Rendez-vous à Dunbar castle
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© Jean-François COUBAU
- Alors, c'est entendu, rendez-vous à Dunbar Castle, le 12 en début d'après-midi.  
Et sur ces bonnes paroles, Margaret raccrocha son téléphone. Son mari, Lord Albert MacKinnon entra dans la pièce, lui sourit et dit : 
- Je vois que tout est arrangé pour le 12, il ne reste plus qu'à précéder nos amis les Grant, à notre nouvelle maison de campagne. 
Lady MacKinnon, la quarantaine bien entamée, croisa les bras et répondit : 
- Je vais te devancer là-bas d'une journée, je dois tout arranger. Espérons que la bonne et le majordome seront à la hauteur ! 
- On nous les a recommandés. 
- Les recommandations ne valent pas le savoir-faire, mais nous jugerons sur pièce.  
Après avoir distribué les ordres à ses domestiques, les bagages furent embarqués dans sa voiture et elle prit le volant. Au bout de deux heures, elle arriva enfin à Dunbar Castle, situé aux confins des montagnes de l'ouest de l'Angleterre. La magnifique allée gravillonnée menait à travers un parc planté d'arbres centenaires, à un manoir aux façades blanches. Sur le seuil, le majordome, impassible, attendait. La voiture s'arrêta, l'homme en ouvrit la portière et en salua l'occupante. 
- Bonjour Mylady.  
- Bonjour Jarvis, répondit cette dernière. Comment est la maison ?  
- Elle est prête Mylady. Après tous ces travaux de réfections, elle est enfin propre.  
- Parfait, occupez-vous des bagages. 
Pendant que le majordome s'exécutait, Margaret entra dans le splendide séjour. C'était son mari qui avait eu l'idée d'acheter la propriété au dernier représentant d'une famille autrefois enrichie dans le commerce avec l'extrême-Orient. Les guerres mondiales, la perte du trop fameux " Empire Britannique " sur lequel " le soleil ne se couchait jamais " et les crises économiques avait amené ce vieil homme à se séparer de Dunbar Castle. Le couple d'aristocrate l'avait eu pour presque rien, la moitié du prix avait dit l'agent immobilier. 
Sur ces entrefaites, Jarvis revint. Lady MacKinnon se retourna et lança : 
- Eh bien Jarvis, allons visiter. 
- À vos ordres, Mylady.  
Et on commença par le rez-de-chaussée. L'immense salle de réception, la cuisine d'été et celle d'hiver furent examinées longuement. Les divers fumoirs, salons rouge et vert, la grande bibliothèque et la salle de musique furent l'objet d'exclamations diverses de la part l'aristocrate qui en bonne sujette de " Sa Très Gracieuse Majesté " n'avait pas pour habitude à se laisser aller à des telles manifestations ! 
Arrivant en haut de l'escalier, elle retint un nouveau cri de surprise et lâcha : 
- Mon Dieu Jarvis, mais qu'est donc ceci ? 
Le domestique, hiératique, lui asséna : 
- Ceci Mylady, est une statue de Bouddha ramenée de Chine par les ancêtres de l'ancien propriétaire. Nous n'avons pu l'enlever car elle est fixée au sol. Celui-ci est ancien et les maçons ont eu peur de tout abîmer. Naturellement, si vous le souhaitez, je ferai le nécessaire pour la faire retirer. 
- Non, nous la laisserons là.  
La visite continua. Les chambres toutes plus somptueuses les unes que les autres avec salles de bains attenantes, mirent Margaret de bonne humeur. On termina par les combles. 
- Très bien, Jarvis, où est donc votre logement ? 
Le majordome désigna une petite maison au fond du parc et répondit : 
- C'est là-bas Mylady. 
Consultant sa montre, l'aristocrate dit : 
- Parfait, votre service est bientôt terminé, vous pouvez disposer. 
- Merci Mylady.  
Plus tard, vers de neuf heures du soir, l'homme quitta la maison. Restée seule, Lady MacKinnon soliloqua : 
- Parfait. Demain Albert arrivera et ensuite, nos amis. Ce soir, je vais un peu lire puis me mettre au lit. 
Elle monta dans sa chambre et s'allongea. Prenant un livre, elle en parcourut quelques pages puis finit par s'endormir.  
Ce fut vers le milieu de la nuit qu'elle se réveilla en sursaut. Un courant d'air glacé tombait sur son front. Se redressant, elle regarda le réveil digital, qui marquait 2 : 12. Elle s'assit et se sentit envahie par une certaine angoisse.  
- Mais qu'est-ce qui a pu m'éveiller. Les fenêtres sont fermées, alors d'où peut venir cet air froid ? 
Elle se leva, sortit de la chambre et alluma le vestibule. Une porte la séparait du hall contenant la statue. Margaret l'ouvrit et trouva la pièce dans l'obscurité. Marchant vers la porte suivante dans le noir, son cœur battit la chamade lorsqu'elle poussa le battant.  
- Mais suis-je folle ? 
Tremblant sans savoir pourquoi, elle éclaira l'escalier. Mais la maison était vide. Satisfaite, elle retourna se coucher. 
Au bout de ce qui lui sembla un long moment, l'aristocrate s'éveilla de nouveau. Le réveil marquait 4 : 47. Et le courant d'air glacé l'entourait complètement. 
- Mais qu'est qui me prend ? 
Margaret se mit à trembler plus à cause de l'angoisse qu'en raison du froid dont l'origine était inexpliquée.  
- Ce n'est pas normal une chose pareille.  
À tâtons, elle ouvrit la table de nuit, retirera le petit pistolet automatique et l'arma. Elle se dirigea vers le vestibule et ouvrit brusquement la porte. Voulant se persuader que tout ceci était le jouet de son imagination, l'aristocrate se pencha dans le couloir et sentit sa raison vaciller. 
 
Il y avait un rai de lumière sous la porte de communication avec le hall où trônait la statue ! 
 
- Mon Dieu, je . . . 
Rentrant précipitamment dans la chambre, elle claqua la porte et se précipita sur le portable. Mais elle eut beau l'allumer et l'éteindre plusieurs fois, elle n'accrocha pas la ligne. 
 
On avait coupé son portable à distance ! 
 
Ne sachant que faire, elle alla à la fenêtre pour appeler à l'aide, mais ne parvint pas à l'ouvrir. 
 
Quelque chose bloquait le mécanisme ! 
 
- Ce n'est pas possible que des cambrioleurs aient pu faire tout ça ! 
Alors, avec un courage dont elle ne se serait pas crû capable, elle sortit de la chambre. L'étrange lueur verte était toujours visible. 
 
De plus, elle vacillait ! Manifestement, ce n'était pas une lumière électrique ! 
 
À peine fut-elle au dehors de la chambre que la porte se referma. Elle essaya de l'ouvrir mais en vain. 
Le battant ne fermait pas à clef, néanmoins quelque chose coinçait la serrure ! 
Elle marcha donc bravement vers la porte de communication. Prenant sa respiration elle l'ouvrit et poussa un cri strident. 
 
Une force, accompagnée d'un courant d'air glacial, la poussa violemment dans le hall ! 
 
Margaret tenta de sortir, mais là non plus, l'aristocrate se retrouvait coincée. Alors elle tourna la tête et ses yeux s'agrandirent d'horreur. Le cri qu'elle s'apprêtait à pousser se bloqua dans sa gorge. Elle recula jusqu'au mur et se tétanisa. Tremblant de tous ses membres, elle fixait le Bouddha. Une lueur verte semblait émaner de la statue. En même temps, une fumée nauséabonde sortait de sa bouche grimaçante. Margaret songea un instant : 
- Je rêve et . . . 
Et soudain, elle vit les lèvres de la statue remuer : 
- Mais non, vous ne rêvez pas Lady MacKinnon, je parle et en anglais en plus. 
Elle s'assit sur le sol et commença à sangloter. 
- Ah, il est bien temps de pleurer. 
Relevant la tête, elle réussit à articuler : 
- Mais qui êtes-vous donc ?  
Un sourire dépourvu de bonhomie se dessina sur les lèvres du Bouddha.  
- Cette question, cela fait la septième fois qu'on me la pose en plus de cent ans ! Et la réponse est toujours la même ! 
- Mais qu'elle est-elle donc ? 
La statue ne répondit pas immédiatement, mais finit par articuler : 
- Je ne sais pas si une Occidentale est capable de comprendre ça. Je suis l'esprit de la vieille Chine, que vous les Britanniques, avaient assassiné. 
- Je ne comprends pas.  
- C'est pourtant simple. Depuis ce qui est l'année 1841 de votre calendrier, votre pays a imposé des traités inégaux à la Chine. Suite aux guerres de l'opium de votre dix-neuvième siècle, vous nous avez fait obligation d'acheter de l'opium cultivé aux Indes. Grâce à ce fructueux commerce, vous avez gagné beaucoup d'argent, ce qui a permis entre autre de faire bâtir cette maison.  
Peu à peu, Margaret reprenait courage. Ce bizarre cours d'histoire commençait à l'intéresser. Et le Bouddha continua : 
- Oui madame, cette maison est maudite. Elle a été construite sur la mort de milliers de Chinois et sur la destruction d'une des plus anciennes civilisations du monde. Il a fallu plus de cent ans pour que la Chine s'en relève.  
- Et cette fumée qui sort de votre bouche ? 
- De l'opium Madame. Respirez donc la fumée qui a empoisonné des milliers de Chinois pendant un siècle. Qui en a abruti aussi un plus grand nombre. Ce qui a conduit à la décadence de mon pays.  
Margaret commençait à étouffer. Mais la statue enchaîna : 
- Et maintenant regardez ! 
Alors, une étrange lucarne s'alluma au pied de la statue. Et là, apparut un visage d'enfant asiatique. 
- Qui est-ce ? demanda Margaret. 
- Peu importe. C'était un enfant de la grande Chine. Etait-il prince ou esclave ? On n'en saura jamais rien. Il est mort d'avoir trop fumé d'opium. Comme beaucoup, comme tous. Même l'impératrice Tseu-Hi s'y adonnait !  
Déglutissant avec peine, elle attendit la suite qui ne tarda pas. 
- Regardez ! Regardez tous ces visages, ils ont contribué à bâtir cette maison. Regardez, car eux ne vous voient pas.  
Alors, effarée, l'aristocrate contempla cet affreux défilé. Des centaines, des milliers de visages représentant tous ces morts dus à la rapacité humaine. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards ! Toute la merveilleuse civilisation chinoise roulant sur la pente de l'Histoire. Et les consciences englouties de ces morts qui criaient : 
- Mais pourquoi nous ? Qu'avions-nous fait ? Nous voulions vivre et ce vice importé chez nous de manière artificielle nous a fauché en pleine vie. Et pourquoi ? Pour qu'une poignée d'affairistes gagne toujours plus sans rien faire ? Est-ce juste ? 
Margaret se redressa, essaya de crier et soudain, s'évanouit. 
 
                                                                                * 
 
Le lendemain, le majordome la trouva au pied de la statue. La police conclut au suicide car il manquait une balle dans le chargeur du pistolet et celle qu'on avait retiré du crâne de l'aristocrate provenait de l'arme.  
Le dernier mot revint au journal local qui écrivait à la une : 
 
Une fois de plus, la malédiction de Dunbar Castle a frappé. La nouvelle propriétaire, Lady MacKinnon s'est suicidée hier d'une balle de son pistolet en pleine tête. Depuis cent-vingt ans, c'est la septième mort violente et toujours au pied de la statue d'un énorme Bouddah ramené de Chine en 1862. Le précédent propriétaire avait vu son grand-père et son père tués de cette manière et avant eux, le constructeur de la maison et plusieurs membres de sa descendance. C'est pour cette raison qu'il avait décidé de brader cette maison de famille. Le chiffre sept, considéré comme " magique " verra-t-il la fin de la malédiction de Dunbar Castle ?