Le puzzle
NOUVELLES
© Virginie COROT
Le village est agité aujourd'hui. Après ces nombreux jours de pluie, le soleil est revenu. Un soleil radieux qui baigne dans sa lumière chaude ces étendues de champs. Un air doux et tiède plane sur la campagne. Les enfants qui sont restés ces deux dernières semaines, enfermés ressortent et redécouvrent leurs jeux avec des sensations nouvelles dans l'herbe verte et humide. Le petit bar de la longue rue qui descend jusqu'à la vielle râperie voit avec satisfaction ses clients habituels revenir. Les rues s'animent de nouveau. Il est clair que le beau temps apporte à ce petit village la joie et le renouveau. 
 
 
Solange, ce jour-là, est également heureuse de constater ce changement de temps. Le retour du soleil est pour elle une joie réelle. Elle s'ennuie tant dans cette grande ferme qui de plus, n'est pas à elle. En effet, Solange, trente ans, vit depuis huit ans dans la ferme que ses beaux-parents ont laissée à leur fils Thomas pour finir leurs vieux jours dans une petite maison coquette non loin de là. A peine étaient-ils mariés que Thomas a imposé à Solange cette ferme trop grande pour elle. Elle a dû quitter toute sa famille qui vit à cent kilomètres d'elle à présent, pour vivre dans cette immense maison où elle a l'impression de se perdre. Pour cette délicate enfant qui a vécu sa jeunesse en HLM, ce fut trop d'espace d'un coup. 
 
Cette ferme en effet, est gigantesque. La cuisine tient aussi lieu de salle à manger. C'est une grande pièce avec au milieu, une grosse table en bois massif. Contre les murs, des meubles en bois de chêne, solides mais encombrants. C'est là que Solange range la vaisselle de tous les jours et le beau service d'assiettes blanches à bords dorés, reçu à leur mariage. Celui ci, d'ailleurs n'est pas sorti souvent car les invités depuis huit ans se font rares sauf exceptionnellement, les parents de Thomas. Solange regrette bien les repas joyeux et conviviaux qu'elle vivait autrefois avec sa famille. Elle ne les voit à présent qu'une fois l'année et cela la peine profondément. 
 
En face de la porte d'entrée en bois, dans un couloir qui donne sur cette immense cuisine, un placard où l'on met les chaussures et les bottes, une penderie pour les manteaux, la caisse à outils, la boîte à pharmacie et le magnifique fusil à pompe que Thomas a depuis deux ans. Il ne lui a jamais servi mais il le garde précieusement. 
 
Leur chambre est à l'étage. Un lit spacieux, un bureau près de la fenêtre ornée de rideaux en dentelle et une armoire à glaces. Il y a une pièce à côté qui fait office de salle de bains et sanitaires et enfin, le grenier où se rangent des vieux vêtements usés, un fusil de chasse inutilisable, des décorations de Noël et d'autres vieux objets. 
 
Dehors, enfin, une grande cour avec au milieu, la mare aux canards que Solange nourrit tous les jours. Sur la gauche, au fond de la cour, l'écurie où vit depuis trois ans, un cheval chétif à l'oeil craintif avec une cicatrice noire sur le cou. Ce cheval marron, Delta, est le seul résident de l'écurie. À côté, un enclos avec une chèvre Biquette. Thomas et Solange l'ont achetée au marché un vendredi matin et Thomas lui a aménagé un petit espace vert près de l'écurie. En face de la ferme, dans un abri où l'on n'aime pas entrer à cause de l'affreuse odeur qui y règne, trois verrats et une truie grognent le groin dans leur auge. Enfin, à droite de la ferme, derrière un grillage, l'endroit le plus bruyant de la ferme mais aussi, celui qui rapporte le plus, le poulailler. Deux coqs fiers et une dizaine de poules caquetant sans arrêt. Solange profite toujours du repas des poules, quand elles mangent leurs grains pour leur subtiliser leurs œufs et les vendre. Dans cette ferme, le seul avantage, c'est qu'elle a toujours quelque chose à faire et cela lui permet de tuer le temps et de penser à autre chose qu'à " ses problèmes ". 
 
 
Ce jour-là pourtant, malgré le beau temps revenu, Solange s'ennuie. Vivant de leurs ventes et du travail dans les champs ainsi que de la chair généreuse de leurs animaux passés, Thomas est ce jour là à la pêche. 
 
Solange est une femme courageuse. Et elle en a besoin de courage depuis qu'elle vit ici. Elle est aussi plutôt jolie. Des cheveux longs et bouclés, d'un roux flamboyant et des yeux très clairs qu'elle tient de son père natif de Lille dans le Nord. Habillée dans de longues robes en tissu et toujours bien coiffée. Propre de corps mais aussi d'esprit. Une femme saine et pieuse comme on n'en trouve plus beaucoup. 
 
Thomas, lui, est grand, blond aux yeux d'un bleu d'acier, musculeux et fier. Un bel étalon. Il a passé ces dernières semaines de pluie, assis devant la télé ou dans les champs à la recherche d'escargots qu'il fait dégorger et mourir dans l'eau bouillante, ce que Solange trouve cruel. Solange a aimé cet homme et elle se demande parfois si elle l'aime toujours. Ce froid qui s'est installé entre eux, ces accros jamais raccommodés n'ont fait que dégrader leurs rapports. Ils doivent pourtant en être satisfaits puisqu'ils restent ensemble ou alors est-ce par habitude. Ce jour là, Solange y songe mélancolique. Elle ne peut rien faire, ni même aller chez sa belle-mère qui est malade et qui ne l'a jamais acceptée dans la famille. Si elle va la déranger, cela lui vaudra une réflexion supplémentaire: "Mon pauvre Thomas ! Quelle plaie pour lui d'être tombée sur cette pauvre idiote !" Thomas la disputera et elle finira la journée à pleurer dans son lit. 
 
Elle s'ennuie, donc et, assise dans le petit fauteuil dans leur chambre, elle regarde le ciel l'air morose. Elle repense malgré elle à " ses problèmes ". Les résultats médicaux et au docteur la regardant désolé et Thomas, l'observant plus dégoûté et plus méprisant que jamais. Non. Elle ne pourra jamais enfanter. Pourtant, des cris joyeux dans la maison lui feraient du bien. Elle se sentirait moins isolée, moins abandonnée et n'aurait pas attiré l'hostilité que lui témoignait la famille de Thomas : "Mon pauvre Thomas ! Non seulement, elle est incapable de s'occuper de lui, mais en plus, elle ne peut même pas lui donner un fils." Non, elle ne lui donnera jamais de fils mais au fond d'elle, elle garde toujours l'espoir de tenir un jour un enfant dans ses bras. 
 
Elle secoue soudain sa jolie tête rousse pour se tirer de ses réflexions douloureuses et se lève pour descendre à la cuisine et là, elle trouve enfin une solution. Sa solution préférée pour passer le temps. Elle la trouve en parcourant le long couloir où s'affichent sur les murs, des tableaux. Pas des tableaux ordinaires. Dessinés et peints, certes mais elle ne les a pas eus en une seule unité. C'est elle qui fait naître l'image à partir de plusieurs morceaux. Ce sont des puzzles qu'elle achète chez le libraire quand elle n'a rien à faire. Elle en fait collection et ça l'occupe quand Thomas la laisse seule. Elle aime voir des paysages ou des personnages costumés se construire sous ses yeux. Elle aime chercher quelle pièce va avec l'autre, la sensation des morceaux dans la main, le bruit que ça fait quand une pièce s'encastre dans l'autre, leur odeur de plastique. De plus, elle n'en fait pas des petits, loin de là, mais des puzzles allant jusqu'à deux milles pièces. Elle les fait en peu de jours et peut y passer des heures. C'est une vraie passion et même sa belle-mère médisante, "Mon pauvre Thomas! Il s'est marié avec une gamine qui s'amuse à faire de stupides puzzles pour enfants", ne peut l'en empêcher. Les puzzles qu'elle construit, c'est un peu les enfants qu'elle n'aura jamais ! 
Oui. Voilà ce qui pourra l'occuper jusqu'au retour de Thomas. 
 
 
Quatre heures. Solange, ravie, sort de la ferme, couverte d'un petit gilet blanc, car malgré le soleil, on sentait un petit vent humide secouer doucement les feuilles des arbres. Elle pense déjà à la belle image qui va naître en cet après-midi ensoleillé. De nouveau, elle va exercer ses dons telle une artiste. 
 
Elle traverse le champ de la famille Grimaud qu'elle exècre, que tout le monde ici exècre. Couple grincheux et arrogant avec deux enfants braillards et insolents qui donnent à Solange, la satisfaction d'être diagnostiquée stérile. De plus, le père Grimaud, vieil homme vicieux, lui a déjà porté des regards obscènes et dégoûtants. Il lui a même fait des avances, essayant de lui toucher les seins mais Solange s'est débattue comme un beau diable et a réussi à lui échapper. 
 
Elle arrive plus tard dans la petite librairie papèterie du village qui s'avère très prospère. 
- Madame Callet ! Comment vous portez-vous ? 
- Très bien et vous ? 
- Je me porte plutôt bien depuis que le soleil est revenu, dit l'agréable commerçante en riant 
- Il est vrai que c'est agréable. 
 
Les deux femmes échangent un sourire aimable. 
- Vous voulez un puzzle, je suppose. 
- Oui et des cigarettes. 
- Bien. Et votre mari ? Comment se porte-t-il ? 
- Comme d'habitude ! 
 
Solange ne parle à personne de " ses problèmes " avec Thomas. 
- Les puzzles sont là bas. Comme d'habitude ! 
- Je vais en choisir un. 
 
Solange adresse un dernier sourire à la vendeuse et s'enfonce dans les rayons. Elle arrive aux puzzles et les regarde un à un. Ils semblent être plus magnifiques que d'habitude. Des paysages verts sous un soleil lumineux, brillant dans un ciel calme, des fermiers labourant leur champ, une danseuse avec un joli tutu blanc qui fait un entrechat ou encore une adorable fillette tenant dans ses bras roses et potelés un petit chiot blanc aux yeux noirs. Ces puzzles promettent d'être de beaux tableaux une fois reconstitués. Elle fouille encore et encore, tombe sur d'autres paysages aussi beaux les uns que les autres et d'un seul coup, la surprise. Une boîte blanche se présente. Un puzzle aussi, mais sans image. Sûrement a-elle été décollée ou arrachée par des petits vandales, genre les enfants Grimaud. Dépitée d'abord de ne pas avoir connaissance de l'image, elle en cherche un autre mais à chaque fois, son regard tombe sur la boîte blanche comme attirée par un aimant. Elle réfléchit alors. Ce serait une expérience intéressante de faire ce puzzle à l'aveuglette. Elle n'aura pas l'image pour la guider donc, le travail devra être plus précis, plus passionnant. Elle serait alors vraiment une artiste, se fiant uniquement à ses sens et à son instinct, elle pourra reconstituer l'image sans modèle. Elle voit déjà un magnifique tableau décorant fièrement le mur de leur chambre. Elle le prend alors et le présente à la vendeuse. 
 
- Mais... il n'y a pas d'images ! 
- C'est très bien au contraire. Le travail sera plus passionnant. 
- Je veux bien vous croire, mais si vous êtes déçue ? 
 
Solange regarde la boîte blanche et serre les lèvres. Puis elle relève la tête déterminée. 
- Je veux tenter le coup. 
 
La commerçante hausse alors les épaules en signe de résignation et met le puzzle et les cigarettes dans un sac. Solange paie et pars à la hâte car elle veut commencer son puzzle avant que Thomas ne rentre de la pêche. 
 
 
Sur le chemin du retour, alors qu'elle passe dans le petit sentier près de l'église, le père Grimaud sort de son jardin dans la petite ruelle et son regard croise le sien. De nouveau, ses yeux vicieux la considèrent avec plaisance des pieds à la tête et sa voix aigrie vient lui lancer une insanité insupportable. 
- Alors ma belle ! C'est quand qu'on l'fait tous les deux ? 
 
Solange, choquée une fois de plus, ne préfère pas répondre et continue sa route. Hélas, une main rugueuse l'empoigne et la jette contre un corps mou, transpirant à grosses gouttes : 
- J'te l'ai jamais dit mais t'as l'air bonne, tu sais ? 
- Lâchez-moi ! 
 
Solange a crié ça avec une colère et un dégoût incontrôlé. Elle s'enfuit en courant avec son sac. Elle l'entend rire derrière elle pendant très longtemps et elle a envie de pleurer et de vomir. 
 
 
Enfin, elle arrive chez elle, les cheveux aux quatre vents et le visage rongé de larmes. Thomas n'est pas encore là. Heureusement. Il ne la verra pas. 
 
Elle pose d'abord son sac sur la table, sort le paquet de cigarettes que Thomas a coutume de fumer après le repas et, avant de s'abandonner à sa distraction favorite, s'assure qu'elle n'a rien à faire. Tout a été fait le matin. Le sol nettoyé, le parquet de leur chambre ciré, les vitres lavées. Tout est impeccable. Thomas ne rentre que vers six heures et il est cinq heures. Elle a une heure devant elle. Le repas est prêt. Les restes du poulet tué la veille et les carottes achetées au marché. Elle peut se mettre à son puzzle. 
 
Elle monte donc avec sa boîte blanche et s'installe à son bureau éclairé par le soleil entrant dans leur chambre. Elle pose la boîte et l'ouvre. Après la surprise au magasin, la déception. Elle s'attendait à une quantité innombrable de pièces, une centaine seulement se présentent. Elle s'appuie sur le dossier et soupire. 
- C'est la dernière fois que je me fais avoir ainsi. 
 
Elle regarde les pièces un instant. Après tout, cela l'occupera au moins jusqu'au retour de Thomas.  
- En plus, je n'ai pas l'image. Je serais moins perdue. 
 
Elle se met alors à l'ouvrage, retournant comme à son habitude les pièces pour prendre connaissance des formes et des couleurs. Au premier abord, elle voit que ça se passe dans une étable et qu'il y a de la paille mais elle n'y fait pas attention. Elle prend les quatre pièces qui vont aux coins du puzzle et les dispose puis elle tente de reconstituer les quatre côtés du tableau en cherchant les pièces allant ensemble se referant à leurs formes et à leurs couleurs. 
 
Hélas. Au moment où elle va s'attaquer au bas du puzzle, elle entend la porte de la cuisine s'ouvrir en bas.  
- Solange ! 
Solange laisse échapper un soupir de dépit. C'est Thomas. Il est revenu de la pêche alors qu'il fait si beau. Solange se lève alors et descend. 
Thomas est debout devant la porte et la fixe avec un regard bien différent de d'habitude. Il a un air soucieux sur le visage. 
- Tout va bien, Solange ? 
 
Cette question soudainement intéressée la laisse sans voix. Thomas s'approche. 
- Réponds-moi. 
 
Solange se reprend. 
- Tout va bien. Pourquoi ? 
 
Thomas parait soulagé et se sert un café. 
- La mère Grimaud m'a tout raconté. Son mari t'aurait agressée cet après-midi. 
- Il n'a rien pu faire. Je me suis enfuie. 
- Je sais. Tant mieux. 
- Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu n'es pas si attentionné d'habitude. 
- Tu es ma femme, Solange. Je ne veux pas qu'il t'arrive quoi que ce soit. 
 
Il boit son café d'un trait. 
- Qu'est-ce que tu faisais par là bas ? 
- Je suis allée à la librairie. Je t'ai pris des cigarettes et... 
 
Elle pince les lèvres et prend un air de petite fille confuse prise sur le fait. Thomas devine sans peine ce qu'elle cache. 
- Tu t'es pris encore un puzzle ? 
- Oui. 
 
Il pose sa tasse sur la table et soupire. 
- Si je gagne de l'argent, c'est pour vivre. Ce n'est pas pour acheter des futilités. Quand vas-tu cesser cette distraction idiote ? Ma mère t'a pourtant fait la leçon, je pensais que cela t'aurait fait arrêter. 
- Eh bien tu t'es trompé. 
- Mais les puzzles, c'est pour les gosses enfin. 
- La preuve que non. 
- Tu as pourtant de quoi faire ici. 
- Tout est fait. 
 
Voyant que sur ce sujet là il n'a pas le dernier mot, il soupire de nouveau. Pendant ce temps, Solange prépare le repas et met la table. 
 
 
Ce soir-là, ils parlent. Pourtant, ils passent des repas silencieux généralement mais là, ils bavardent. L'agression de Solange a fait réagir Thomas. Il semble à présent voir en elle, un être humain et non un objet. 
 
Quand ils se couchent enfin, au début chacun est tourné de son côté. Puis, au milieu de la nuit, Solange est réveillée par une caresse. Thomas a envie d'elle. Elle se tourne alors vers lui et pour la première fois depuis huit ans, ils passent vraiment une nuit ensemble. Ils l'ont déjà fait bien sûr mais elle n'a jamais eu cette impression soudaine et agréable de "faire l'amour" avec lui. Et alors que le plaisir l'emporte loin, elle se dit que finalement, rien n'est perdu entre eux. C'est sur cette pensée bienheureuse qu'elle s'endort paisiblement. 
 
 
Le lendemain matin, Solange se réveille. Thomas est déjà parti bien sûr. Elle se demande alors si elle n'a pas rêvé ce doux moment passé dans ses bras et pendant qu'elle réfléchit, son regard se pose sur le bureau et rencontre le puzzle non achevé. Un léger sourire parait sur ses lèvres et elle se lève pour faire sa toilette et se revêtir de sa robe préférée. Une robe violette, longue avec une fleur en dentelle blanche, cousue sur le sein gauche. Puis, elle met ses chaussures couvertes en toile parme avec leurs motifs dorés et sort accomplir les travaux quotidiens. Dehors, il fait beau. Le soleil a finalement décidé de s'installer et de faire la loi. Toutefois, un vent léger souffle encore sur les champs. Solange doit remettre son gilet blanc pour sortir. Elle ne le garde pas longtemps car seul le poulailler est à nourrir ce jour-là. Les poules se jettent d'ailleurs sur les grains et Solange va prendre leurs oeufs. Delta, dans son écurie, a encore assez d'avoine, Biquette a de la bonne herbe à disposition et semble assez heureuse pour ne pas s'enfuir dans la nature, quant à la porcherie, les verrats et la truie ont encore des provisions pour la journée. 
 
Vient l'heure du repas. Après un brin de ménage dans la ferme, elle mange seule et repense encore à cette "nuit d'amour" Elle s'est endormie avec cet étrange sentiment de bien être. Thomas a enfin compris la femme et non la chose. Mais est-ce que ça va durer ? 
 
 
L'après-midi s'annonce radieux. Solange, après la vaisselle, monte dans sa chambre et s'installe devant son bureau pour s'adonner à son loisir. Elle a deux bonnes heures pour continuer son puzzle mystérieux. Elle cherche les morceaux semblant les plus compatibles entre eux. Au fur et à mesure, l'image se construit sous ses yeux. En bas, une botte de paille blonde et sèche. Solange fronce les sourcils. Le bas du décor ressemble étrangement au sol poussiéreux de leur écurie. Eclairé de la même manière par la lumière du dehors. 
- Pure coïncidence ! se dit-elle. 
 
Elle s'attaque au côté gauche du puzzle et le remplit. 
 
Un cheval se présente. Maigre, chétif, au poil abîmé, d'un marron sec, avec une sorte de trace noire sur le cou, l'oeil apeuré et les babines retroussées.  
Solange sent alors son coeur s'emballer et un frisson désagréable lui parcourt la colonne vertébrale. Ce cheval avec cette marque sur le cou et ce regard craintif ressemble énormément à Delta.  
- C'est fou ça! fait-elle l'oeil extasié. 
 
Ce puzzle devient à la fois passionnant et déconcertant. Après un bref instant de répit, elle se remet au travail et avance encore, assemblant les morceaux du puzzle avec une sorte de frénésie incontrôlable. 
 
Elle voit apparaître alors deux chaussures en toile parme avec des dessins dorés dessus couvrant des pieds comme vidés de toute force. 
 
Sa gorge se serre d'angoisse. En même temps, elle espère que Thomas ne rentre pas avant qu'elle ne découvre de qui il s'agit. Les mains tremblantes, elle continue à mettre les pièces dans l'ordre qui lui paraît le plus logique. 
 
Elle avance rapidement dans l'élaboration de l'image. Comme si un esprit ou bien une force de discernement endormie de son cerveau la guidait soudain. 
 
De longues jambes blanches, tendues, allongées sur le tas de paille prennent forme. 
Elle respire alors mieux. Cette personne doit porter un bermuda ou un short. 
 
Puis, la couleur violette apparaît. 
Ce sentiment de terreur éprouvé quelques instants auparavant revient de plus belle.  
Du tissu violet recouvre le corps de ce personnage. Pire encore, une robe remontée jusqu'à mi-cuisse, déchirée au niveau de la poitrine, laissant un sein apparaître, et couverte d'une grosse tâche sombre. 
 
Solange se lève hors d'haleine, bousculant le bureau et faisant tomber la chaise. Elle ne se sent pas le courage de placer les quatre dernières pièces ni même de les regarder. Elle voit la pièce qui contient le visage et la retourne sans la détailler. Elle descend et se fait un thé pour se calmer. Tandis que la boisson lui réchauffe l'estomac, elle tente de se raisonner. 
" Ce n'est qu'un puzzle. " 
 
Pourtant, des questions se bousculent dans sa tête. Pourquoi ce personnage sur le dessin est-il habillé comme elle ? Pourquoi se trouve-t-il dans un état pareil ? Elle comprend à présent pourquoi il n'y avait pas d'image sur la boîte et qu'elle y était si bizarrement attirée. Ce puzzle lui révèle peut-être son destin. Elle réfléchit de nouveau soudain plus ouverte à une explication approchant le paranormal. 
" Peut-être ce puzzle veut-il me dire quelque chose. " 
 
Elle se relève alors. C'est clair à présent pour elle. Ce puzzle veut peut-être l'avertir d'un danger. Elle doit affronter la réalité. Elle remonte alors difficilement dans sa chambre, le cœur cognant douloureusement dans sa poitrine. Le puzzle est toujours là, attendant d'être achevé. Elle replace le bureau, ramasse la chaise et se rassoit. Elle prend les quatre dernières pièces du puzzle omettant la cinquième où se dessine le visage, et les place. 
" Oh mon Dieu ! " 
 
La vision du sang la laisse en proie à une violente répulsion.  
En effet, du sang semble recouvrir la robe violette que porte le personnage. Du sang sortant de sa gorge béante. Elle regarde les trois dernières pièces avec une nausée profonde. Elle n'ose y toucher. 
" Je suis vraiment ridicule. " 
 
C'est ce qu'elle tente de croire. Elle a beau se dire qu'elle se met peut-être dans tous ses états pour rien, cette terreur qu'elle a depuis qu'elle a découvert le tissu violet sur le dessin ne la lâche plus. Elle avance sa main sur une pièce et l'introduit dans le décor, puis deux autres en tentant de respirer calmement mais quand les quatre sont placées, Solange porte sa main à la bouche pour retenir un cri.  
Des cheveux s'étendent sur la paille. Des cheveux frisés et roux comme les siens. 
 
Solange s'appuie sur le dossier de sa chaise exténuée, anéantie par une émotion trop forte. Ses yeux se dirigent vers la dernière pièce, celle qui lui révèlera l'identité du personnage. Elle va poser sa main dessus quand soudain, elle entend un hennissement paniqué, provenir de l'écurie. C'est Delta qui s'agite d'une manière inhabituelle et inquiétante. Il y a quelqu'un dans l'écurie. Solange prend peur. Elle sait qu'elle va sûrement se retrouver comme sur le puzzle si elle ne fait pas quelque chose. Elle se lève une énième fois, sans pouvoir contrôler ses tremblements et descend avec précipitation en pleurant. Elle n'arrive plus à coordonner ses mouvements. Tout devient flou. Elle ne sait que faire, quoi prendre, ni même qui appeler. Elle ouvre tous les placards avec une agitation de plus en plus débordante. Quand elle ouvre celui de l'entrée, ses yeux larmoyants et terrorisés tombent sur le fusil à pompe. Elle s'en empare, ouvre la boîte à côté où se rangent les munitions, en prend une et charge le fusil puis sort dans la cour. Un vent frais et plus fort souffle dans ses cheveux. Elle se dirige vers l'écurie la gorge serrée et sèche qu'elle palpe en songeant à l'affreuse ouverture sanglante sur le puzzle. Elle arrive devant la petite porte en bois. Elle peut entendre de dehors Delta s'agiter. Elle entre le cœur palpitant tentant de contrôler sa respiration mais elle est trop angoissée. Elle avance dans la semi-obscurité, à tâtons, comme elle a avancé dans le puzzle. La botte de paille répandant une mauvaise odeur se présente. À côté, Delta, l'oeil apeuré et les babines retroussées comme sur le dessin.  
- Montrez-vous ! crie-t-elle d'une voix tremblante en serrant le fusil dans ses mains. 
 
Alors qu'elle avance regardant autour d'elle, une personne surgit de l'ombre et la fait tomber sur la paille. Le fusil lui échappe des mains et tombe près de la botte sur laquelle elle se trouve. Delta se cabre et hennit de plus belle. Solange se retourne en gémissant et lève les yeux. Elle ne distingue pas le visage de l'homme mais perçoit sa respiration haletante. Elle l'entend aussi s'avancer et voit une ombre lui tomber dessus. Un hurlement strident s'échappe d'elle et son pied se lève à son tour pour repousser l'ennemi. Son talon se loge dans un ventre mou et l'homme recule avec un soupir de douleur.  
Hélas, il n'a pas l'intention de laisser tomber. Avec un grognement, il revient à la charge. Solange tâte des mains la paille à la recherche du fusil, le seul objet qui à présent peut la sauver. Ses doigts tombent sur le canon du fusil qu'elle prend et alors que l'inconnu se jette de nouveau sur elle, elle hurle de nouveau et, en fermant les yeux et tournant la tête, elle tire. Un geyser de sang l'éclabousse ainsi que la paille et le sol. 
 
Delta pousse un dernier hennissement, s'agitant dans son boxe et frappant la porte en bois qui le retient prisonnier d'un violent coup de sabot puis, semble se calmer d'un coup comme si un instinct étrange lui disait qu'il n'y a plus de danger.  
Solange se relève éplorée et vidée de toute force. L'homme est allongé devant elle, le crâne éclaté d'où s'échappent des flots de sang. À côté de lui, sur le sol, un couteau dont la lame argentée brille faiblement dans la lueur du jour déclinant. C'est avec cette arme qu'il l'aurait tuée après l'avoir sans doute violée. Elle s'approche plus, luttant contre une nausée qui monte dans sa gorge afin d'essayer d'identifier le corps. Le visage est méconnaissable mais ce gros ventre mou et cette vieille veste en laine beige lui reviennent soudain en mémoire. C'est le père Grimaud qui s'est faufilé dans l'écurie pour attendre la jeune femme, tapi dans l'ombre comme un fauve aux aguets. Sans le puzzle, même avec les hennissements de Delta, elle ne se serait pas méfiée et serait morte à l'heure qu'il est. Après un dernier hoquet, prise de vertige et de dégoût, elle vomit. 
Elle sort ensuite de l'écurie. Sa robe est tâchée de sang mais, Dieu merci, ce n'est pas le sien.  
 
 
Il est six heures. Thomas va rentrer. Le repas est presque prêt. Solange a mis un rôti à cuire au four après s'être changée sans oser regarder le puzzle. Elle est assise devant la table de la cuisine et épluche des pommes de terre le coeur serré d'angoisse en pensant à la réaction de Thomas. Que pensera-t-il d'elle quand il verra le cadavre ? Qu'est-ce que sa famille pensera d'elle aussi ? 
"Mon pauvre Thomas! Il n'a vraiment pas de chance, il s'est marié avec une meurtrière." 
 
Elle a tué un homme. C'est vrai. Elle a ôté la vie d'un être humain comme elle. Elle sait qu'elle a fait ça pour se défendre mais pour elle, une femme pieuse, cela n'excuse en rien son acte. Elle laisse échapper le couteau de ses mains et les porte sur son visage pour pleurer. La porte s'ouvre soudain. C'est Thomas. Prise dans ses pensées funestes, elle n'a pas vu l'heure et se retrouve prise au piège. Thomas va lui demander ce qu'elle a et elle sera obligée d'avouer son crime. Elle essuie bien vite ses larmes mais il a tout vu, elle le sait. 
 
De nouveau, il prend cet air vaguement inquiet qu'elle lui préfère à sa froideur habituelle. 
- Qu'est-ce qui t'arrive ? 
- Thomas... Je... 
 
Solange ne sait que dire. De plus, de nouveaux sanglots, sûrement le contrecoup, arrivent en cascade et l'empêchent de parler. Elle réussit néanmoins à articuler : 
- Suis-moi Thomas. 
 
Elle sort dans l'air frais du soir et, sans regarder si Thomas la suit, elle va jusqu'à l'écurie et ouvre la porte. L'odeur du sang s'est répandue comme une lèpre maudite. Thomas derrière elle fronce les sourcils. 
- Qu'est-ce qui s'est passé là dedans ? Delta s'est blessé ?  
 
Solange ne répond pas et reste prostrée, l'air résigné. Thomas entre et allume la petite lampe. Celle que Solange aurait dû allumer pour reconnaître tout de suite son agresseur. Thomas aussi le reconnait quand il relève le visage cireux et froid du mort sur lequel se dessinent de larges trainées de sang coagulé sortant de son crâne ouvert. 
- C'était le père Grimaud. 
 
Il se relève la main sur le front, l'air anéanti et se tourne vers la paille où a été jeté le fusil à pompe qu'il ramasse. Il lance à Solange un regard noir. 
- C'est toi qui as fait ça ? 
 
Solange se met à pleurer. Thomas jette le fusil et la secoue. 
- Arrête de chialer ! Dis moi ce qui s'est passé ? 
- Il était dans l'écurie, Thomas. J'ai entendu le cheval qui s'agitait de la ferme. J'y suis allée pour voir qui était là avec le fusil. 
- Et après ? 
- Il s'est jeté sur moi. Il voulait me... 
- Et tu as tiré ! 
- J'étais obligée, Thomas. Sinon, il me tuait après. Il avait un couteau. Il est encore là, par terre, près de lui ! 
 
Thomas porte ses mains sur son crâne. 
- Qu'est-ce qu'on va faire à présent ! 
 
Il sort de l'écurie sans prendre le temps de consoler Solange et entre dans la ferme. Elle le suit. Il se retourne sur elle, l'oeil furibond et anéanti. 
- Je ne comprends pas. Comment pouvais-tu être aussi sûre qu'il y avait quelqu'un dans l'écurie ? 
 
Solange ne préfère pas parler du puzzle.  
- Si tu avais entendu Delta. Tu l'aurais deviné aussi. 
 
Thomas continue à faire les cent pas dans la pièce en proie à une nervosité grandissante. Jamais Solange ne l'a vu si agité, lui d'habitude si calme et si posé. Il marche, martelant de ses talons le carrelage de la cuisine, quand soudain, il s'arrête comme illuminé. Ses yeux étincelants se posent de nouveau sur Solange. Il semble avoir trouvé une idée. 
 
- Écoute. Je vais prendre le corps et le jeter dans la rivière Nord. Toi, tu tâcheras de laver l'écurie et d'enterrer le fusil et les munitions. Si on vient nous demander quoi que ce soit, nous dirons que le père Grimaud n'est jamais venu ici et que je me suis débarrassé de mon fusil à pompe l'année dernière. Pas un mot à mes parents également. Je veux que ça reste entre nous. 
Solange acquiesce et essuie ses dernières larmes. 
 
 
Plus tard, Thomas part dans la nuit avec le corps enroulé dans une couverture dans le coffre de sa voiture. Solange a enterré le fusil et les munitions dans leur arrière cour derrière la porcherie et mis une nouvelle botte de paille fraîche qu'elle a semé sur tout le sol de l'écurie pour cacher le sang qu'elle enlèvera le lendemain. Elle brûle ensuite la paille souillée dans l'arrière cour et rentre pour monter dans sa chambre cacher le puzzle. Elle s'avance vers le bureau. Son coeur bondit. L'image sur le puzzle ne ressemble en rien à ce qu'elle a vu avant que Delta ne l'alerte. Il y a toujours de la paille mais elle est dans un champ de blé éclairé par un soleil flottant dans un ciel bleu pur. 
 
Sur la paille, une femme aux longs cheveux roux et bouclés, habillée dans une robe violette avec des chaussures de toile parme aux motifs dorés tient dans ses bras un enfant blond. Des larmes scintillent dans ses yeux. Elle s'empare de la dernière pièce et la place. Un visage heureux se présente. C'est effectivement le sien. Elle caresse ensuite de sa main son ventre plat. Oui, ils ont bien fait l'amour cette nuit-là et ce puzzle lui annonce un miracle, il lui révèle que bientôt, malgré les résultats médicaux, elle sera mère.