Que le chemin a été long
NOUVELLES
© Line Laurence GIOAN
Employé depuis peu à mi-temps dans une librairie - pour ne pas s'enfermer dans une retraite venue trop vite - Rémi avait pris quelques jours de vacances pour répondre à l'invitation de son frère Guillaume qui allait fêter avec sa femme Cécile, leur cinquantième anniversaire de mariage. Une belle tenue de route se disait Rémi, lui qui n'avait pu aller que jusqu'aux noces de perle : tout juste trente ans. Séparé de sa femme bien avant le divorce, il était à soixante ans, libre comme l'air. La vie ne l'avait pas trop marqué et les signes du temps n'avaient pas altéré, malgré quelques rides, son visage de " roman photo " qui était resté le même. Il avait gardé la taille haute et mince, le sourire ouvert, le cheveu toujours ondulé mais grisonnant : la maturité lui allait bien avec cette façon de se déplacer comme si le monde, à chacun de ses pas, allait s'ouvrir devant lui.. Pour l'instant il ne voulait plus d'attachement durable et les quelques rencontres, qu'il faisait, suffisaient à remplir sa vie. Il avait envie de voyager, de prendre le temps de parcourir les rues qu'il aimait, de s'intéresser à quelques bons amis et surtout de marcher tranquille en laissant ses pensées se détendre, se parler enfin à lui-même, se retrouver, histoire de se fréquenter un peu. Sa femme Monique, lui avait donné deux enfants : Cédric et Clotilde tous deux mariés maintenant et heureux. Clotilde lui avait à son tour donné deux beaux petits enfants de quatre et six ans : Sandrine et Sébastien. Rémi se disait souvent : - " J'ai de la chance d'être toujours en bonne santé, de pouvoir encore courir, d'avoir le muscle souple et les articulations bien " huilées ", ça le rassurait…il vivait… 
 
- Papy, tu me ramèneras quoi, de Nice, lui avait demandé Sébastien. Tu sais, j'aurais bien voulu venir avec toi ! 
- La prochaine fois, lui avait répondu Rémi : si tes parents sont d'accord ! 
- " Youpi ! Peut-être alors pour le Carnaval ?…on s'amuserait bien toi et moi papy, dis oui … 
- Pourquoi pas…on verra.  
- Depuis le temps que tu me parles de ton Carnaval de Nice, j'aimerais bien le voir en vrai ! 
- Moi aussi, s'était écriée Sandrine en tirant sur la manche du pull-over de son grand père, moi aussi je veux voir Carnaval en vrai ! 
- Oh là, doucement les enfants ! leur dit gentiment Rémi ; pour l'instant, on s'arrête de discuter, il faut que je finisse ma valise. Allez oust ! Allez retrouver votre mère. Et c'est promis, je penserai à vous… 
 
Tout ce temps passé. Rémi se souvenait de son arrivée à Paris ; recruté comme attaché commercial dans une grande entreprise, il s'était très vite établi dans sa nouvelle vie. Puis il avait rencontré Monique encore étudiante. Ils avaient vécu quelques temps ensemble, cela se disait : " vivre à la colle ". Mai 68 était passé par là. Un vent de liberté face aux interdits et aux usages conventionnels avait fait évoluer les consciences et avec elles, certaines valeurs de la société. Pourtant quelques mois plus tard, ils s'y étaient conformés à ces principes, à ces usages : Ils s'étaient mariés. 
 
Ils avaient eu une vie confortable et heureuse. Les enfants, la famille, peut-être quelques coups de griffes au contrat, mais rien n'avait jamais vraiment transpiré ni même, vraiment " saigné " ; des disputes oui, comme dans tous les couples mais très vite la réconciliation qui resserre les liens, on redresse la barre et on repart en douceur. Et puis les enfants qui se marient, les petits enfants qui arrivent ; au moment où tout devrait prendre un nouveau départ, un nouveau rythme, une nouvelle façon d'arranger sa vie, ça vous tombe dessus comme une maladie. On ne sait pas pourquoi, mais un jour tout semble peu à peu se dissoudre, et le couple que l'on croyait parfait, à la surprise de tout le monde, se défait. 
 
Sur cette route qui le ramenait vers Nice, sa ville natale, Rémi se remémorait sa vie, ses rencontres, ses joies mais aussi ses fêlures. Les quelques fois, où il était revenu y passer quelques jours, où il avait retrouvé certains de ses anciens copains de lycée et surtout Alain avec qui il avait longtemps correspondu avant qu'il ne soit emporté par la maladie. Et puis il y avait aussi : Richard et Sabine. Comment les oublier, ils faisaient partis de ce coin de sa jeunesse qu'il avait enfermé dans son cœur et que personne à part eux, ne connaissait. 
 
À cette évocation, il ressentit tout à coup comme une sueur sur son front qui le troubla. Il se revoyait en ce début d'après-midi, dans ce bureau de Poste avec ses deux amis, Richard et Sabine, au beau milieu d'une interminable queue qui avançait péniblement, chacun se regardant en silence, attendant patiemment d'approcher cet inévitable guichet. Pour tromper l'attente, Sabine et Richard se taquinaient…puis, ils se mirent à lui parler avec entrain du dernier film qu'ils venaient de voir. Alors qu'il les écoutait, quelqu'un le poussa ; machinalement il tourna la tête pour voir les gens qui se pressaient derrière lui. Soudain, son regard rencontra celui d'une jeune femme qui attendait calmement son tour. Subjugué, il ne pouvait plus détourner ses yeux de ce visage, et mentalement il en parcourait chaque trait, chaque expression comme pour en imprimer dans sa mémoire, les contours parfaits. Un sentiment de joie intérieure montait en lui…Quoi ! Dans sa tête tout allait très vite : ce n'est pas possible, il était amoureux ! Il fallait qu'il lui parle, surtout ne pas la perdre de vue. 
 
Richard qui le regardait, intrigué, lui demanda : 
- " Tu te sens bien Rémi ? " puis il suivit son regard et aperçut la jeune femme : " Tu la connais ? " 
- Non, mais quelque chose d'étrange vient de m'arriver, Richard. Je ne sais pas pourquoi, mais dès que mon regard a croisé le sien, j'ai su sans hésiter, que je l'aimais, que je l'aime Richard, je suis amoureux ! Et maintenant, qu'est-ce que je vais faire ! 
- Richard mi sérieux, mi amusé, lui dit : 
- " Tu prends ton courage à deux mains, et tu vas lui dire ce que tu ressens ; Tu verras bien sa réaction. " 
- Tu es sérieux ? Je n'oserai jamais, c'est impossible ! 
 
Une mémé, qui avait surpris quelques bribes de leur conversation, voyant Rémi gesticuler, indécis, le regardait en souriant. Il s'en aperçut, et lui demanda gentiment : 
" Vous pensez vous aussi, madame, que c'est-ce que je dois faire ? Aller lui dire que je l'aime ! 
- C'est vous qui voyez…mais si c'est ce que vous voulez, pourquoi pas ! 
- Je vais me sentir ridicule ! 
- Mais non, surenchérit Sabine : va la voir et parle lui. Elle ne va pas te manger ! 
- Bon…puisque vous êtes tous d'accord, je me lance ! 
 
Et le voilà parti. Il se dirigea donc vers la jeune femme qui, le voyant approcher, le regarda curieusement. Et là, devant tout le monde, sans préambule, il lui fit sa déclaration : 
- " Excusez-moi de vous aborder comme ça, mais dès que je vous ai vue, j'ai été subjugué. Vous me plaisez beaucoup et j'aimerais vous revoir. Si je pouvais avoir un numéro de téléphone, une adresse où vous joindre, on pourrait se rencontrer, aller prendre un café et faire plus ample connaissance ; je sais, mon approche n'est pas très intime, je m'adresse à vous devant tout le monde mais c'est le seul moyen que j'ai de vous prouver ma bonne foi…vous me trouvez peut-être ridicule ? 
La jeune femme interloquée n'en revenait pas. Les personnes autour, surprises aussi d'être prises à témoin, souriaient. 
- " C'est pas possible, disait la jeune femme en regardant les gens : j'y crois pas ! " 
Malgré tout, il insistait : qu'est-ce que vous en dites ? 
La jeune femme se déplaça alors légèrement avec un sourire et une expression sur son visage qui semblait dire : c'est un malade ou quoi ! Puis elle se sentit mal à l'aise… Les gens, tout à coup, prirent parti pour lui : - " dites-lui quelque chose…le pauvre…il a l'air sérieux Regardez-le ! " 
- Mon Dieu, c'est plus possible, là, je suis mal… Je m'en vais ! 
- Ah, non…ne partez pas ! Et vous, ne la laissez pas partir comme ça ! Retenez-la ! 
- Vous croyez ? 
- Mais oui, allez la chercher ! 
 
Il courut derrière elle pour la retrouver, mais hélas, elle avait disparu. Durant plusieurs jours, il refit ce parcours jusqu'au bureau de Poste, à l'intérieur, à l'extérieur, mais il ne la revit plus jamais. Et puis préoccupé par son avenir, il partit pour Paris. 
Tiens, voilà la belle bleue qui apparaît… Nice n'est plus très loin, je vais prendre la promenade, il fait si beau ! Je te retrouve ma bonne ville de Nice, " divin royaume de l'œillet. " Et oui, il y a bien longtemps qu'on ne s'est fréquenté, toi et moi, mais qui sait, peut-être que je reviendrai définitivement finir mes jours sous ton beau ciel bleu. Demain, il faudra que j'aille faire un tour en ville pour réapprendre tes rues… 
 
C'est ce qu'il fit. Curieusement, il avait besoin de timbres pour poster ses lettres. 
N'étant pas très loin du fameux bureau de Poste de sa jeunesse, il s'y dirigea. Tout en marchant, il aperçut de l'autre côté de la rue, un petit magasin de souvenirs avec ses vitrines magnifiquement décorées qui s'offraient aux regards. Il pensa à ses petits enfants et se dit : - " je devrais sûrement trouver quelque chose d'agréable pour eux dans cette petite boutique. Et sans trop savoir ce qu'il pourrait y acheter, il s'y rendit et poussa la porte. Quand il entra, une personne, le dos tourné, s'affairait dans les rayons de ses étagères, autour de ses tee-shirts qu'elle arrangeait en les rempilant. Quand elle se retourna, il eut comme un coup au cœur, elle venait d'en rouvrir la porte secrète. Il resta un instant figé, sans bouger, à la regarder. Ce visage, il ne l'avait pas oublié. Elle était là devant lui : " ce coup de foudre de sa jeunesse " qui s'était enfui, et qu'il n'avait jamais retrouvé. De nouveau, après tant d'années, il était encore séduit. La couleur des cheveux était différente mais le visage, malgré les années passées, n'avait pas changé. Elle était restée mince et avait toujours cet aura indéfinissable. 
- " Monsieur, vous désirez ? 
- Votre numéro de téléphone ! 
- Comment ? 
- Que le chemin a été long pour venir jusqu'à vous ! 
- Je ne comprends pas…on se connaît ? 
- Vous êtes dans un coin de mon cœur depuis tant d'années. Vous ne vous souvenez sûrement pas du doux dingue qui vous a fait une déclaration d'amour en plein bureau de Poste il y a… 
- C'est une blague ! 
- Ne vous inquiétez pas, je suis sain de corps et d'esprit ! 
 
Gisèle, c'était son prénom, réfléchit un instant… 
- " Ne me dites pas, que c'était vous ? Si je vous disais que ça m'est arrivé d'y penser en essayant de me rappeler votre visage, mais vous m'aviez tellement embarrassée, que je n'avais qu'une idée en tête : fuir ! 
- Et c'est bien ce que vous avez fait…Je vous ai cherchée longtemps, même après, mais sans résultat. 
 
Gisèle regardait cet homme plein de charme à l'élégance naturelle. Elle pensait : 
- " Serais-je passée à côté de quelque chose qui aurait pu changer ma vie. Sa vie qui n'avait pas été de tout repos… 
Quelqu'un entra vivement dans le magasin. C'était Gérard le frère de Gisèle. 
- " Enfin ! Pour trouver un guichet ouvert dans cette foutue Poste…il faut attendre des heures ! " 
Puis apercevant Rémi :- " C'est toi ! Mais tu es revenu depuis quand ? Je te croyais toujours à Paris ! Sacré Rémi, comment tu vas ? T'as pas changé mon vieux ! 
- Je ne suis à Nice que pour quelques jours, mais il est fort possible que je revienne m'y installer. 
- J'espère qu'on pourra se voir avant que tu ne repartes ? Au fait, je te présente ma sœur Gisèle… 
- Alors enchanté Gisèle. 
- Et toi, Gisèle, je te présente mon meilleur " pote " du lycée. Tu sais, je t'en parlais souvent ; puis en riant : - " je voulais même, en douce, vous fiancer ! 
 
Tous deux n'écoutaient plus Gérard qui parlait. Ils étaient ailleurs. Gérard s'en aperçut et leur dit d'emblée : - " j'ai l'impression d'avoir un train de retard…je me trompe ? 
C'est Gisèle qui lui répondit sans quitter Rémi des yeux :  
 
- " Gérard, tu pourrais garder la boutique quelques minutes ? 
- À votre service madame, puis-je faire autre chose ?…Pendant ce temps, Rémi et moi, on se rappellera le bon vieux temps…qu'est-ce que tu en dis, Rémi ? 
- Il n'en dit rien, tout simplement parce que aujourd'hui, c'est moi qui l'enlève ! Et s'adressant à Rémi : 
- " Vous vous souvenez, vous me devez un café ! 
- Oui, Gisèle, ne le laissons plus refroidir…il nous attend depuis si longtemps !