Stéphanie et Linda
NOUVELLES
© Cathy ESPOSITO
Stéphanie, l'amie d'enfance de Linda.  
Stéphanie, petite ronde à la peau diaphane, picorée de tâches de rousseur avec des cheveux roux clairs presque blonds mais roux quand même, et des yeux bleus délavés. Stéphanie, mère de trois enfants et mariée à Jacques, un homme moyen, en taille, en sympathie, en intelligence, en beauté et même aussi en milieu social. D'après Linda, un homme incapable de donner du bonheur à une femme, parce que le bonheur ne se construit pas avec un diplôme de  "moyenneté ". 
 
Elle l'avait prévu lors de leur mariage et avait prévenu sa meilleure amie. Malgré tout, la rondelette n'a rien écouté et s'est acoquinée avec cet employé des impôts bedonnant qui n'a jamais gravi un quelconque échelon depuis vingt ans. Toutes ces années ont passé et Linda n'a pu que constater qu'elle avait raison depuis le début. Stéphanie n'a pas été heureuse, elle n'a jamais amélioré son apparence physique au contraire, les grossesses successives ont laissé des traces irrémédiables sur son embonpoint. Elle ne souriait guère et n'était jamais enjouée. Toujours aspirée par ses tâches ménagères, obnubilée par les devoirs scolaires des enfants, les allers/retour à l'école, les activités sportives. Et en plus de cela, elle gardait des marmots, ceux des autres, tâches pour lesquelles, elle était rémunérée au lance pierre. 
 
Non, se dit Linda en ces heures sombres, Stéphanie n'était pas heureuse, c'est sûr. Elle est couchée là devant Linda, froide et encore plus blanche qu'avant. Avant qu'elle ne meure d'une rupture d'anévrisme brusquement, il y a deux jours. C'est Jacques qui l'a découverte en revenant pour déjeuner à midi, elle était couchée par terre dans la cuisine, sans vie, avec son tablier de cuisine pendu à son cou, son chiffon à poussière au bout de sa main crispée et ses yeux fixes. 
 
Le légiste a déterminé qu'elle était morte vers neuf heures du matin. Au même moment, Linda s'est sentie mal, comme si elle avait eu un malaise, l'air lui a manqué et elle a du s'asseoir devant sa coiffeuse, dans sa chambre. Lorsque Jacques lui a téléphoné en larmes pour lui annoncer la mauvaise nouvelle, Linda a eu un double choc, celui de perdre son amie et aussi de se rendre compte qu'elle avait ressenti sa mort au moment où elle était survenue. 
 
Depuis, Linda n'est pas dans son assiette. Elle a beaucoup pleuré devant son mari, ses enfants et ses amis. Elle en a parlé à tout le monde. Elle leur a expliqué à quel point elle souffre, elle, d'avoir perdu sa meilleure amie et leur demande qu'est-ce qu'elle va devenir sans Stéphanie. On a eu beau l'écouter et lui dire que tout allait bien se passer, elle n'a rien entendu et continue d'avoir mal à la tête et de se sentir nauséeuse. Son mari a pris l'avion immédiatement depuis Londres pour la rejoindre et la soutenir dans cette épreuve. Il a laissé tomber une réunion cruciale dans la capitale britannique pour soulager sa femme. Les deux enfants ont été ramenés de l'école en urgence et attendent, assis dans leur chambre que leur mère les appelle au cas où. La femme de chambre lui a fait couler un bain et a fait appeler son docteur de famille pour lui prescrire des calmants. Ses amies lui ont téléphoné toutes les demi heures pour lui parler d'autres choses afin de lui changer les idées, prochain gala de charité, le bal de la rose à Monaco, le shopping à New York. Rien n'y fait. Linda se sent profondément affectée et c'est la première fois que ça lui arrive. 
 
Linda n'a jamais ressenti de violent sentiments que ce soit des bons ou des mauvais. Elle déteste les extrêmes. Elle est amoureuse modérément de son mari pour le cas où elle découvre un jour qu'il l'a trompe. Elle ne veut pas s'attacher outre mesure aux enfants qui vont la quitter à l'âge adulte, elle avait coupé les ponts avec sa mère pour ne pas la voir se dégrader physiquement lors de sa maladie et pleurer à son enterrement. Non, Linda n'aime pas les effusions, la tristesse comme la grande joie. Linda ne veut pas souffrir. Elle ne supporte pas cela et aujourd'hui à cause de Stéphanie, elle est confrontée à son pire ennemi. Elle s'est même dit qu'elle aimerait juste revoir Stéphanie en vie, deux minutes, pour lui dire à quel point, elle lui en veut de lui faire si mal. 
 
Pourtant, elle n'avait pas l'impression d'aimer Stéphanie aussi fort. Elle n'a jamais eu qu'un sentiment de copinage avec la rouquine. Elles étaient voisines et se sont élevées ensemble puis leurs vies ont pris des chemins opposés. Il faut dire qu'avec le physique de Linda, les choix de carrière étaient plus faciles. Miss Corse en 1985, elle a bénéficié de courbes qui affolent les hommes et après quelques années de mannequina, en a profité pour trouver le meilleur d'entre eux. Charmant, intellectuel, beau métier, riche, qui sait donner tout ce qu'il faut à une femme pour la rendre heureuse. Tout ce que Stéphanie n'avait pas. 
 
Linda ne se sent pas du tout bien, elle quitte le dépositoire et retourne chez elle avec son chauffeur. Elle s'allonge sur son lit et se dit que ça ira mieux tout à l'heure après l'enterrement. Mais rien ne tourne comme elle le pense. En fait, elle a l'impression que ses pensées lui échappent soudain, bizarre. Elle a fermé les yeux et entend une voix qui lui parle. La chambre est calme, la maison aussi, les enfants ont été prié de ne pas faire de bruit dans leur chambre, les tentures sont tirées et le soleil ne pénètre pas dans la pièce. Linda semble dormir mais pourtant elle est consciente de ce qui arrive. La voix est de plus en plus audible et claire. Il s'agit d'une voix de femme. Linda voudrait crier " Stéphanie " mais aucun son ne sort de sa bouche, elle est scellée. 
 
" Bonjour, Linda " 
 
Linda n'arrive pas a rassembler assez de force de pensée pour répondre, elle baigne dans une sorte de léthargie inacceptable. Elle ne peut même pas appuyer sur le bouton pour appeler sa femme de chambre. 
 
" M'entends-tu Linda ? " 
" Oui " 
 
Ce " Oui " lui a demandé tant d'effort à formuler qu'elle tremble tout à coup de tous ses membres. 
 
" C'est moi, Stéphanie " 
 
Linda n'a pas besoin de répondre. Elle sait. 
 
" J'ai réussi à pénétrer ton corps, tu te rends compte ! " 
 
Linda demeure sans voix. 
 
" J'y ai si souvent songé…enfin…pas dans ces conditions bien sûr. " 
 
" Que veux-tu ? " 

 
Linda est pantelante, elle doit fournir des efforts incommensurables pour pouvoir formuler une pensée et la matérialiser dans sa tête en guise de phrase. 
 
" Ce que je veux ? " 
 
Stéphanie semble quant à elle en pleine forme et possession de ses moyens. 
 
" Je réfléchis à ce que je veux depuis deux jours que je suis tapie là dans ton corps et tes pensées. Je les ai vues défiler toutes ses horreurs que tu cogites sur moi. Dis donc, je ne savais pas que tu me méprisais à ce point, quoi que, je m'en doutais un peu. Nous n'avions que très peu de contacts ces dernières années. J'étais très occupée et toi dédaigneuse. Mes conditions de vie étaient si éloignées des tiennes. C'est vrai, une lady ne se mélange pas avec le bas peuple. Un petit coup de fil de temps en temps juste pour entretenir un semblant d'amitié. Pourquoi me téléphonais-tu ? " 
 
Linda ne peut pas répondre, ses pensées la devancent sans qu'elle puisse les retenir et Stéphanie s'en empare. 
 
" Ah, je vois, tu voulais m'en mettre plein la vue et t'assurer que je n'étais pas sortie de ma conditions de maman/nounou qui tire sur les cordons de la bourse pour joindre les deux bouts, épouse d'un homme, comment tu dis déjà : " moyen ". Ce brave Jacques est effondré, je l'ai vu à travers tes yeux. Le dégoût qu'il t'inspire, je l'ai ressenti aussi. Je ressens tout ce que tu ressens ma vieille. C'est original " 
 
" Que veux-tu ? " 
 

Linda est à bout de force, elle est prête à lâcher mais si elle se laisse aller, Stéphanie risque de prendre sa place complètement et alors qu'adviendra-t-il ? Et si elle ne se réveillait plus et que Stéphanie s'empare de son corps, à vie. 
 
" Je veux ta place, ton beau mari, tes beaux enfants, ton argent pour faire la fête, ton corps pour l'habiller comme on vêt une poupée Barbie, tes amies pour être méchantes avec elles. " 
 
" Non… ! " 
 
" Si ! Tu n'y peux rien ma fille, je prends ta place dorénavant. Je vais faire l'amour avec le séduisant Charles, ça m'a toujours tenté. Crois-moi, il ne le regrettera pas, je vais bien m'amuser, j'ai toujours aimé le sexe, contrairement à ce que tu peux penser. Et Jacques n'a pas eu à se plaindre de moi. D'ailleurs à ce sujet, je voudrais lui offrir une compensation puisque j'ai disparu. Je voudrais lui faire plaisir. J'ai toujours supposé que tu étais frigide et Jacques aussi, on en avait parlé une fois. Tu vas lui démontrer le contraire, le pauvre homme n'a jamais eu l'occasion de toucher une si belle femme. Tu vas te faire belle pour lui et lui proposer la bagatelle, pas aujourd'hui bien sûr. Il faut attendre quelques semaines, quelques mois. Tu iras chez moi un soir et tu lui joueras les amies éplorées. Tu sangloteras, lui diras que ton mari te trompe, que tu es si malheureuse depuis la mort de Stéphanie et puis tu finiras dans ses bras. C'est romantique, non ? Je languis de voir ça. Mon Jacques qui découvre ton joli corps et s'émerveille et moi qui jubile et qui jouis. " 
 
" Combien… de temps ? " 
 
" Tu veux savoir si j'ai pris possession de ton corps à vie ? " 
 
" Oui " 
 
" Ça dépendra de toi, de ta force de caractère, de tes bons points. Voilà, c'est dit, je suis là pour ta rédemption. Si tu te loupes, t'es fichue. " 
 
" Qu'est-ce que je dois faire ? " 

 
Linda est proche de sa fin, son esprit ne lui appartient presque plus. Cette fois, elle sait qu'elle ne reviendra pas. Stéphanie est trop forte, autant lui laisser la main, sur ce coup. 
 
" Tu feras tout ce que je dis. Tu seras présente dans ton corps mais c'est moi qui vais le guider et tu n'auras pas ton mot à dire. Chaque geste, chaque mot, chaque pensée m'appartient. Mais tu ne vas pas disparaître. Je te garde auprès de moi pour que tu vois tout ce que tu as oublié de voir depuis que tu es née, je vais te permettre d'apprendre, de comprendre, d'apprécier, d'être une bonne épouse et une mère, d'aller vers les autres et de donner de ton temps et de ton amour. Je vais t'apprendre ce que c'est que d'être un humain. Je l'étais moi, j'aimais ma famille plus que ce que tu ne peux l'imaginer et mon mari est un homme génial, mes enfants sont superbes, nous étions heureux, plein d'envie, de joie de vivre et d'humour. J'ai été sacrifiée trop tôt, ça va leur laisser un goût amer, les pauvres mais ils seront forts parce qu'ils sont soudés. Je ne m'inquiète pas et puis mon mari va bientôt avoir une superbe maîtresse. Au fait, Charles te trompe depuis des années. Je le sais. Ça ne sera donc pas grave si tu le fais aussi. " 
 
" Tu n'es pas Dieu….qui t'a permis ? " 
 
" Ma bonne fille, Dieu a autre chose à faire que s'occuper d'une pauvre petit fille riche. " 
 
" Il t'a …..envoyée. " 
 

" Non, c'est toi qui m'a demandé de venir. Tu as pensé à moi si fort, tu m'as tellement enviée. Parce que moi, j'étais douée pour le bonheur et pas toi, parce que moi, j'étais là, à côté de toi, à la fois proche, laide, nulle et pourtant si vivante, si positive, si pleine de ressources. Tu n'as pas de ressources intérieures ma pauvre Linda, tu possèdes juste ton corps sur lequel tu as tout misé. Tes repères, tes références tournent autour de ta capacité à rester mince, enviable, sculptée pour plaire pour éveiller l'intérêt chez les autres. Tu aurais pu t'en contenter mais non, il te manque quelque chose. Un besoin autre que celui de paraître. Tu voudrais comprendre pourquoi ton cœur n'est pas apaisé, alors que depuis ta naissance tu as tout fait pour garantir son confort. Faut-il seulement être aimée pour être heureuse ? " 
 
" Je pars…. " 
 
" Non, ne crois pas ça, tu vas rester et tout voir. Tu te sens faible parce qu'au fur et à mesure que je te parle, je prends possession de tous tes membres et de ton cerveau, tu t'affaiblis mais ne pars pas. Tu te demandes pourquoi une punition si grande t'est infligée. Penses à la mienne ! Tu te demandes ce qu'il faut faire pour que ça s'arrête : attendre, écouter, apprendre. Si tu te demandes comment Jacques procède, dis-toi bien qu'il est doux et que c'est un bon amant. Si tu te demandes comment Charles va réagir, il va quitter sa maîtresse, si tu te demandes comment vont grandir tes enfants, avec de l'amour et de l'attention. Voilà, je vais me taper tout le travail et tu n'auras qu'à regarder. " 
 
" C'est tout ? " 
 
" Oui mais ta période probatoire aura une fin et là, nous verrons si tu es apte et si ce n'est pas le cas…. " 
 
" Je vais…. mourir ! " 

 
" Oui, comme moi." 
 
" Tu as été…mise à l'épreuve….toi aussi ? " 
 
" Oui. " 
 
" Pour…quoi ? " 
 
" Il fallait que je rende heureuses toutes les personnes qui m'entourent et j'y étais presque parvenue sauf avec toi. C'était volontaire, je n'en ai pas eu envie et je l'ai payé. " 
 
" Linda, Linda, réveille-toi ! " 
 

Charles secoue son épouse par les épaules. 
Elle ouvre les yeux et l'observe. 
 
" Ma chérie, est-ce que ça va mieux, la femme de chambre m'a dit que tu t'étais allongée, il y a trois heures. As-tu dormi ? J'étais inquiet. " 
 

Linda ouvre la bouche et sa voix lui paraît rauque. 
 
" Comment s'appelle-t-elle ? " 
 
" Qui ? " 
 
" Ta maîtresse. "
 
 
Charles baisse les yeux puis à nouveau regarde sa femme fixement. 
 
" Carine. " 
 
Linda attrape son mari par le cou et l'embrasse goulûment.