Vous aimez Ravel...
NOUVELLES
© Line Laurence GIOAN
Tout en longeant la route, qui peut-être allait mettre fin à tant d’années de recherches entrecoupées de temps morts et de lassitude, Pierre se remémorait ce soir d’hiver à la maison où tout semblait si tranquille. L’odeur de la soupe qui cuisait sur le feu, et ces châtaignes qui sautaient dans la poêle trouée, que l’on dégustait en se brûlant les doigts après les avoir pressées dans un torchon pour que leur enveloppe noircie se détache plus facilement. C’était Jacquot qui ouvrait le torchon. On s’emparait alors des châtaignes en soufflant dessus et en les faisant sauter d’une main dans l’autre pour mieux en supporter la chaleur. 
 
Ce goût de châtaignes roties lui revenait tout en marchant et il entendait encore le rire de Jacquot, et puis surtout, ce moment où dans l’attente, avant que ne rentre leur père, sa mère qui se mettait au piano et jouait avec ravissement ce « Boléro de Ravel » qu’il connaissait par coeur pour l’avoir tant de fois entendu. Je crois bien aussi, se disait-il parfois, alors qu’il était dans le ventre de sa mère. 
 
La musique le fascinait. Jacquot, lui, c’était la mécanique. Il démontait tout ce qu’il trouvait, sauf son beau camion rouge qu’il ne fallait pas toucher. 
 
Pierre et Jacquot étaient jumeaux. "Tu verras Pierrot, lui disait toujours Jacquot, quand je serai grand, je serai camionneur !" A-t-il jamais été grand. 
 
L’année 2OOO arrivait à grands pas, tant d’années passées si vite, tant de choses traversées dans une vie où plus rien n’est à sa place, où tout a pris des chemins inconnus, différents de ceux qui semblaient être tout tracés. Et me voici à la recherche de ce frère, depuis tant d’années sans résultat, qui s’est volatilisé un jour de cauchemar, de bruit de ferraille, de fumée et de cris. Un jour où je me suis retrouvé seul, avec ma mère couchée le long des rails du chemin de fer, au milieu de gens blessés, de gens qui couraient, de gens qui nous ont emportés : - « Le train a déraillé ! Tout a sauté ! Il y a des morts ! D’autres criaient on nous a bombardés ! » Et puis tout est devenu noir… 
 
Je me suis réveillé dans une petite chambre, un grand personnage vêtu de noir s’est approché de moi : - « Comment vas-tu mon garçon ? Comment t’appelles-tu ? Tu as quel âge ? 
 
- Je m’appelle Pierrot Dubois. Je veux voir ma mère. Elle est où ? Et mon frère Jacquot… vous les avez emmenés où ? 
 
- Ne t’inquiète pas Pierrot, je suis le curé de l’église où tu te trouves, tu n’as plus rien à craindre. Je ne sais pas où est ton frère, je vais essayer de me renseigner, quant à ta maman, il va falloir que tu sois très courageux, parce que tu vois, malheureusement elle n’a pas survécu à ses blessures. Mais dis-moi : où est ton papa ? 
 
- Mon père a été déporté en Allemagne. 
 
Et puis le temps passa. J’étais arrivé chez le curé du village : le père Joseph, où je suis resté un certain temps, avant qu’une famille des environs de Grenoble, qui possédait une ferme, ne vienne me chercher et m’élève comme leur fils. Mais de Jacquot plus rien, personne ne l’avait vu ni recueilli. Il avait disparu. 
 
Ce n’est que beaucoup plus tard, à force de regroupements de porte en porte, de famille en famille, que j’ai cru peut-être avoir retrouvé sa trace. 
 
Un couple de paysans des Hautes Alpes avait parait-il trouvé durant cette période, un petit garçon perdu, qui errait et ne savait plus, ni son nom, ni d’où il venait. Je n’ai pu savoir alors, ce qui s’était passé, mais les gens du coin qui parlaient peu, m’ont quand même raconté que ce petit garçon serait resté avec eux jusqu’à son engagement pour la guerre d’Algérie. Ensuite on ne l’avait plus revu au pays. Quand au couple qui l’avait recueilli et sans doute élevé, les Damien, c’était leur nom, avaient disparu depuis longtemps. 
 
C’est ce nom qui me portait aujourd’hui, vers ce lieu, sur cette route où peut-être je verrai apparaître un autre moi-même : mon frère jumeau Jacquot … 
 
Me voici devant la maison. C’est bien l’adresse gravée dans ma tête. Le portail, qui donne sur un petit jardin, est timidement entrouvert et mon regard y pénètre avec insistance. Je m’y surprends comme un voleur quand une voix venant de la route m’interpelle curieusement… 
 
- Monsieur, vous désirez ? 
 
Je me retournais sur une petite personne qui me dévisageait, étonnée de me voir ici. Elle avait un large chapeau de paille sur sa tête, à ses mains, de gros gants de jardinier. 
 
- Excusez-moi madame…je suis à la recherche d’une personne, un certain Albert Damien. 
 
- Oui, c’est bien ici, qu’est-ce que vous lui voulez ? Vous savez il est très malade, il ne reçoit jamais personne et je suis étonnée de vous trouver là. Mais je ne suis que sa gouvernante et comme vous voyez : - en me montrant ses gros gants - jardinière à mes moments perdus. 
 
- Qui dois-je annoncer ? 
 
- Je m’appelle Pierre Dubois. Je suis à la recherche de mon frère jumeau. Nous avons été séparés quand nous étions enfants et j’ai fait tant de démarches pour le retrouver qu’en venant ici, je me disais que peut-être… 
 
- Monsieur Damien a été gravement brûlé au visage durant la guerre d’Algérie, et je peux vous l’assurer, son visage n’a rien à voir avec le vôtre, surtout, si vous dites être jumeaux. En plus sa mémoire est défaillante et il ne parle jamais de son passé quel qu’il ait pu être. 
 
- J’aimerais quand même le voir. Je dirigeais tout en lui parlant, mon regard sur la petite allée qui menait aux premières marches de la maison. Elle suivit ma pensée … 
 
- Bon, venez avec moi. 
 
Nous nous engageâmes d’un pas rapide dans l’allée. Les marches franchies, elle me laissa sur le perron de la maison et entra. 
 
Mon regard fut attiré par une des fenêtres, sur le côté, qui était restée entrouverte. Là, quelqu’un à l’intérieur, semblait y respirer… 
 
La gouvernante revint.: 
 
- Venez… il veut bien vous recevoir. Mais ne restez pas trop longtemps, ça le fatiguerait. 
 
Lorsque je pénétrais dans la pièce, je fus étonné de voir un homme à l’allure encore jeune, mais au visage ravagé, marqué, rougi. Ses cheveux gris tombaient sur ses épaules. Je ne me suis pas reconnu. J’ai eu du mal à prononcer quelques mots. Tout à coup, je voulais m’enfuir, oublier. Je me suis confondu en excuses… pardonnez mon intrusion monsieur, je cherchais une personne mais… je me suis trompé. C’est une erreur, j’ai été mal renseigné. Je ne vais pas vous déranger plus longtemps… je me dirigeais vers la porte à reculons… au revoir monsieur. Je sortis précipitamment dévalant les marches qui me séparaient du jardin. J’avais la gorge serrée, je ne voulais plus rien savoir, je me disais : - « ça suffit ! Si tu es encore en vie petit frère, où que tu sois, je te souhaite de finir tes jours en paix. » 
 
La gouvernante me suivait, essayant de me rattraper. J’entendais sa voix derrière moi qui disait : 
 
- Je vous l’avez bien dit…c’était inutile ! Vous voyez, il ne se souvient déjà, même plus de vous ! Il écoute ce disque à longueur de journée, à croire que cette musique lui rappelle quelques bons souvenirs, qui sait … 
 
Je restais un instant interdit. Je me retournais portant à nouveau mon regard vers cette fenêtre entrouverte…était-ce la fin de cette longue traversée à la recherche de cet autre moi-même, peut-être enfin retrouvé, le moule recomposé ? 
 
Les larmes aux yeux je dis tout simplement à cette femme qui m’interrogeait du regard : 
 
- À moi aussi , madame, à moi aussi ! 
 
Je sortis et m’en allai tout doucement, comme apaisé, accompagné par les notes magiques du Boléro de Ravel et la voix lointaine de maman qui disait : 
 
- Vous aimez Ravel ?