La barque de nuit
CONTES
© Corynn THYMEUR 
Ami, connais-tu la toute petite île qui se couche au pied de la pointe de la Terre, au bout de la Bretagne ? C'est un rocher de granit si plat qu'il semble flotter sur la mer. Il est à peine de la taille d'un champ, mais il compte un joli petit village habité. 
 
Cette terre, allongée au milieu des tourments de la Pointe du Raz, est mère de légendes. Celle que je vais te conter aujourd'hui est la Barque de la Nuit, la "Bag Noz". 
 
Sur l'Île, les hommes sont des marins braves et courageux. Ils partent la journée pour pêcher des poissons aux écailles multicolores et aux perles d'eau qui s'accrochent à leurs ouïes. Ces poissons sont les arrières petits enfants du Grand Roi Poisson qui était autrefois l'ami du Druide le Sage et des Neufs Prêtresses qui vivaient dans l'Île. 
 
Lorsque les lignes se tendent et que les multiples hameçons sont chargés de bars et de mulets, les hommes chantent gaiement la bénédiction des anciens dieux et remercient Saint Corentin d'avoir donné un si bon vent. 
 
Mais parfois, il arrive que la mer est contraire à la volonté des hommes et les lignes restent molles. La brume se lève alors au loin devant les canots et les barques immobiles. Au bout de la nuit, venant vers les hommes sans voix, se dresse un bateau, toutes voiles dehors, qui glisse silencieusement devant eux, semblant demander de l'aide. Mais les hommes vont se réfugier dans le village. Ils prennent les rames et fuient de toute la force de leurs bras, la Barque de la Nuit qu'ils ont reconnue. 
 
Celle-ci a pour Capitaine l'Ankou. Le premier Ankou remonte plus loin que la mémoire ne peut porter. C'était un pauvre marin qui se noya au premier jour du début de l'année, dans les eaux froides et glacées de janvier, quelque part, au large de la Bretagne. Il tendit la main vers ses anciens camarades de pêche, mais aucun d'eux ne sut le voir dans la mer noire. 
 
Alors, le pauvre pêcheur implora le Ciel et demanda à rester en vie une année encore, pour revoir sa terre qu'il aimait tant, embrasser ses parents, sentir le vent dans ses cheveux. Mais le Ciel ne l'entendit pas. 
 
Pourtant, une main se tendit vers lui et le sortit de son linceul liquide. C'était celle de la Mort. Charitable, elle le tira à elle et fit même remonter à la surface de la mer un ancien vaisseau qu'elle répara d'un doigt de magie pour qu'il tienne l'eau, sans jamais plus couler. Elle y déposa le pauvre pêcheur. 
 
- Te voilà à l'abri de la mer, sur ce bâtiment. Si tu veux, tu peux y rester une année entière et te rendre où tu le voudras. Tu pourras revoir ta famille et tes amis. Tu pourras sentir le vent dans tes cheveux et rire de nouveau dans le soleil. 
- Madame la Mort, mon cœur vous remercie d'avoir sauvé ma vie. 
- Pourquoi trembles-tu en me parlant ? 
- C'est que, Madame la Mort, vous me terrifiez ! Et je ne comprends pas pourquoi vous me sauvez ainsi… Votre rôle n'est-il pas au contraire de mener les vivants vers vous ? 
- Justement, c'est la raison pour laquelle je t'ai sorti de l'eau. Tu vas m'aider à la tâche. Tu te nommeras désormais Ankou. Ton corps vivra une année entière mais ton âme m'appartiendra. Et chaque personne que tu toucheras, mourra. C'est ainsi que tu me remercieras. Acceptes-tu mon marché, pêcheur ? 
 
Le pauvre marin ne savait que dire. Mais il était jeune et avait une telle envie de voir sa famille, qu'il finit par tendre la main vers la Mort et scella le pacte. 
 
De ce temps, on le vit dans toute la Bretagne, à la recherche de sa famille et de ses amis. Mais s'il prenait toujours soin de ne pas toucher les gens qu'il aimait, il ne pouvait éviter que ceux-ci se précipitent dans ses bras pour l'embrasser. Et ils mourraient. 
 
Le pêcheur n'osait plus aller sur terre, provoquer la mort des gens autour de lui. Il résolut de rester en mer, sur sa barque grise. Il fit le tour du monde. Le bateau était facile à manœuvrer. Il lui suffisait de penser à un endroit, et le vaisseau filait plus vite que les dauphins joueurs, plus rapidement que les nuages volages. Il glissait loin devant les ouragans et se riait des violents cyclones. En moins de temps qu'il ne suffisait d'émettre un vœu, le vaisseau était déjà arrivé à destination. 
 
C'est ainsi que la barque ensorcelée apparut à tous les marins de la Terre. On la vit en Mer de Chine et dans le Pacifique. Elle navigua près des Îles Sous le Vent et en face de l'Île de Pâques. Elle se perdit dans les méandres des Antilles et se balança à l'ombre des cocotiers. 
 
Mais l'Ankou se sentait seul. Il voulut inviter des marins à monter à son bord. Au début, sans méfiance, ils arrivaient sur le pont du navire, fiers d'être invités sur un si beau bâtiment. Mais très vite, ils apprirent que son propriétaire portait la marque du deuil et de la tristesse sur lui et bientôt plus personne ne voulut pendre pied sur la barque du malheur. 
 
L'Ankou voyagea d'Afrique aux Amériques, d'Asie en Océanie, mais toujours il était rejeté des hommes. Alors, le cœur triste, il revint en Europe. Mais là aussi, il fut reconnu et renvoyé. On lui lança des pierres et de l'eau bénite. On le menaça, mais de loin, car tous avaient peur de lui, comme ils avaient peur de la Mort. Et l'Ankou était triste. 
 
Un jour qu'il se tenait debout sur la dunette de son bateau, il aperçut une vieille femme sur le rocher de granit, au bout de la Pointe du Raz. Elle ne s'enfuit pas devant lui. 
 
- Me reconnais-tu ? demanda l'Ankou surpris. 
- Mais oui, tu es le noyé de la Mort. Celui qui a perdu jusqu'à son nom. 
- N'as-tu pas peur que je te touche ? N'as-tu pas peur de mourir ? 
- La mort fait partie de la vie, répondit la vieille femme sagement. Ce caillou et tous ses habitants sont incompris des peuples de la Grande Terre. Les anciens dieux disaient que nous formions la Porte entre les Deux Mondes, le monde de la vie et le monde de la mort. Tant que tu restes loin du village, tu peux t'arrêter te reposer sur notre rocher. Nul d'ici ne te chassera. 
- Et que demandes-tu en échange ? 
- Qu'à leur mort, les gens d'ici perdent leur corps, mais que leurs esprits soient toujours présents parmi les vivants. 
 
L'Ankou était content d'avoir enfin un havre de paix. Il s'entendit avec la Mort et obtint facilement ce que demandait la vieille. Par égard pour les Îliens, il ne venait se reposer sur le rocher de granit que les jours de grande brume, et il n'accostait que sur les pointes désertes. 
 
L'année se termina enfin. L'Ankou ne voulait plus rester sur Terre. Son âme aspirait au grand repos et la Mort le délivra de son fardeau. Elle trouva un nouvel Ankou qui accepta le rôle pour rester un peu plus sur la terre. 
 
Depuis, tous les ans, l'Ankou change. C'est le premier noyé de l'année qui est condamné à errer sur la terre et sur les mers pour aider la Mort à faire son travail. Parfois, on voit sa barque grise glisser sur les eaux du globe et les marins du monde entier connaissent l'histoire de la Barque Ensorcelée, la Barque de la Nuit. 
 
Fidèles à la parole du premier Ankou, jamais ses prédécesseurs ne viennent dans les rues du village sur le caillou du bout du monde. Et aujourd'hui encore, les Îliens n'oublient jamais de saluer l'esprit des morts en entrant dans les maisons, avant même de dire bonjour aux vivants. 
 
Les touristes et les gens de la Grande Terre ne comprennent pas cette pratique. Mais toi, maintenant, tu sais pourquoi on salue l'esprit des trépassés, sur l'Île couchée devant la Pointe du Raz, et tu sais que la vie de l'Ankou, à bord de la Barque de la Nuit, est bien triste et solitaire. Si un jour tu le croises, surtout ne le touche pas, mais tu peux lui faire un sourire qui réchauffera son cœur éploré.