Pas confiance dans l'automobile
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© Jean-François COUBAU
- Allons-y, il est là. 
 
Les deux hommes sortirent de l'abri des caisses entassées sur le quai du Havre, et se dirigèrent vers le personnage ainsi désigné. Celui-ci venait de descendre de l'échelle de coupée du contre-torpilleur de la marine du Tsar, le Byedovi et regardait de droite à gauche, comme un véritable touriste. En voyant les deux individus s'approcher, il sourit, mais ne dit mot. Se plaçant devant, ils lui demandèrent d'une voix prudente. 
 
- Monsieur le comte Kissof ? 
 
- Oui, c'est moi, répondit l'interpellé avec un léger accent slave. Et vous messieurs, qui donc êtes-vous ? 
 
- Commissaire Bredier et inspecteur Mérentier, de la Sûreté. 
 
- Ah, la police française ! Que puis-je faire pour vous messieurs ? 
 
- Voilà, nous sommes votre escorte sur le territoire français, pendant votre séjour. 
 
- Une escorte ? C'est très gentil de la part de votre gouvernement, mais je ne crois pas avoir besoin d'une escorte. Regardez ! 
 
Se tournant vers le navire, il jeta un ordre en russe et immédiatement, huit grands gaillards se précipitèrent et l'entourèrent. 
 
- Voici mon escorte, messieurs, mes fidèles Cosaques du Don. 
 
De fait, l'irruption de ces rudes cavaliers, en magnifiques costumes traditionnels avait fait forte impression, car tous les dockers avaient arrêté le travail. 
 
- Eh bien, ai-je besoin de la police française ? 
 
Et le comte partit d'un grand éclat de rire, quelque peu gênant pour les policiers. 
 
- Hum, entama le commissaire, j'ai des ordres et . . .  
 
- Vous avez des ordres, monsieur et vous les exécutez ? Très bien vous avez raison. Alors escortez-moi donc. 
 
- Euh, hasarda le jeune inspecteur en désignant le sabre des Cosaques ? 
 
- Ah, le sabre, oui bien sur. Mais cela fait partie de la tenue. Mais ne vous inquiétez pas, je réponds de mes hommes.  
 
- Comme vous voudrez, mais notre voiture est là si vous voulez en profiter, aucun problème. 
 
- Mais j'ai emmené ma voiture personnelle, tenez la voici. 
 
La grue à vapeur venait de saisir une calèche sur le pont du contre-torpilleur et manoeuvrait pour la déposer sur le quai. 
 
- Mais c'est une voiture à chevaux, dit le commissaire. Vous ne préférez pas une voiture automobile ? 
 
Le comte Kissof les regarda comme s'ils avaient proféré une obscénité. Puis, il se mit à rire et répondit : 
 
- Non, non messieurs, pas confiance dans l'automobile ! 
 
- Comme vous voudrez, murmura le policier, résigné. 
 
Quelques minutes plus tard, tout était prêt. À coup de fouet, la calèche démarra, suivie par les Cosaques à cheval. La De Dion-Bouton de service des hommes de la Sûreté fermait la marche. L'inspecteur prit la parole. 
 
- Ma parole, mais il joue à Michel Strogoff ou quoi ? 
 
- Quelle aventure ! Et vous n'auriez pas du lui parler des sabres. L'effet était mauvais. Il ne faut pas vexer ce genre de personnage qui est un proche du Tsar. N'oubliez pas qu'en cas de guerre avec l'Allemagne, l'alliance russe serait précieuse. Leur armée attirerait une partie des allemands à l'Est et soulagerait la nôtre. Ce serait plus facile pour reprendre l'Alsace-Lorraine ! Alors, du calme ! 
 
- Soit, je ne dirai plus rien. 
 
Et l'étrange convoi prit la route de Paris. Dire que la traversée des villages et des bourgs attirait l'attention était un euphémisme ! Les magnifiques costumes chamarrés du comte et de son escorte pétrifiaient tout le monde d'admiration. Les notables tiquaient, les religieuses levaient parfois les yeux avec intérêt sur ces splendides gaillards . . . qui le leur rendaient bien ! 
 
Quelques vieux royalistes, croyant au retour du Roi, frémissaient d'impatiente, jusqu'à ce qu'on les détrompe. Les " républicains " haussaient les épaules au passage du " défilé d'un autre âge ". 
 
Derrière, la voiture des policiers avait quelque chose d'incongru. Les deux hommes craignaient les attentats des " bolchéviques " et redoublaient donc de vigilance. À un certain moment, on s'arrêta et le commissaire se sentit mal à l'aise. Il sauta de l'automobile, suivi de l'inspecteur et se précipita vers la calèche. 
 
- Monsieur le comte, que se passe-t-il ? 
 
Un formidable éclat de rire lui répondit. 
 
- Regarde, petit commissaire, ce n'est rien. 
 
Sur le bas-côté de la route, une charrette avait versé dans le fossé, L'âne qui lui était attelé, n'arrivait pas à l'en sortir. Une jeune fille qui conduisait l'ensemble, tirait en vain sur la bride. 
 
- Ah, je vois, un accident, dit l'inspecteur. 
 
- Pas de problème, dit le comte. 
 
Se tournant alors vers un des cosaques, il lança un ordre. Aussitôt, le gaillard, montagne de muscle, sauta dans le fossé. Agrippant la carriole tout comme un simple jouet, il la souleva et la replaça sur la route en un clin d'œil. Un instant, le regard de la jeune fille et celui du soldat se croisèrent et le choc culturel fit place à . . . quelque chose qui existe depuis la nuit des temps ! 
 
- Davaï, davaî ! lança le comte. ( En avant ). 
 
Et le convoi reprit la route. Bref, après deux jours, passés à chevaucher, on arriva à Paris. Une maison louée par l'ambassade de Russie fut le quartier général du noble. Et les folles nuits parisiennes commencèrent. On ne compta plus les litres de vins, de cognac, et de vodka engloutis ! Les achats de bijoux s'enchaînaient à vitesse vertigineuse. Parfois, quelques dames à la vertu incertaine rentraient dans la nuit avec le comte et repartaient quelque jours après avec un porte-monnaie beaucoup plus garni qu'à l'arrivée. 
 
Le noble russe savait vivre. Il prit en considération les policiers qui s'inquiétaient d'un attentat. Ils lui disaient que la calèche était trop visible, qu'une voiture plus discrète était recommandée. À cette remarque, le comte Kissof, répondait invariablement : " Pas confiance dans l'automobile " ! Et un formidable éclat de rire retentissait ! 
 
Mais les meilleures choses ont une fin. Il fallut repartir pour la " Rodina ", c'est-à-dire la Mère-Patrie. Une fois de plus, les policiers proposèrent la voiture de service pour le prince, mais la réponse tomba : " Pas confiance dans l'automobile ", suivi de l'éclat de rire idoine. 
 
Aucun incident n'émailla le parcours et tout le monde se retrouva sur les quais du Havre. Les adieux furent solennels et chaleureux et bientôt le Byedovi appareilla. 
 
- Ouf, lâcha soulagé le commissaire, pas fâché d'en avoir fini avec cette corvée. Il était gentil le russe, mais pour la sécurité, c'était limite. Et cette insistance à rouler en calèche ! Le progrès est en marche, et l'automobile supplantera la voiture à cheval. Ne le sait-il pas ? L'empire russe est-il arriéré à ce point ? 
 
- Je ne sais pas, commissaire, mais je vous invite à casser la croûte au bistrot le plus proche. 
 
- Merci, Mérentier, allons-y ! 
 
                                                                           * 
 
Dix ans plus tard, après cette formidable boucherie que fut la première guerre mondiale, qui entama le suicide de l'Europe, l'inspecteur Mérentier, devenu commissaire, sortait d'une réception chez des amis. Un taxi l'attendait et il grimpa. 
 
- À Clichy, dit-il. 
 
La voiture se mit à rouler, dans la chaleur de l'après-midi. Parcourant les rues, le policier regardait les passants. Que de changements ! Les jupes plus courtes, les chapeaux cloches, les cheveux courts de femmes, la mode " garçonne ". Cette guerre avait bouleversé le monde. Il en était à ses réflexions, lorsque la voix du chauffeur le tira de sa torpeur. 
 
- Vous êtes arrivés, monsieur. 
 
- Quel est le prix de la course ? 
 
- Six francs cinquante, s'il vous plait ! 
 
Le policier prit son portefeuille, sortit un billet de dix francs, leva la tête et vit le chauffeur. Il recula alors et dit : 
 
- Mais, vous êtes le comte Kissof ! 
 
Son interlocuteur le regarda étonné et répondit ! 
 
- J'étais le comte Kissof, mais la révolution nous a chassés de Saint-Pétersbourg. Alors, je me suis exilé à Paris. Mais comment me connaissez-vous ? 
 
- Je suis l'inspecteur Mérentier, qui vous escorta lors de votre venue en France, il y a dix ans. 
 
L'ancien noble prit deux ou trois secondes pour détailler le visage du policier, et un grand sourire apparut alors ! 
 
- Oh, mais oui, je te reconnais jeune homme ! Par Saint-Vladimir, quelle coïncidence ! 
 
- Mais dites-moi comte, vous qui n'aviez pas confiance dans l'automobile, vous en conduisez une maintenant ! 
 
- Ah oui, avec beaucoup de mes compatriotes, nous sommes devenus chauffeurs de taxi. Et j'ai du faire confiance dans l'automobile. Mais je crois qu'il y a en France, un proverbe qui dit : " Il n'y a que les imbéciles qui ne changent pas d'avis ". 
 
Et sur ce, le comte partit d'un grand éclat de rire homérique !