Monsieur Hans
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© Jean-François COUBAU
 
 
- Tiens, le voilà encore celui-la ! 
 
L'épicier leva la tête à la réflexion de son commis et regarda l'homme qui entrait. Celui-ci avait ouvert la porte avec circonspection et jeté un regard de bête apeuré. Il descendit les deux marches et se dirigea vers le comptoir. Toujours sans mot dire, il exhiba un papier et le tendit d'une main tremblante. L'épicier le prit d'un air supérieur et le lut. Il le donna à son commis en disant : 
 
- Prépare ce qu'il y a sur la liste. 
 
Il reprit son travail sans s'occuper de l'homme qui restait debout devant lui. Au bout d'un moment, le patron de la boutique leva la tête et son regard croisa celui de l'homme qui n'avait pas bougé d'un pouce. Il lui fit un signe exaspéré de la main en lui disant : 
 
- Va t'asseoir ! 
 
Docilement, l'homme fit demi-tour et s'assit lourdement sur un petit banc de bois, près d'un escalier en colimaçon. Pendant ce temps, le commis avait préparé un grand sac de papier avec toutes les fournitures demandées. Il le posa sur le comptoir et fit signe à l'homme de s'approcher. Celui-ci se leva et s'avança timidement vers les deux hommes. 
 
- Cent quarante-cinq francs, dit le patron d'un ton rogue. 
 
L'homme sortit un porte-monnaie usé et l'ouvrit. Il prit un billet et le tendit au patron. Celui-ci le prit et le vérifia comme s'il soupçonnait qu'il fût faux, ce qui n'était pas le cas. Il rendit la monnaie d'une manière dédaigneuse. L'homme la mit rapidement dans le porte-monnaie et prit son lourd sac. Il regarda les deux hommes qui jouaient les indifférents et voulut faire un sourire. Mais il ne put y parvenir. Il tourna donc le dos et se dirigea vers la porte. À ce moment la patronne apparut en bas de l'escalier. Elle vit l'homme et lui dit gentiment : 
 
- Bonjour. 
 
L'homme salua de la tête mais ne put rien articuler. Le patron leva la tête et lança, courroucé à sa femme : 
 
- Embrasse-le tant que tu y es ! 
 
En entendant çà, l'homme ouvrit rapidement la porte et sortit dans le soleil. 
 
- Et alors, reprenait la femme, il te paye non ? 
 
- Ce n'est pas lui qui me paye, répondit le patron, c'est son maître. Dire qu'il a fallu supporter çà pendant quatre ans, et maintenant qu'on croyait en être débarrassé, ils reviennent. 
 
- Il n'est jamais venu au village, alors qu'est-ce que ça peut te faire ? 
 
Le patron insulta l'homme et le commis, voyant la tournure des événements prit le large. 
 
- J'ai fini, je m'en vais, lança-t-il à la cantonade. 
 
Pendant ce temps, l'homme parcourait à pied les rues du petit village provençal. À cause du soleil de juillet, il peinait et transpirait sous sa lourde charge. Il n'était pas habitué à tant de chaleur. Dans le pays où il était né, la température n'atteignait jamais un point aussi élevé. Il commença à monter une ruelle en forte pente. Heureusement, un petit mistral rafraîchissait son front. Arrivé en haut, il s'arrêta et posa son sac à terre. Une vieille femme, passant par-là, le regarda haineusement et cracha devant lui. Un autre habitant, élégamment vêtu, lui fit un bras d'honneur. Il ne broncha pas, habitué qu'il était à ces manifestations. Il se dit même que c'était normal de la part des habitants. Ils avaient tant souffert de la part de ses semblables. Il se remémora les événements de ces derniers mois. 
 
Il se revit, lui, sergent de la Werhmacht, se rendant aux officiers américains, avec tous ses hommes au fort Saint-Nicolas de Marseille en août 1944. L'Allemagne perdait la guerre et la captivité n'était pas douce. La haine était encore tenace entre Français et Allemands. Il préférait être gardé par les Américains qui lui donnaient parfois du chocolat. Un jour, on avait demandé des volontaires pour cultiver des terres, car la France manquait de bras. Il s'était présenté, car, en bon paysan Saxon, il ne pouvait vivre enfermé dans un cachot. On l'avait donc emmené dans ce petit village de Provence et on l'avait mis à la disposition d'un rude cultivateur tel que Marcel Pagnol les a décrits. 
 
Il ramassa son sac et reprit sa marche. Il arriva à la ferme au bout d'un quart d'heure. Il posa le sac sur la table. La patronne entra : 
 
- Enfin tu es là Hans ! Nous allons manger. 
 
Elle le traitait avec rudesse mais avec respect. Son mari, par contre, le dédaignait. Il avait été prisonnier des Allemands pendant la première guerre mondiale. Et il avait vu beaucoup de camarades mourir en captivité. Dire qu'il détestait les Allemands était un euphémisme. Ils se mirent à table. Pour Hans, se mettre à table signifiait manger assis par terre. Il n'était pas question qu'il s'assoie à la table des maîtres. Il dormait aussi dans la grange. Une fois par semaine, on l'envoyait faire les courses au village. Il en profitait aussi pour faire viser son document à la gendarmerie, attestant qu'il était présent dans la commune. 
 
Le jour où l'Allemagne capitula, on fit la fête au village. La patronne lui conseilla de ne pas sortir de la grange pour quelques jours. 
 
- On ne sait jamais, dit-elle. 
 
En effet, quelques jeunes gens, copieusement avinés et " résistants du 32 juillet ", montèrent jusqu'à la ferme pour se moquer de lui. L'un tambourina à la porte et l'insulta. Un autre voulait mettre le feu. 
 
- On va te rôtir, le Boche ! 
 
Certains commençaient à ramasser du bois lorsque le fermier survint. Heureusement, il s'interposa et les chassa promptement. Et la vie reprit son cours tranquille. 
 
Un soir, ils se mirent à table, et la patronne dit : 
 
- Hans, viens à notre table ! 
 
- Merci patronne, répondit l'homme. 
 
Quand le fermier rentra, il découvrit Hans à sa table et eut un haut-le-corps. Mais sa femme dit : 
 
- Oui, désormais il mangera avec nous, c'est un être humain tout de même. 
 
- Ils nous ont traités comme des animaux et tu veux que je l'accepte à ma table ? Mais qui-est-ce-qui commande ici ? 
 
Déjà, il se levait pour prendre le lourd fouet de charretier. Hans poussa un cri et se leva. Mais la fermière bondit et arracha le fouet 
 
- Laisse çà ! Ça suffit, la guerre est finie et de toute façon, il ne t'a jamais rien fait. Au contraire, il travaille bien et fait ce qu'on lui dit. 
 
Elle se mit à marmonner en provençal. 
 
- Comme tu voudras, répondit le mari résigné. 
 
On lui donna une chambre dans la maison. On ne l'obligea plus à travailler le dimanche. Puis, un jour, les gendarmes arrivèrent à la ferme. Hans avait fini son temps, il pouvait rentrer chez lui. Il accepta et prit le train à Marseille, pour Francfort. Le voyage fut interminable, les contrôles incessants et tatillons. Enfin, il débarqua et vit son cousin Jurgen sur le quai. Celui-ci avait perdu une jambe sur le front russe. Les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre. Après les effusions, Jurgen dit : 
 
- Je t'emmène immédiatement voir ta femme et ton fils, ils nous attendent à la maison, enfin ce qu'il en reste. 
 
- Et ma famille ? dit Hans. 
 
Jurgen ne répondit pas. Affolé, Hans cria presque : 
 
- Que s'est-il passé, où sont-ils ? 
 
- Ils sont . . . 
 
- Ils sont morts, c'est ça, dit Hans d'une voix blanche. 
 
- Non, ils sont vivants, mais dans la zone d'occupation soviétique. Tu ne les reverras plus jamais. 
 
Hans fut à la fois soulagé et triste. Maintenant, plus rien ne serait comme avant. Il ne pourrait plus voir son père qui lui avait tout appris du noble métier de paysan. Il ne serrerait plus sa mère chérie sur son cœur. Jurgen devina sans doute ses sentiments car il ajouta : 
 
- Tu as ta famille maintenant, c'est toi le chef. Tu dois recommencer une nouvelle vie. Tes beaux-parents ont de la terre, les Alliés laisseront les agriculteurs tranquilles. Tu rebâtiras l'Allemagne nouvelle. 
 
- Non, je quitte ce pays. Je prends ma femme et mon fils et nous partons. 
 
- Tu es fou, dit Jurgen. Où veux-tu aller ? 
 
- En France. J'apprécie ce pays. J'ai découvert un coin de terre bénie des dieux. Je vais m'établir là-bas. 
 
À l'énoncé de cette affirmation, Jurgen blêmit. 
 
- Tu es fou, c'est bien çà ! Les Français nous haïssent, ils vont te tuer. Sais-tu ce que nous avons fait ? As-tu entendu parler des camps de concentration ? 
 
- Oui, on me l'a jeté au visage quand j'étais prisonnier. 
 
- Nous avons massacré des gens de la manière la plus ignoble. Le monde entier nous vomit. Reste avec nous ! Les Français te tueront. 
 
- Non, répondit simplement Hans, pas ceux-là. Ils sont biens. En quatre ans, j'ai appris à les connaître. C'est un peuple heureux, pas rancunier. Ils sont travailleurs, un peu râleurs, c'est vrai. Mais cœur d'or. Ils acceptent les étrangers, ils sont généreux. 
 
- Hans, l'Allemagne est maudite ! 
 
- Justement. Je veux racheter le passé de mon pays, en montrant aux étrangers que nous ne sommes pas tous des massacreurs. C'est pourquoi je veux partir. 
 
Jurgen comprit qu'il ne pouvait rien faire contre l'obstination de son cousin. Quelques semaines plus tard, Hans revenait en Provence avec son épouse Hildegarde et son fils Walter. Leur arrivée au village fit sensation. Mais il n'y eut pas d'actes de malveillance. Hans reprit son travail à la ferme et Hildegarde aidait la fermière dans les tâches ménagères. 
 
Les années passèrent. Ils avaient appris le français, d'autres enfants étaient nés. Il y avait eu un autre garçon, auquel ils avaient donné un prénom français, Pierre, ce qui avait plu au village. Puis deux filles étaient arrivées, Helga et Jutta. Enfin un dernier garçon, Jean. Petit à petit, ils s'étaient intégrés à la vie de la commune. Comme son nom de famille était difficilement prononçable pour des gosiers français, tout le monde l'appelait "Monsieur Hans". Ils avaient racheté une ferme et élevaient des poulets en pleine liberté. Le temps des brimades était terminé. 
 
Un jour, alors qu'il achetait le journal au bar-tabac, un homme lui demanda s'il savait jouer aux cartes. Il répondit que non, mais l'homme insista. Il finit par le convaincre de faire le quatrième, et c'est ainsi qu'il apprit la belote et l'écarté. 
 
"Monsieur Hans" apprit aussi la pétanque et participa aux concours du village quand la belle saison arrivait. Il apprit même quelques expressions de provençal qui revenaient souvent dans les discussions. Pour le quatorze juillet, il emmenait sa femme et ses enfants à la fête en calèche, ce qui faisait l'admiration des habitants. Son épouse avec ses tresses blondes tranchait sur les coiffures des Provençales. Le choc culturel était assuré. Puis, ses enfants grandirent et allèrent à l'école du village, ensuite au collège de la ville voisine. 
 
Les années défilèrent et plus personne ne s'occupait du passé de "Monsieur Hans". Il faisait partie du village comme s'il y était né. Les enfants se marièrent et quittèrent le domicile familial. Et un jour, vint l'arrêt du destin. Hans partit pour un monde que l'on dit meilleur. Aussitôt, tout le village se mobilisa. Tout le monde rendit un hommage unanime à cet habitant pas tout-à-fait comme les autres, mais qui avait su gagner le cœur de tous. Lors de la cérémonie, le prêtre rappela sa vie en quelques mots. Puis au sortir de l'église, le cercueil fut enveloppé du drapeau tricolore et une délégation d'anciens combattants le chargea sur les épaules pour le porter jusqu'au cimetière. Comme un touriste " parisien ", mis au courant, s'étonnait qu'un soldat allemand parte vers sa dernière demeure enveloppé dans le drapeau français, un vétéran, béret vissé sur la tête, se tourna vers lui et lui dit, les larmes dans les yeux : 
 
- Tous les anciens combattants sont frères, monsieur ! Et lui, faisait partie du village comme s'il en avait été natif. 
 
Devant le perron de l'église, la fanfare du village joua la sonnerie aux morts et la Marseillaise. Là-dessus, le cortège s'ébranla et presque toute la population du village suivit le cercueil jusqu'au tombeau. Une dernière fois, Hans se promenait sur cette terre qu'il avait aimé et qui le lui avait bien rendu. Il partait avec le chant des cigales, inconnu sur sa terre natale, mais qu'il avait appris à écouter. Il quittait aussi l'odeur des pins et de la lavande. Et surtout, il s'en allait vers d'autres cieux en laissant une empreinte indélébile dans le cœur de tous ses amis.