Je roule sur l'autoroute depuis près d'une heure. Entre deux collines, une zone plane offre une formidable prise au vent, lequel en profite pour s'engouffrer avec force dans ce couloir sans résistance. Je sens la pression de cette masse invisible se plaquer contre le flanc de ma voiture. Je serre mon volant avec plus de détermination. Mes articulations se crispent de fatigue. Mes yeux tentent de percer l'obscurité en prolongeant leur acuité au-delà de la lumière de mes phares. Difficile de distinguer quoi que ce soit dans cette noirceur épaisse. La trêve hivernale accorde plus de repos aux laborieuses journées déclinantes, incitant les gens à rentrer chez eux. Je suis sur le chemin du retour. Il me tarde d'arriver chez moi.
Je dépasse les 130 kilomètres à l'heure de rigueur. Mon véhicule dévore le paysage nocturne en suivant les courbes des lignes blanches qui l'encadrent. Je me positionne sur la voie de gauche pour doubler tous les voyants rouges qui s'accumulent sur la voie de droite et qui m'éblouissent douloureusement. Mes pensées s'égarent, éclairant de leurs vifs souvenirs, cet instant présent où je m'enfonce dans la nuit sans pouvoir appréhender ni le temps ni l'espace.
Mes yeux brûlent. Mes paupières commencent à s'alourdir. J'ai hâte de rentrer.
Un sentiment d'accomplissement m'envahit, me procurant une sorte de sérénité. Cette journée, pourtant banale, s'est déroulée avec une fluidité inhabituelle. Tous s'est bien passé. Tout s'est mieux passé que d'habitude. Et je me permets de prédire que cette journée marque un tournant décisif dans ma vie, simplement en raison de cette accumulation de petits faits positifs, voulus ou totalement indépendants de ma volonté. Je m'en suis rendu compte ce soir, en quittant la ville, lorsque tous les feux de circulation sont passés au vert à mon arrivée, m'autorisant à poursuivre ma route sans même décélérer. C'est bien la première fois que le hasard me facilite
le passage ! J'ai abordé le péage avec une sorte d'aisance inaccoutumée. Sur le moment, j'ai naturellement jugé cela de bonne augure. Toutefois, la circulation si faible à mon entrée sur l'autoroute devient de plus en plus dense. Et cela me démange d'accélérer davantage pour enfin regagner mon domicile.
Si tous les feux se sont mis au vert, m'ouvrant aimablement la voie, ils ne sont pas les seuls à s'être manifestés aujourd'hui pour m'accorder leur concours. D'abord, mon attestation de déplacement dérogatoire, dans le cadre des mesures gouvernementales prises face à la pandémie, n'a pas été contrôlée une seule fois. Et je m'en félicite parce qu'aujourd'hui, mon justificatif n'était pas valable. Mon attestation dépassait le créneau temporel et géographique autorisé. Mais ce n'est pas tout. J'ai usé de ma liberté pour pousser le bouchon plus loin et m'octroyer le plaisir de faire des détours afin de rendre visite à un vieil ami. Tout s'est
tellement bien déroulé aujourd'hui que je file comme le vent qui me pousse pour rentrer chez moi à bord de mon engin qui semble vouloir s'envoler. Je veux arriver.
Ce matin, j'ai pris le temps d'embrasser toute ma famille avant de partir. Parfois, on se
dépêche. On écourte le moment de la séparation, surtout avec ceux que l'on aime. On se retrouvera ce soir, alors on se quitte vite, peut-être pour mieux se retrouver. Mais ce matin, je me suis arrêté un instant. J'ai regardé ma femme, penchée au-dessus de sa tasse de café, dans la cuisine. J'ai souri. Je l'ai trouvé belle, même et surtout après 25 ans de mariage. Je suis resté figé, béat, un instant hors du temps. Et je me suis senti infiniment heureux. Cette image me bouleverse rien que d'y penser. J'en ai les larmes aux yeux. Les racines de ses cheveux se recouvrent de gris et elle déteste cela. Ses traits d'expression, qu'elle tente de dissimuler sous le maquillage, s'incrustent profondément dans son visage, sculptant son regard de sagesse.
Elle a levé la tête machinalement et m'a découvert, planté là, debout comme un nigaud, face à elle. Elle a répondu à mon sourire. Elle a cette façon bien à elle d'incliner légèrement la tête, munie de son air doux et de sa voix mélodieuse. Ma femme adore chanter. Elle exerce ses vocalises sous la douche, dans la cuisine, dans la voiture et même en marchant distraitement dans la rue. Je me suis penché pour l'embrasser en touchant son épaule. Je lui ai dit au revoir, mieux que d'habitude. C'est comme si j'avais eu du mal à partir, ce matin. Alors, j'ai très envie de rentrer maintenant.
La nuit envahit totalement une côte raide dont la courbe s'efface au profit de l'obscurité. Je devine les tournants plus que je ne les vois. Pendant un moment, je me laisse guider par les lumières rouges des feux arrières du véhicule qui me précède. Mais je le rattrape bientôt. Je le dépasse et retourne dans l'inconnu de cet écran noir qui se solidifie implacablement sur mon pare-brise. Par contraste, je me souviens de la silhouette de mon lapin blanc. Enfin, du lapin blanc de ma fille. Elle nous l'a laissé lorsqu'elle est partie étudier. Les enfants laissent souvent leurs affaires d'enfant à la maison lorsqu'ils partent s'essayer à leur nouvelle vie d'adulte. Ce matin, le lapin galopait librement dans la maison, comme tous les matins, égrenant sa joie de délier ses grandes pattes. Un lapin, c'est grognon, c'est câlin, c'est coléreux, c'est joyeux. Un
gros lunatique, quoi. Mais lorsque je l'ai vu arriver au devant de moi après lui avoir adressé un guilleret "bonjour Pompon !", j'ai ressenti une certaine satisfaction, d'autant plus que j'ai pu le caresser avec effusion. Il ne se laisse pas toujours faire, Pompon, mais ce matin, il était de bonne humeur. Un peu comme moi aujourd'hui. C'est pour cela que j'aspire à revenir chez moi.
Mon compteur monte à 160 kilomètres à l'heure dans la pente en dévers. Je ressens la forte pression des pneus du côté gauche pendant que j'entame un arc de cercle sur la droite. Je réalise que j'ai un peu surgonflé mes pneus pour moins consommer. Ce n'est pas très malin de rouler vite du coup, puisque je perds en adhérence. Pendant que les vibrations de mon volant m'alarment, je lève le pied de l'accélérateur. Je roule trop vite. Il ne faudrait pas que mes pneus glissent. Ou pire, éclatent. Cela arrive lorsqu'ils s'échauffent. Ils ont bien dix mille kilomètres sur leur gomme, mais j'ai de la marge. Du moins, je l'espère. Aussitôt le dévers terminé, je réaccélère dans la ligne droite, conscient que le risque est pratiquement nul.
Excepté si un animal sauvage traverse l'autoroute. Cela arrive, parfois. En songeant aux pneus, je me rappelle que mon fils a crevé, avec sa 50 centimètres cubes. Il va falloir que je l'aide à démonter la roue. On l'amènera chez le mécanicien du village pour le faire réparer. Je ne suis pas très doué en mécanique. Ni en bricolage, d'ailleurs. Je préfère le jardinage. Mais mon fils, lui, il doit tenir de son grand-père. Il bricole, il teste, il a toujours eu cette fâcheuse tendance à tester la résistance de tous les matériaux, depuis petit. Au début, je le grondais parce qu'il cassait tout. Puis, j'ai constaté qu'il cherchait à réparer. Je l'ai fortement encouragé le jour où il a remis en état ma télécommande du portail électrique. Le plastique dur du bouton de commande s'était cassé, par ma faute en plus. Et bien mon fils l'a substitué par un caoutchouc souple. Un bout de caoutchouc récupéré d'un vieux jouet cassé ! Juste au niveau du bouton. Depuis ce temps, ma télécommande est fonctionnelle. C'est un cadeau qu'il m'a fait là, sans le savoir. Il devait avoir à peine 6 ans. Maintenant qu'il en a 10 de plus, les choses ont évolué évidemment. Ce matin, il avait par avance mal au crâne d'affronter, avec le masque sur le nez et l'interdiction de circuler pendant l'interclasse, deux heures d'affilée puis encore deux heures d'affilée de cours théoriques, après une courte pause de 10 minutes, passée sous un préau, entassés les uns contre les autres. Tout le monde se plaint des mesures sanitaires : elles sont difficilement applicables. Le soir, la poubelle se remplit de nos masques usagés. J'ai posé mon masque de la journée sur le tableau de bord, au cas où je me ferais arrêter pour un contrôle. Ce serait dommage d'attraper la covid 19 en plus de l'amende ! J'ai fait plus de la moitié du chemin. Je tiens le bon bout. Bientôt le retour. Vivement.
Les kilomètres défilent sur le compteur comme les temps sur un métronome. Je me souviens de mes enfants lorsqu'ils jouaient d'un instrument de musique. Le temps semble parfois s'être arrêté pour repartir sur un tempo vertigineux. Où sont passées toutes ces années ? Et que s'estil passé, au juste, depuis ces joyeuses répétitions d'orchestres, certains soirs de la semaine ? Le silence vibratoire et sifflant de l'habitacle me fiche le cafard. J'allume la radio. Une douce mélodie envahit l'espace. Je découvre qu'un compositeur moderne interprète magnifiquement son poème sur le temps. Cette chanson plairait à ma femme. Si elle était assise à mes côtés, elle reprendrait doucement le refrain en chatonnant. Quelle étrange coïncidence cette chanson à ce moment précis de ma réflexion qui se faufile insidieusement en moi ! Qu'est-ce que le temps si l'on n'en a pas ? Qu'est-ce que le temps si ce n'est que du vent… Pourquoi courronsnous tout le temps après le temps ? Comment se fait-il qu'à l'heure de l'assistance perfectionnée des technologies modernes nous en soyons à constamment manquer de temps ?
Pourquoi le métronome planétaire accélère t-il si malicieusement sa cadence ? Je repense au temps du confinement. Au silence. Au désert dans les rues et sur les routes. Etait-ce du temps perdu ? Il semblerait que oui puisque nous sommes tous devenus fous au déconfinement, courant à droite et à gauche, avant de revenir au confinement pour lequel nous nous sommes signés des autorisations à tour de bras, hilares de constater que nous étions libres de nous autoriser indéfiniment, heures après heures… Tout ce papier gaspillé pour tenter de rattraper le temps perdu ou pas. J'ai passé du temps avec ma famille. Ma femme et mes enfants Je ne l'ai pas perdu. Je l'ai gagné, ce temps qui m'échappait. Je ne le regrette pas. Nous nous sommes épaulés, rapprochés, concertés. Nous en avons profité pour nous occuper les uns des
autres. Je ne regrette vraiment rien. Je ne comprends pas que, pour certains, le confinement ait été source de dispute, de violence, de folie. Pouvons-nous aimer de loin, en survolant, en amenuisant le temps passé ensemble ? En faisant semblant de se supporter ? Quels liens ontils noués, ces êtres déclarant s'aimer et aimer leurs enfants, alors qu'ils explosent une fois tous réunis ensemble ? En ce moment, loin des miens, j'accélère, toujours et encore, impatient de regagner ma maison, comme si le voyage ne comptait pas, comme s'il devait vite s'achever parce qu'il n'avait pas d'importance. L'important, c'est de retrouver mon foyer.
Plus que quelques kilomètres me séparent de la sortie d'autoroute. A présent, la circulation s'est raréfiée. J'ai l'impression de percer la nuit de mes phares, seul sur une terre goudronnée, désertée et sombre. Un voile de deuil passe devant mes yeux. J'ai perdu mes parents. Je repense encore souvent à eux. Un frisson parcourt mon échine au souvenir des obsèques de mon père. Son cercueil trônait au centre, entouré d'une famille réunie pour l'occasion, mais désunie dans la réalité. Nous nous sommes tous promis lamentablement de nous revoir en de meilleures circonstances. Ce que l'on ne fera pas. C'est absurde ces conflits familiaux qui réduisent certains êtres à se vautrer dans la cupidité sans aucune dignité, alors qu'ils prennent garde d'afficher une image valorisante d'eux-mêmes aux regards des étrangers, ceux en dehors de la famille, comme si ces autres méritaient les plus gros efforts et les meilleures dépassements de soi ! Moi, j'ai toujours pris mes distances avec les conflits familiaux.
Je reste dans la marge, comme trois petits points de suspension rouges et indécis qui n'osent pas se mêler au démêlé des mots noirs alignés en paragraphes bétonnés.
Toutefois, j'ai au moins la certitude d'être resté intègre aux valeurs morales de mes parents. J'ai la conscience tranquille.
Je ne me rabaisserai pas à perdre de ma dignité quand certains ne demanderaient que cela pour enfin s'écrier "voilà comment il est ! ", "Voilà ce qu'il a fait !". Non ! Nul besoin d'élever la voix ou le poing : je suis fier d'être cet atome libre d'anicroches. Et j'ai toujours été comme cela, libre. Mon vieil ami d'enfance l'avait bien compris, lui aussi. Ce soir, j'ai fait un détour
pour lui rendre visite. Je me suis décidé au dernier moment, un peu comme sur un coup de tête. C'est pour cela que je rentre plus tard que prévu. Mais j'ai envoyé un sms à mon fils pour le prévenir. Je ne veux pas qu'il s'inquiète. Je lui ai écrit avant de partir : "Je pars. Préviens maman. J'arrive vers 21 heures. Il me tarde ! Bisous." Je ralentis sur la bretelle de décélération avant d'entamer un virage serré. Les flashs lumineux de la gare de péage m'éblouissent. Je passe assez rapidement grâce à mon badge. La barrière se lève comme pour m'inviter à rentrer plus vite chez moi. Je prends la voie de gauche, une longue ligne droite, pour me diriger vers mon village. Plus qu'une demi-heure et je suis à la maison !
Je plisse des yeux, le temps de me réhabituer à la lumière artificielle des lampadaires urbains.
Pourtant inondé de nuit, le paysage m'est familier. Je le devine. Je le connais trop bien. Je le reconnais dans l'obscurité. Cependant, lorsque l'on croit bien connaître quelque chose, il faut rester vigilent, c'est souvent l'instant où l'on se relâche, où l'on évalue mal, où l'on commet des erreurs. Et des erreurs, j'en ai commis dans ma vie. La plus grosse a sans doute été de considérer mon vieil ami d'enfance comme étant un ami, justement. Je l'ai découvert ce soir.
Cela m'a frappé de la même manière qu'un éclair illumine tout à coup un paysage nocturne connu, révélant des détails insoupçonnés dans la clarté blanche et fulgurante. Oui, lorsque j'ai vu mon ami me sourire en m'invitant à entrer chez lui, ce soir, je me suis souvenu de tous ces petits détails significatifs que je n'avais jamais voulu prendre en considération auparavant : son sourire marqué d'un rictus, comme pour masquer un malaise ou un sentiment contraire ; ses moqueries en public qui se voulaient gentilles mais qui me discréditaient aux yeux de tous ; ses blagues collectives qui me rabaissaient et m'humiliaient sans que je ne puisse manifester ma rancœur qui aurait confirmé ses dires ; ses invitations de dépannage, de secours, de celui qui sert en fait de bouche-trou ; ses manigances, ses reproches, ses perfidies que j'ai acceptés bêtement et docilement pour ne pas me fâcher. Pourtant, il a même tenté de me prendre ma femme les premières années de notre mariage ! Et il me l'a dit en riant, soi-disant satisfait de la fidélité inconditionnelle de mon épouse. Comme s'il pouvait être le garant de l'intégrité des autres alors qu'il ne l'est pas lui-même ! Ah, il m'avait bien cerné, le profiteur, et bien berné par la même occasion ! Mais ce soir, en le regardant bien dans les yeux, je l'ai vu tel qu'il était, avec son sourire figé et ses yeux suspicieux enfoncés dans ses grosses joues, avec ses bonnes paroles amicales et ses blagues pour me ridiculiser. Avec ce vide et cette froideur au fond de lui. Avec ce désir de me mettre à terre pour se sentir plus fort. "Ah, toi, tu seras toujours le même ! T'as pas changé, tu sais ! Tu te souviens quand tu voulais continuer à jouer les flics en courant partout en pleine cour de récré du collège ? Tu t'étais fait engueuler par
des troisièmes. Oh, et la fois où l'on passait devant un cimetière à la sortie du bal aux bords du lac du Paradis ? T'as eu la frousse de ta vie en voyant la bagnole des délinquants devant, pas vrai ? Et je ne parle pas de la dernière fois qu'on s'est vu : tu riais à nous casser les oreilles au restau ! T'étais le seul à rire aussi fort ! D'ailleurs, les autres riaient rien que de t'entendre ! "
Cette fois, c'était de trop. Je le voyais tel qu'il avait toujours été finalement : un vrai salaud. A mon égard, en tout cas. J'ai pris un air calme et déterminé. Je lui ai soudain annoncé que j'avais fait le ménage dans ma vie. Je n'ai pas pris la peine de m'asseoir. Je lui ai expliqué froidement que la situation sanitaire et le problème de la pandémie m'avaient permis de restreindre mes intérêts à l'essentiel. Et que dorénavant, j'aillais me consacrer à cet essentiel qui valait tous les sacrifices. Puis, d'un air sincèrement désolé, je me suis excusé en l'informant qu'il n'en faisait pas partie, de cet essentiel.
Pour justifier ma condamnation, je lui ai rappelé les dernières anecdotes de nos derniers échanges, en mettant en évidence sa profonde défaillance d'amitié et d'égard envers moi. Puis, je l'ai salué définitivement, en tournant le dos. Je suis reparti dans la nuit, soulagé, léger et apaisé tandis que la bouche de cet hypocrite n'a plus osé prononcer le moindre mensonge. Les feux de circulation sont tous passés au vert, de son domicile jusqu'à l'autoroute, comme pour me confirmer que j'étais sur la bonne voie, que j'avais pris la bonne décision, que tout se passerait bien dorénavant. Je n'ai
aucun regret. Il fait partie d'une histoire ancienne que l'on ne peut plus réécrire. Mais l'avenir s'accomplira sans lui. Et il en est averti.
Après avoir dépassé une chênaie sur un promontoire, une pleine lune blanche surgit au milieu de la nuit, inondant de sa lumière blafarde la silhouette unichrome du paysage. Cette nuit est vraiment belle. Je m'en réjouis. Inutile de m'arrêter pour tenter de capter avec un enregistrement numérique, la beauté que mes yeux peuvent admirer. Avec la distance, mon mobile réduirait à un insignifiant cercle blanc entouré d'un malheureux bloc noir, ce que mon œil peut se délecter d'imprimer sur sa rétine, me dévoilant l'incroyable présence céleste comme faisant partie de tout mon environnement vital. Mon univers. Une grande paix me gagne avant mon retour chez moi.
Dans un petit quart d'heure, j'aborderai le chemin menant à ma maison. J'ouvrirai le portail avec ma télécommande réparée ingénieusement par mon fils. J'entendrai ma femme chantonner depuis l'entrée. Et je les retrouverai, après leur avoir fait mes adieux ce matin. Des adieux attentionnés. A cet instant, je me promets de renouveler cela chaque matin jusqu'à la fin de mes jours. Donner de l'attention. Aller à l'essentiel. Je m'imagine déjà mon arrivée. Ma femme aura les doux traits de son visage tirés. Mon fils pestera avec force contre la tonne de travail scolaire demandé. Ma fille passera un petit coup de fil, ou bien enverra un texto pour rapporter l'avancée de ses examens. Elle en a beaucoup en ce moment. Mais elle est toujours déterminée et énergique. Au fond, je l'admire : je me demande si j'aurai le courage de le lui dire un jour. Elle rirait de toutes façons. Les jeunes femmes d'aujourd'hui, si elles sont comme ma fille, sont de sacrés femmes ! Je ne vais pas pouvoir m'empêcher de donner à ma fille des nouvelles de son satané pompon : sera t-il bien luné, lui, ce soir ? Pompon grincheux ou Pompon bienheureux ? J'ai tout essayé pour l'apprivoiser. Il me faisait peur à taper du pied comme un malade. Puis, un jour, c'est lui qui m'a apprivoisé. Il m'a laissé les carottes. Il ne les aime pas. Moi, oui. J'ai souvent dit à ma fille que son lapin n'était pas un vrai lapin. Elle rit toujours aux éclats. J'adore l'entendre rire. Dans ma traversée nocturne, je constate que la route m'appartient. J'ai la sensation étrange de maîtriser ma vie, de comprendre le sens des mots accomplissement et bonheur. Il y a quelques années, j'avais écrit un texte que j'ai laissé vieillir au fond du tiroir de mon bureau, à la maison. Je l'avais intitulé "ma petite mort". J'y avais déversé toutes mes meilleures pensées et tous mes meilleurs sentiments envers chacun de mes proches. Ceux qui comptent, avec tout ce qu'ils m'ont donné en m'aimant sincèrement.
Les autres n'y figuraient même pas. D'ailleurs, mon "vieil ami" était déjà évincé. Je
pressentais inconsciemment qu'il ne pouvait pas faire partie de ceux qui comptent.
Mes parents étaient encore vivants à l'époque. "Ma petite mort" constituait une sorte de dédicace ante-mortem à la vie et à ceux que j'aime. Le comble, c'est que cette dédicace, je ne l'ai jamais faite aux concernés durant leur vivant. Et que certains sont partis. Je crois que j'aimerais que ce texte soit lu à ma propre mort. Il comporte l'essence même de ma joie d'avoir vécu, insidieusement conscient que chaque jour je mourrais un peu. La fatigue brûle mes yeux secs.
Cependant, un calme olympien me gagne. Cette journée constituait véritablement pour moi une très belle journée. A ma façon, j'ai réussi à dire ce que je n'avoue jamais à chacun. Une pensée vient me troubler. En effet, je réalise que s'il devait m'arriver quelque chose, je serai pris en flagrant délit d'avoir exprimé avec attention mes adieux à chacun, juste avant mon départ. Juste avant de disparaître. J'entends la voix de ma mère monter de colère : "il ne faut jamais chercher le sort, sinon il vient te trouver et te prendre" ! Et je vois mon père dodeliner la tête de mécontentement, sans que l'on puisse deviner si c'est à l'encontre de la superstition de ma mère ou de mes agissements l'ayant provoqué. Je souris. La nuit sous ce clair de pleine lune est magnifique. Je ne suis plus qu'à quelques kilomètres. J'ai hâte de me déchausser dans l'entrée en m'écriant : "je suis rentré " !
En abordant les derniers virages avant d'atteindre mon village, je me sens confiant pour l'avenir dans ce monde pourtant sur-fatigué… Mais peut-être est-ce simplement moi qui suis sur-fatigué. D'ailleurs, le froid me gagne. J'augmente le chauffage. Mes pieds et mes mains sont raides et douloureux, paralysés par l'air nocturne et automnal. J'essaie de maintenir ma vitesse, pourtant je décélère involontairement, sans doute épuisé en cette fin de journée bien remplie. Si atypique. J'aborde le dernier virage avec le cœur gonflé de bonheur. J'arrive enfin chez moi.