.  
Je me sens agitée, oppressée alors qu'en entrant ici, tout se passait normalement. Est-ce pour cette raison que cette cou-sine que je vois rarement m'a demandé de passer en urgence ?  
Elle revient d'ailleurs de la cuisine avec deux jolies tasses aux motifs asiatiques et aux contours dorés, desquelles éma-ne une bonne odeur de café rehaussé de chicorée.  
Je n'ose pas lui expliquer ce ressenti étrange. Ça pourrait la perturber davantage. Pourtant, elle semble observer notre entourage, l'œil sombre. Éprouve-t-elle la même sensation ? Je tente d'afficher un air faussement dégagé et me renseigne. 
- Alors ? Quoi de neuf ?  
- Comment trouves-tu la maison ?  
Je reste pantoise. Tandis qu'elle me scrute intensément, je préfère ne rien déclarer. Il faut déjà que je " sente " les élé-ments. Une petite voix inconnue me susurre à l'oreille que je dois aller plus loin avant de parler. Une intuition. 
- Elle me parait charmante ! Vous avez beaucoup de chance. 
- Albane ! Dis-moi la vérité ! 
- Mais… je ne comprends pas où est le problème ! 
Elle m'observe un instant puis soupire et baisse les yeux, comme résignée. 
- Peut-être qu'on se trompe depuis le début. 
- Tu sais, je n'ai vu que le salon. De ce fait, c'est un peu difficile de juger.  
- Tu désires la visiter ? me coupe-t-elle, les yeux em-preints d'un éclat particulier. 
- Oui, pourquoi pas ? 
Elle se lève et je la suis.  
À ce moment, je remarque un étrange phénomène. En m'éloignant du coin salon, le malaise disparaît. Je m'arrête.  
- Attends deux minutes. 
Élisabeth pose sur moi des yeux intrigués tandis que je re-tourne vers le canapé. Cette sensation de mal-être revient. C'est une certitude.  
Une présence qui pèse d'un coup comme un poids sur les épaules et qui soudain s'allège quand on s'éloigne de ce lieu. 
- Qu'est-ce qu'il y a ? 
Élisabeth s'inquiète. Je la rassure en détournant la conversation. 
- Allons visiter ta jolie maison ! 
Je la devance et c'est à son tour de me suivre vers le fond du couloir. Nous arrivons au pied des escaliers.  
Ma gorge se serre. J'en suis sûre. Tout part d'ici.  
- Ça va ? 
Je ne réponds pas et j'observe les marches qui mènent à l'étage, éclairé par une lucarne dans le mur.  
- Qu'est ce qu'il y a là haut ? 
- Notre chambre à Marina et moi et une autre pièce qui servira pour un éventuel enfant. 
Je commence à monter quand soudain, une force inconnue m'oblige à lever vivement la tête. J'en suis certaine, quel-qu'un m'épie. 
Des yeux invisibles, hostiles mais aussi, terriblement mal-heureux ! 
À présent seulement, je comprends l'effroi de ma pauvre cousine.  
- Votre maison est… hantée, c'est ça ? 
Jamais je n'oublierai son sourire ! Un sourire de soulage-ment et de joie. Un sourire au bord des larmes !  
Marina et elle ne sont plus seules. Une autre personne, maintenant, sait et vit la même expérience. Alors, elle se met à parler, parler…  
- Depuis que nous sommes ici, nous sentons une sorte de présence effrayante qui nous observe, tapie dans l'ombre. Nous apercevons même des silhouettes passer sur les murs et nous entendons des voix, on dirait du latin. Ça ressemble à des prières d'un autre âge, des supplications dites dans une langue ancienne. Et même des cris de douleur. C'est vraiment terrifiant ! 
- J'imagine ! 
- Est-ce que tu as vu quelque chose ? 
- Non, je n'ai rien vu. Par contre je ressens une force qui me semble mauvaise, de la souffrance peut-être ! Je ne vou-lais rien te dire au début car je n'étais pas sûre et à présent…  
- Qu'est-ce que tu éprouves ? 
- Tout a commencé dans le salon, près du canapé. J'ai per-çu une présence pesante et quand nous nous sommes éloi-gnées, le malaise est parti. 
Élisabeth me scrute intensément et boit mes paroles.  
- Quand je suis arrivée au bas des escaliers, j'ai eu l'intuition que je ne sais quoi nous guettait. Je pense que tout est concentré là haut. 
- C'est également ce que je crois  
- Que peux-tu me dire encore sur ce qui se passe ici ? 
Ma pauvre cousine semble alors perturbée.  
- Je te l'ai dit, nous entendons des voix et nous voyons des ombres passer. Cela dit, continue-t-elle la voix tremblante, le pire, c'était l'autre nuit dans notre chambre.  
- Ah oui ? 
- Oui, vers trois heures. Nous avons été réveillées par une lueur vive devant notre lit. Il y avait ces hurlements et ces crépitements Nous avons compris que... quelqu'un brûlait vif devant nous dans l'obscurité ! 
Des larmes perlent sur ses joues et sa voix se fait pincée, alourdie par trop de tensions accumulées.  
- Ça a été horrible ! Marina s'en est évanouie de terreur et depuis, j'ai peur de m'endormir et de rêver de cette horreur ! 
Sur ces mots, elle porte la main à sa bouche pour retenir un début de sanglot.  
- Je comprends. 
Je sens des frissons glacés me parcourir la colonne verté-brale. J'en ai la chair de poule !  
- Tu n'as pas encore découvert l'étage ? me rappelle-t-elle.  
- Tu veux que j'y aille seule ? 
- Je ne monte plus depuis cette nuit… Mais tu es là donc, je vais aller avec toi.  
L'angoisse se lit vivement dans son regard. Dans la lumière crue qui inonde l'escalier, je vois ses traits tirés et les com-missures de ses lèvres tendres vers le bas. Un tourment iné-luctable l'habite. Pour mettre fin à ce moment pénible, je continue de monter. La présence se révèle plus forte et surtout de plus en plus hostile. Nous devons certainement déranger un esprit effarouché !  
Dés que nous sommes arrivées à l'étage, nous nous som-mes dirigées vers une petite pièce avec deux ou trois meu-bles couverts de poussière qui témoignent de l'absence de ménage. Tout ceci ne m'inspire rien de particulier, aussi nous nous retournons pour entrer dans la chambre d'Élisabeth et Marina quand soudain, le souffle nous manque.  
À côté de la porte, sur le mur, une ombre légère et trem-blante se tient droite et figée. Ce n'est pas notre ombre à nous, c'est certain. Elle est large et carrée d'épaules Il est évident s'agit de celle d'un homme qui nous fait face un bref instant puis, devient transparente.  
C'est quand je m'avance vers elle, la bouche sèche, qu'elle s'évapore.  
Élisabeth, derrière moi, se met à gémir et à pleurer. L'expérience est éprouvante pour elle.  
Moi, je me sens étrangement sereine. J'ai même la curieuse impression d'avoir déjà vécu ce genre de " rencontre ". Je laisse ma pauvre cousine se calmer et j'entre dans sa chambre où je trouve un lit, dont on devine un départ précipité, avec des draps chiffonnés traînant pêle-mêle, et une armoire au fond avec les portes ouvertes dans laquelle les étagères se sont visiblement écroulées laissant des vêtements éparpillés. 
Nouveau gémissement d'Élisabeth. 
- Tout n'était pas ainsi quand je suis descendue. 
- Je te crois.  
Je l'observe. Élisabeth, si forte, qui a dû affronter le com-portement désapprobateur de ses proches concernant son homosexualité, est devenue un animal fragile et effrayé, prête à s'enfuir devant un autre regard, hélas plus hostile et insou-tenable celui-là, car invisible et omniprésent.  
- Je suis vraiment désolée de ce qui vous arrive.  
Elle lève sur moi ses yeux noirs embués.  
- Nous étions tellement heureuses, Marina et moi en nous installant ici. Nous pouvions afficher notre couple sans nous soucier du quand dira-t-on. Nous allions enfin vivre ensemble et même envisager de fonder une famille. Mais comment accueillir des enfants ici ? Va savoir, c'est peut-être une punition ! 
- Punition pour quoi ? D'autres avant vous ont été confrontés à ce genre de situation ! Ça n'a rien à voir avec vous deux ou quoi que ce soit ! 
Je m'enfonce davantage dans l'air franchement irrespirable et suffocant de cette pièce et mes yeux tombent sur le mur en face de moi, à côté de l'armoire vandalisée. Un mur simple couvert de peinture qui semble toute écaillée seulement à cet endroit de la pièce. À cet instant, mes yeux se noient dans un brouillard où la réalité s'efface. Même la voix d'Élisabeth se fait lointaine, venant d'un monde à part. 
- Albane ! Qu'est-ce que tu as ? Albane ! TES YEUX ! 
Mes yeux ne voient qu'une chose.  
Le mur.  
Le mur décrépi. Ce mur m'appelle ! Il a des secrets à me livrer 
J'avance, j'étouffe, j'ai chaud ! 
Il me semble que je vais brûler vive comme le fantôme qui a surpris mes cousines en pleine nuit.  
Ma main vient toucher ce mur brûlant. Alors, tel un séis-me, une convulsion me secoue et tout mon être est réveillé soudainement par une sensation qui m'est familière mais que j'ai oubliée.  
Je discerne encore vaguement les pleurs d'Elisabeth. 
Mes yeux s'ouvrent et tout disparaît, les couleurs fusion-nent et me transportent dans un lieu obscur où je sens une intense chaleur en plus d'une forte odeur de chair brûlée. 
Et là, je voudrais être très loin de ce qui se joue sous mes yeux..  
Peu à peu, je distingue des gens qui courent, rongés par un torrent de flammes. Un incendie ravage tout autour de moi. Les murs, les poutres, la paille sur le sol. Tout se consume, dévasté par un feu ardent.  
Je n'entends absolument rien mais je vois… 
Et j'imagine des cris suraigus, des gémissements, des sup-plications.  
Et je devine les crépitements de ce feu qui attaque sans pi-tié ces êtres sans défense. 
J'aperçois également des hommes qui gisent à terre Leur visage est congestionné, violacé, leurs yeux révulsés et leur torse ensanglanté. Ils se meurent sur cette paillasse qui se nourrit de leur sang, de leur vie. Certains reposent déjà en paix et d'autres agonisent, tous, encore vêtus de restes de leur vêtement sur lequel figure un insigne, un symbole que je reconnais, que j'ai déjà vu.  
Je recule.  
Je voudrais fuir cette vision, pourtant, le mur de la réalité s'est fermé derrière moi et je demeure là, prisonnière de l'enfer.  
C'est à ce moment que je distingue, avançant au travers des flammes, un squelette en feu, un squelette silencieux mais qui souffre. Une lueur vive brille dans ses orbites vides.  
Il s'approche de moi, me forçant à reculer davantage. 
Sa main se tend.  
Les bras en croix devant mes yeux, je tente de me protéger. Ce qui reste de sa main saisit mon bras. La brûlure est telle-ment violente que je hurle sans m'en rendre compte. Je fer-me les yeux en continuant de crier de douleur et de peur sans que le moindre son sorte de ma bouche. Je veux m'arracher à tout ça. C'est trop horrible ! Tout mon corps brûle à présent !  
Je vais mourir ! 
Dans ce délire, dans cet état de transe, je ne me vois pas glisser contre le mur. Des sons me parviennent. La voix chavirée d'Elisabeth dans l'obscurité de ma vision.  
Quand je rouvre les yeux, je vois sa jolie tête blonde au-dessus de moi et je sens ses mains moites qui tapotent mes joues. 
- Albane ! C'est moi, Lisbeth ! Oh, je te demande pardon ! Je suis tellement désolée ! Je ne voulais pas ! Je ne pensais pas ! 
À présent, j'ai la peau glacée alors que quelques instants plus tôt, je m'enflammais. Je suis vidée de toute force, four-bue, comme si j'avais fait un immense effort et j'ai juste l'énergie de souffler : 
" Tem…temp ". 
Sur ces mots, je sombre dans l'inconscience.