Le restaurant bio
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© Jean-François COUBAU
J'avais accepté l'invitation d'une amie états-unienne, Judith, Jude pour les intimes, à ce nouveau restaurant " branché " dans le quartier du Temple, Paris. 
 
Je savais vaguement ce que signifiait " bio ", On était censé servir de la nourriture, issue d'une agriculture sans produits " chimiques ". 
 
Bon, je n'avais rien contre de genre de nourriture, mais j'étais circonspect quant à son goût. Ceci dit, la plus élémentaire intelligence m'interdisait de critiquer avant d'avoir vu de quoi il s'agissait. 
 
Et nous voilà donc dans les rues encombrées de la capitale, à chercher vainement une place ! Finalement, après moult détours et demi-tours, nous trouvâmes une place… à trois kilomètres du restaurant ! 
 
- Bon, me dit Jude malicieusement, un peu de marche à pied ne nous fera pas de mal.  
 
 
Enfin, nous arrivâmes devant l'établissement. Il fallait vraiment le voir entre une boutique de fringues " branchées " et l'agence immobilière. 
 
- Entrons, dis-je. 
 
La petitesse de la salle nous obligea à faire des contorsions dignes d'un torero. Enfin arriva quelqu'un. Si j'emploie ce terme à dessein, c'est parce que je mis plusieurs secondes à essayer d'identifier à quel sexe elle appartenait. Finalement, j'optais pour le sexe féminin, mais de justesse ! 53 % pour femme et 47 % pour homme, ça me rappelait le résultat de la dernière Présidentielle, en inversé. 
 
La dame portait de longs vêtements à rayures, pouvant vêtir aussi les hommes. Elle s'avança avec un sourire mi-figue mi-raisin ( si j'ose dire ), et parla d'une voix à peine audible. Finalement, on fut placée à une table, pour laquelle on dérangea onze convives vu l'exiguïté des lieux. 
 
- Enfin assis, dis-je. 
 
- Pas trop tôt, répondit Jude. 
 
- Puis-je prendre vos commandes, demanda la " serveur-serveuse ". 
 
Je demandais immédiatement : 
 
- Avez-vous de la bière sans alcool ? 
 
L'entité me regarda comme si j'avais piétiné le drapeau de l'ONU devant le Secrétaire Général de cette organisation. Finalement, mon interlocutrice avoua d'un ton sec : 
 
- Il n'y a pas de bière ici ! 
 
- Bon qu'avez-vous comme apéro ? 
 
- Euh, euh, du jus de pomme, bio bien sûr. 
 
- Ça ira, et toi Jude ? 
 
- Pareil. 
 
Elle apporta les boissons. Ayant consulté la carte, elle prit notre commande. Devant les noms ronflants, je me dis que cette cuisine serait succulente. Renseignements pris, c'était plus le régime " herbivore-à-l'eau ", que le homard sauce Thermidor ! 
 
- Je ne sais que prendre, avoua Jude. 
 
Enfin, on se décida pour une salade " complète " et après beaucoup de circonlocutions et de palabres, on parvint à obtenir un plat de viande de bœuf " garantit sans OGM, ni pesticides ", élevé " en plein air ", et préparé sans adjonction de sucre, sel, souffre, sulfate, huile, vinaigre, pastis, acine sulfurique, gas-oil et autres plutonium ! 
 
- Ouf, on l'a échappé belle, dis-je. 
 
Et on dîna ! 
 
" Qui dort, dîne ", dit le proverbe. Eh bien là, ce serait plutôt " Qui dîne, roupille ". Il n'y avait rien pour " exciter " les papilles. La salade était assaisonnée avec de l'eau ( filtrée, je pense ), la viande était sans éclat, le jus de pomme n'avait aucun goût, ou presque. Quant au dessert, une salade de fruits " frais ", je me demandais si je ne mangeais pas du carton. 
 
Autour de nous, s'agitait une faune de " jeunes " gens, dont les vêtements unisexe et sans relief, reflétait une personnalité idoine. Par contre, les téléphones portables sonnaient à tout va. À un moment donné, une femme entama une conversation dans ce qui pouvait ressembler vaguement à de l'anglais. En tant que prof de cette langue, je commençais à m'inquiéter, car peut-être la langue de Shakespeare avait subi de telles transformations, que je ne saurais plus la comprendre ! Un stage de recyclage me serait-il nécessaire ? Jude comprit sans doute mon embarras, car elle me souffla : 
 
- Je n'ai jamais entendu massacrer ma langue maternelle de telle manière ! 
 
- Alors, ça ne vient pas de moi, soupirais-je, rassuré. 
 
Je me retournai pendant que la dame continuait sa péroraison. Et je vis le voyant de la ligne de communication de son mobile, éteint. 
 
- Bon, dis-je à Jude, si elle veut se faire entendre de son interlocuteur, il va falloir qu'elle mette son téléphone en circuit. 
 
- Mais alors, pourquoi une telle comédie ? 
 
- Bon, ici, on ne vient pas manger, mais se faire voir. C'est une clientèle de " m'as-tu-vu ". On fait semblant de parler anglais au téléphone pour faire croire qu'on est plus " avancé " que le reste du monde. On va voir les films en étrangers en VO, alors qu'on ne pipe pas un mot de la langue en question. On se fait voir au restaurant bio, on roule à vélo et en cachette, en voiture. C'est du snobisme, point à la ligne. 
 
Jude se mit à rire et dit : 
 
- Snob est un mot anglais je crois, mais vous les français, avez développé le snobisme pour en faire un art de vivre. 
 
- C'est possible, en attendant, je prendrai bien un peu de vin, mais il n'y en a pas. 
 
En entendant ma dernière remarque, l'un des convives d'une table voisine se pencha vers moi et me lança, courroucé : 
 
- Du vin, ici ? Mais monsieur, ce n'est pas le restaurant routier ! Nous sommes et resterons à jamais des cons… 
( Ici, une violente quinte de toux l'empêcha de terminer la phrase " consommateurs de produits bio " ). 
 
Bref, après ce petit incident, nous demandâmes l'addition. Celle-ci fut apportée à mon amie, qui sur le coup, lut le chiffre et demanda : 
 
- Dites, c'est en francs, votre solde ?  
 
- Non, c'est bien en euros. 
 
Mon amie m'ayant invité, elle paya donc en faisant la grimace. Puis, après les habituelles contorsions, nous sortîmes. Récupérant la voiture, je raccompagnais Jude chez elle, qui s'excusa presque du " flop ". 
 
- Ce n'est pas grave, dis-je, demain c'est moi qui t'invite. 
 
- D'accord, dit-elle, mais au restaurant routier alors, car j'aime la cuisine française, riche et variée. 
 
- Alors, à demain. 
 
Je repartis alors vers mon appartement et lorsque j'y arrivai, je m'aperçus que j'avais encore faim. 
 
- Ce n'est pas possible, me dis-je, avoir faim en sortant du restaurant ! 
 
Aussitôt, joignant le geste à la parole, je retirait d'un congélateur un panini aux trois fromages. Après l'avoir décongelé et fait cuire, je le dégustais accompagné d'un bonne bière Gros-Tambour ! 
 
- Quel repas, me dis-je !