Un tricot de maux
EDITION
Extrait
Le plus beau jour 
Je suis à genoux, plaqué contre la terre gelée, mon pantalon de velours déchiré par endroits, là où les coups de matraque ont entaillé ma chair. Je regarde mes mains à demi enterrées dans la boue sombre. 
Elles ne tremblent pas. Cela me fait même du bien.  
Je suis le dernier de la liste. La dernière détonation. Du coin de l’œil, je peux voir les premiers corps allongés côte à côte, l’arrière de leur tête encore fumante, le visage enfoui dans leur propre sang.  
Nous ne sommes plus que six à attendre. Un homme. Une balle. Parfois deux si l’on tient le coup.  
Et puis, il y a le silence entre chaque écho. Un entracte vide plus assourdissant que les hurlements du flingue. Aucun ne supplie, aucun ne pleure ni ne se défend. Nous écoutons, immobiles, le compte à rebours rythmé par le barillet qui se décharge inlassablement, doucement, comme un sablier de peur et de poudre enflammée. Et malgré la respiration saccadée de mes compagnons d’infortune, malgré l’échéance qui se réduit et les têtes qui explosent toujours plus près de moi, malgré le crépuscule, le froid et la folie, je pense que c’est le plus beau jour de ma vie.  
 
Détonation. 
 
Cinq. 
 
Je suis né avec deux pieds gauches. Chaque matin, je m’en souviens. Déjà, dès mon arrivée, j’ai senti que la vie me tournait. Au bout de six mois, elle m’a forcé à quitter le ventre de ma mère en espérant m’assassiner. Réanimation, arrêt du cœur, réanimation, deuxième arrêt du cœur, réanimation. Et j’ai survécu. Au grand dam de mes parents.  
Au premier instant, j’ai compris qu’ils étaient de mèche avec elle et espéraient finalement me voir enterré et oublié. À jamais.  
Il faut dire qu’elle ne m’avait pas gâté, la vie, elle avait sournoisement couvert ses arrières au cas où je m’en sortirais. 
La garce.  
Parce que j’avais osé la défier et modifier ses plans, elle m’avait maudit pour le reste de mon existence en me tamponnant la peau d’un crachat indélébile.  
Une tache de vin.  
La moitié du corps. De la racine des cheveux à la base du dos. Tout le côté droit. Et les mains aussi.  
En me marquant ainsi au fer rouge, j’étais devenu mi-homme, mi-mort, nulle part à ma place et rejeté des deux mondes.  
 
Détonation.  
 
Quatre. 
 
Depuis le cul-de-sac originel, ma naissance en 1903, jusqu’à l’âge des interrogations, vers quatre ou cinq ans, je n’étais absolument pas incommodé par ma différence charnelle.  
Les gens me regardaient bizarrement, leurs ignobles yeux effarés me fuyaient ou me dévisageaient avec une attention scientifique, parfois même en me montrant du doigt. Mais je m’en foutais. Je me réjouissais d’être le centre de tous. J’entendais des rires sur mon passage, des « Mon dieu ! » compatissants ou des « va-t’en ! » effrayés ; je riais aux éclats quand les enfants plus vieux faisaient une ronde autour de moi et qu’ils chantaient l’histoire du vilain, toujours cette même chanson dédiée seulement à moi. J’étais bien.  
Pas pour longtemps.  
 
Détonation. 
 
Trois. 
 
J’avais grandi. Et je savais maintenant.  
J’étais resté le centre des commentaires mais un centre détesté, haï à cause de ma peau et de mon apparence. Je gardais la tête basse, je frôlais les murs pour éviter les regards, j’attendais la nuit pour rentrer chez moi et partais tôt le matin, bien avant le soleil. C’était le temps de l’école et des règlements de compte, le temps des cocards et du martinet, le temps de la solitude, le temps de mes dix ans. Jusqu’à cet âge-là, j’ai gardé le prénom dont mes géniteurs m’avaient affublé. Émile. Dans leurs projets initiaux, je devais m’appeler Michael, signifiant « qui est comme dieu ». Cependant, dès mon arrivée chez les vivants, mon père n’eut pas le cœur d’offenser le Seigneur. Il avait demandé comment se nommait l’infirmier. Il s’appelait Émile. Ça n’a pas tenu longtemps.  
Tomate. La tache. Vinasse. Chou Rouge. Mi-rouge. Rouge-gorge. Rougeaud. Sanguin. Ivrogne… Tout au long de mon adolescence, j’ai laissé les vauriens me baptiser à leur guise. Lorsque je me rebellais, ils me battaient à plusieurs, aussi vils que des chiens en bande. Je ne pouvais que me résigner et accepter.  
Le dernier surnom qu’ils m’ont attribué est celui que je préfère. Et c’est celui qui a officiellement remplacé tous les précédents, même celui de l’infirmier. 
Le caviste.  
Je le trouvais chouette et même mystérieux, semblable aux noms d’emprunts que se donnent ces agents secrets américains pour passer inaperçus. Aux yeux de tous, j’étais Le caviste et rien d’autre. 
 
Détonation. 
 
Deux. 
 
Je suis devenu mécanicien. C’est cela qui est drôle. Je ne sais plus combien d’étrangers sont venus me voir au garage en demandant si c’était bien moi le caviste du village. Alors je leur répondais : « Pour sûr que c’est moi Le caviste, c’est écrit sur ma tronche, ça ne se voit pas p’t’être ? ». Et dès qu’ils souhaitaient visiter ma cave pour choisir quelques bonnes bouteilles, je leur ordonnais d’aller fouiner ailleurs, ici c’était une boîte sérieuse et il n’y avait pas la moindre trace de vin mise à part celles que j’avais sur la gueule et les mains. Ce que j’ai pu rigoler devant leurs mines déconfites. 
 
À ce moment-là, la vie avait fini par m’accepter. De nouveau j’étais bien. Le travail marchait, les gens me respectaient, me connaissaient, appréciaient ma pré-sence et mes coups de main. Certains s’interrogeaient même sur mon vrai prénom. Le caviste, que je leur répondais, et rien d’autre. Ils discutaient avec moi au village, au bistrot, chez la boulangère, à l’église.  
Mais jamais personne ne se risquait à venir dans l’antre du monstre pour boire un verre, refaire le monde, blasphémer le Seigneur sans le faire exprès et se soûler jusqu’au petit matin… Non, personne.  
 
Jusqu’au jour où une épidémie de haine déchira subitement le drapeau tricolore. Un cancer effroyable. Une croix gammée, grande, sombre, terrible, aussi répugnante qu’une tache de vin sur une peau fatiguée. L’année 1940. 
 
Détonation. 
 
Un. 
 
Les premières rafles. Le sang. Les cris. Les pleurs. Les exécutions en public. Les cachettes. La résistance. Dix, vingt, cent regards effrayés, dissimulés au fond des fosses et des carcasses de voitures. Tout un peuple persécuté, haï et dévoré par l’inimaginable comme je l’avais été moi-même la moitié de ma vie. Combien en ai-je caché de ces pauvres âmes dans les réserves de pneus ? Combien d’étoiles jaunes sont venues chez moi se tapir dans le cimetière de métal pour se protéger de l’horreur ? Des dizaines, des centaines peut-être ?... Peut-être. J’espère. Pas assez, de toute façon.  
Il n’empêche que Le caviste était connu de tout le monde, dans toute la région et loin au-delà. Même les fascistes connaissaient mon existence, du moins seu-lement mon surnom. Ils ont écumé toutes les caves des alentours, toutes les gargotes et toutes les auberges, tous les magasins de vins et les petits marchands, les négociants de vins blancs, roses ou rouges, sans jamais mettre la main sur moi. Et pendant deux années, malgré les tortures et les menaces abominables, personne n’a eu la lâcheté de révéler ma véritable identité. Personne.  
Sauf mon propre père.  
Amertume du passé.  
 
Détonation. 
 
J’attends. 
 
La dernière déflagration a retenti, la dernière que j’entendrai. Le cadavre, juste à côté de moi, a rebondi lourdement sur le sol, frémi un instant puis s’est immobilisé en soupirant. Pas de cri. Pas d’au revoir. Seulement le silence.  
Je ne tremble pas.  
J’attends.  
Les pas du bourreau raclent la terre en s’avançant vers moi. Je sens ses jambes se positionner de chaque coté de mon corps pour ajuster le plus efficacement possible son dernier tir. Bien au milieu dans la nuque. Comme mes frères de souffrance.  
Je regarde mes mains presque entièrement ense-velies par la boue, maintenant. Elles sont sales, crevas-sées, zébrées de veines qui déforment ma peau violette. Elles sont recouvertes de taches de vin et d’étoiles jaunes.  
Et je suis fier d’elles. Je suis fier de ma vie. Je suis fier de mon visage qui a sauvé tant de gens. Mon nom est Le caviste. Dans la mémoire du temps, du marbre et du sang, aucun ne l’oubliera.  
Mon nom est Le caviste. 
Et rien d’autre.  
Aujourd’hui est le plus beau jour de ma vie. 
 
Détonation.