- Je crois que nous les avons stoppés !
Ainsi avait parlé l'amiral Haroldson, commandant les groupes de combats étatsuniens, qui venaient d'arrêter la progression de la flotte de guerre chinoise, ce 30 mars 2039. En face de lui, le commandant de l'aviation embarquée, le commander Kimmel, hocha la tête :
- Mais à quel prix !
- Je sais.
Dans le " Central Opérations ", les informations arrivaient les unes après les autres. Des six porte-avions engagés dans la bataille, quatre étaient partis au fond de l'Océan Indien. Les " Enterprise ", " Nimitz ", " Georges Washington ", et " Abraham Lincoln " servaient de tombeaux à plus de vingt-mille marins US. Des centaines de rescapés flottaient encore dans la mer. Si les requins ne passaient pas par-là, on pourrait peut-être en sauver la moitié. Peut-être . . .
- Mais comment en sommes-nous arrivés là ? se demanda l'amiral.
Il revoyait sa jeunesse, lorsqu'il n'était encore qu'un aspirant à l'académie navale d'Annapolis, trente ans auparavant. Le président nouvellement élu, Barack Obama avait surpris tout le monde lorsqu'il avait déclaré " La Chine est notre alliée ". Comme le lui avait dit alors un de ses professeurs : " Lorsqu'un pays se cherche des alliés, surtout aussi puissants, c'est qu'il n'est plus certain de son avenir. Une nation forte peut s'en sortir seule ".
Puis, la dégringolade US s'était accélérée. L'Europe, s'abimant dans des guerres civiles ethnico-religieuses, n'avait pu être d'aucun secours. Le Japon, tremblant, ne bougeait pas. L'Australie et la Nouvelle-Zélande ne comptaient plus, trop peu peuplées. Quant au reste du monde, il n'était pas fâché de voir les Etats-Unis en mauvaise posture. L'Amérique se retrouvait seule.
La Chine avait lancé un gigantesque programme de recherches dans toutes les disciplines scientifiques et techniques. Refusant les étudiants étrangers, pouvant servir d'espions, elle avait accompli seule un grand bond en avant, un de plus.
Notamment, en matière de technologie des matériaux, elle avait mis au point des alliages à très haute résistance. Cela avait permis de fabriquer, à relativement faible coût, des porte-avions géants, véritables aérodromes flottant, à côté desquels, les navires US faisaient figure de canots du dimanche !
Dès lors, la guerre n'était plus qu'une question de temps. Le conflit avait éclaté à propos de l'éternel pétrole et la flotte de haute mer chinoise était montée en première ligne. Voulant couper le ravitaillement en combustible des Chinois pour les amener à la raison, le Président des USA avait donné l'ordre à la flotte de l'océan Indien d'intervenir. Et les " aérodromes navals " chinois étaient arrivés les premiers dans le détroit de Java. Embarquant plus de deux-cent appareils, au lieu des quatre-vingt pour les navires de l'US Navy, ces monstres des mers avaient lancé leurs avions vagues après vagues et malmené les marins de l'Oncle Sam. Seuls les croiseurs US armés de canons à induction électromagnétique avaient pu rétablir partiellement l'équilibre. Lançant leurs énormes obus à guidage par GPS, les trois navires cyclopéens chinois furent coulés, tandis que les avions des deux camps tombaient à la mer comme des mouches. La bataille de la mer de Java se soldait par une " victoire à la Pyrrhus ".
- Quel massacre, reprit le commander, une telle tuerie aéronavale n'avait pas eu lieu depuis la bataille de Midway en 1942, il y a presque cent ans. Il ne nous reste plus que le " Forrestal " et encore il donne de la bande, ainsi que le nôtre, ce bon vieux " John Kennedy " !
- Et l'escorte ?
- Elle est réduite des trois-quarts !
- Et les croiseurs ?
- Ils sont tous au fond.
- Combien de navires rescapés ?
- Pas plus d'une douzaine.
- Bon sang, sur les deux-cent !
- Mais nous bloquons le détroit de Java, là où les Chinois passaient pour aller chercher leur pétrole !
- Donc, on a gagné.
- Je crois que oui.
Etouffant un soupir, l'amiral ferma les yeux un instant. Oui, il avait gagné, mais les familles des tués et disparus ? De combien de sang et de larmes allait-il payer une éventuelle décoration ? Il décida de la refuser car c'était un homme profondément humain, et non une brute militariste comme on en voyait trop souvent. Il ferma les yeux et s'imagina dans son ranch, là-bas, si loin en Californie, avec son épouse, la jolie Karen qui savait si bien préparer la tarte aux pommes, recouverte de Chantilly. Il vit aussi son petit cheval de race appaloosa nommé Snippy et son 4x4 Dodge bleu ! Mais c'était un autre monde.
- Comme la maison est loin, murmura-t-il !
- Je vous demande pardon, sir ? lança Kimmel.
- Non, rien, je pensais tout haut.
Puis le professionnalisme reprit le dessus :
- Rassemblez la flotte, envoyez les hélicos récupérer les éventuels survivants, puis, cap sur Pearl-Harbour. On devrait venir nous relever.
- À vos ordres, sir !
Tandis qu'on essayait tant bien que mal de faire un état des lieux et de relancer l'activité de ce qui restait de l'escadre, l'amiral prit une cigarette en espérant se détendre. Autour de lui, tout n'était que chaos. La mer était couverte d'épaves, d'huile, de combustibles, de débris et de cadavres. Les avions et hélicoptères rescapés du massacre vrombissaient dans l'air rendu acre par les fumées.
Mais il allait bientôt rentrer chez lui et essayer d'oublier tout ceci. Allons, c'était la vie qu'il avait choisi. Il avait l'espoir de " renaître ", puisque la Grande Faucheuse n'avait pas voulu de lui. Il se mit sourire en pensant à sa jolie compagne, blonde comme seules savent l'être les anglo-saxonnes, ni trop, ni trop peu. Mais le destin était si injuste. Des garçons de vingt ans qui ne reverraient pas leurs pays, et lui qui a cinquante ans était là, bien vivant. Et Dieu dans tout ça ? Où était-il ? Qu'en disait-il ? Quelle était la signification de tout cela ?
- Je dois me concentrer sur mon job, se dit-il.
Oui, la Vie revenait vers lui. Allons, il pourrait continuer à courir sur Snippy et respirer l'air des grands espaces. En quelques minutes, il gravit les échelons de l'espoir pour arriver au sommet des certitudes. Oui, pour lui, la vie allait gagner. Il vivait, il était la Vie ! Il essuya furtivement une larme de tendresse en pensant à son épouse, qui devait l'attendre. Il sourit et reprit courage, car le moral venait de remonter d'une manière incroyable !
- Je t'aime, ma jolie Karen, pensa-t-il.
Soudain une voix le fit sursauter. Celle d'un officier subalterne qui entra et lança :
- Sir, un message du sous-marin "Denver " ! Forts bruits de cavitation, probablement de nouveaux navires chinois, au moins dix de leurs porte-avions géants, qui déboulent dans le détroit de Java !
- Dix ?
Harolsdson sentit son sang se glacer dans les veines. Il imagina plus de deux-mille avions ennemis à l'attaque de ce qui restait de la flotte et moins de cent appareils pour les contrer ! Il ferma les yeux et revit une dernière fois sa femme et sa maison, là-bas au soleil californien.
Il entamait là son dernier combat...