Comme à chaque fois
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© Cathy ESPOSITO
Comme à chaque fois, il est entré dans notre bureau et nous a dit : " Allez, les filles, vous pouvez y aller ! " Puis, il a souri et nous a lancé un " Joyeux Noël ! ", avant de quitter la pièce. 
 
Gisèle sautille sur son siège comme une collégienne à qui on vient d'annoncer que le professeur de français est absent pour les deux heures à venir. Gisèle n'a pas quitté l'adolescence, il serait temps pourtant, à cinquante ans. Je suis persuadée qu'elle recule l'entrée dans l'âge adulte, sciemment. C'est si facile quand on a une vie dorée. 
 
Je la regarde qui range ses affaires, s'agite autour de son sac à main et l'entends me répéter les mêmes choses que toute à l'heure, en accéléré, comme s'il y avait urgence à quitter les lieux. Je me ravise, il y a urgence pour elle, c'est vrai. Elle reçoit douze personnes ce soir pour le réveillon de Noël. Elle n'a pas encore fini de tout acheter, elle doit farcir le chapon, ouvrir les coquillages, fabriquer les desserts, s'habiller, c'est infernal, elle ne va pas y arriver. 
 
Je ne réponds pas, j'écoute patiemment, je n'ai que ça à faire. 
 
" Joyeux Noël, Caroline ! " me lance-t-elle. 
 
Puis enfin, elle part. Je me retrouve seule devant mon écran d'ordinateur. J'entends dans le couloir les employés qui se congratulent et s'en vont très vite rejoindre leur famille ou amis. 
 
Moi, je prends tout mon temps. Inutile de se presser, je n'ai pas douze personnes à nourrir. Je fais le tour du bureau pour voir si tout est en ordre. Je remonte le couloir pour vérifier si tout le monde est parti. Personne ne me le demande mais je le fais quand même, comme si j'étais un agent de sécurité. 
 
Il est temps, pour moi, de partir aussi. Je mets mon manteau et sort en claquant la porte. Un petit tour dans le centre ville de Marseille va me faire du bien. 
Je repense à Gisèle qui est toujours aussi dynamique qu'il y a dix ans quand j'ai intégré la société. 
 
J'ai parfois l'impression que tout est passé si vite, je n'ai pas eu le temps de me retourner et voilà, je suis une vieille trentenaire, célibataire et pas très joyeuse. Qu'est-ce qui me manque ? Gisèle a la réponse : une famille. Pour elle, c'est primordial. Son mari, ses trois enfants, ses parents, son frère et sa sœur, y compris les voisins, deux petits vieux esseulés, bref, les douze qui vont venir ce soir, fêter Noël chez elle. Ma collègue de bureau va être débordée de travail mais il ne s'agit pas d'un labeur plutôt de bonheur. Mettre la table, préparer un repas pour ces gens qu'elle aime, c'est le sens de sa vie. Elle y met tout le sens de sa vie, d'ailleurs. 
Si j'analyse cela, je prends peur, parce que ma vie à moi n'a donc aucune signification. Autant, ne pas être née. 
 
Je n'ai pas rencontré la bonne personne. La seule, l'unique, parce qu'après tout, il n'y a pas des tas d'hommes qui pourraient me correspondre, il y en a qu'un. C'est donc une question de chance. Je ne suis pas tombée dessus. Et je me dis que le temps presse. Je ne vais pas parler d'horloge biologique mais tout de même, j'y pense. 
 
Mes pas m'ont menée au pied de la Canebière. Il y a une foule grouillante qui va et qui vient dans tous les sens et dans un but bien précis. Enfin, avec pour chaque personne, le sien. J'ai l'air idiot, moi, à m'arrêter là pour les regarder faire. Je fais pourtant partie de l'humanité, de cette ville, je partage leur vie. Eh, bien, il ne semble pas ! Je me sens isolée, en dehors du coup. Je n'ai rien compris au film, on dirait. 
 
Il fait froid, le temps est à la neige, c'est un climat exceptionnel pour cette région. Nous n'avons jamais de neige à Noël. À moins, que ce soit un Noël miraculeux, cette fois-ci. Pour qui ? Les Marseillais, ceux que je vois là, ou bien pour moi, puisque apparemment, nous ne faisons pas partie de la même bande ? 
 
Cette ambiance de fête mélangée à la météo qui s'y prête devrait me réjouir. Je n'y arrive pas. 
 
Lorsque Gisèle me parle de sa famille, je l'envie. C'est un sentiment très violent, l'envie, ça prend les tripes. On regarde la personne et on voudrait la faire taire, qu'elle s'en aille parce qu'on a mal au ventre, parce qu'on est écoeuré de tout ce bonheur qu'elle nous jette à la figure. J'ai honte d'avouer tout ça mais Gisèle ne m'inspire plus d'amitié, elle m'est devenue insupportable. 
 
J'ai songé à démissionner. Ce serait encore elle qui aurait le beau rôle. Elle, qui a un mari avocat, sans grande envergure mais avocat toute de même, trois enfants, dont le premier s'est fait expulser de son lycée technique parce qu'il dealait de la drogue à la récré, le second est une fille en pleine crise d'adolescence, talon haut, mini jupe et mèches blondes et le troisième l'enfant gâté par excellence parce que venu tardivement. Elle a aussi des parents très avares, un frère homosexuel qui ne trouve pas l'âme sœur et une sœur qui sort de dépression, après son divorce. J'ai tourné cela mainte et mainte fois dans ma tête. D'un côté, cette famille est loin d'être exemplaire et heureuse et d'un autre, c'est une famille qui se retrouve pour fêter Noël, tous ensemble. 
 
De deux maux, il faut choisir le moindre, alors, oui, j'envie Gisèle avec ces tares familiales. Elle a au moins quelque chose de vivant à quoi s'accrocher, qu'elle a construit à la sueur de son front. Tous les jours n'ont pas été aussi faciles qu'elle veut bien le laisser paraître. 
 
Elle ne me raconte jamais les mauvais points. Elle ménage, polisse, améliore la vérité, elle la rend plus acceptable. Elle, ce qu'elle veut, c'est donner une belle image de sa vie. Elle se dit gâtée d'ailleurs. Elle crâne. 
 
J'ai souvent pensé à lui renvoyer en pleine face l'image que j'en avais, moi, de sa foutue famille mais cela lui ferait mal et je ne suis pas méchante. Et puis, je voudrais bien, au moins une fois, m'appeler Gisèle, rentrer chez moi et les retrouver tous avec leurs défauts, leurs failles, leur amour parce qu'ils l'aiment tous, leur Gisèle. Oui, la solitude est une gangrène qui ronge tous mes jours. C'est assez pitoyable. Je me fais penser à ses SDF qui fouillent nos poubelles pour manger. Ils sont prêts à finir nos restes plutôt que de crever de faim. Je suis pareille à eux. 
Bien, il est trois heures trente de l'après-midi. C'est fou comme le temps passe lentement parfois. Cette année, je vais acheter du saumon. Je ne vais pas rentrer directement chez moi, je vais faire le tour de tous les magasins du centre ville. Ça m'apprendra ! 
 
Je passe par le marché de Noël avec tous ses stands décorés qui vendent des tas d'articles originaux, j'aimerais bien en acheter un. Mais pour qui ? Je n'ai plus de parents depuis longtemps, ils étaient âgés. Et comme je suis fille unique, l'équation familiale est ramenée à une seule inconnue : moi. C'est atroce comme ces fêtes de Noël me donnent le bourdon. 
 
Bon ça suffit ! Je vais respirer un grand coup d'air frais, ça évitera que je fonde en larmes encore une fois. M'apitoyer sur mon triste sort, c'est ce que je sais faire de mieux. En attendant, je suis arrivée devant la boutique du traiteur rue Paradis et je dois patienter dans la file d'attente. 
 
J'en ressors trente cinq minutes plus tard ! Tout ça pour un peu de saumon ! J'aurais pu l'acheter, il y a dix jours, non, j'ai attendu la dernière minute, juste pour faire comme les autres. 
 
Mes yeux s'attardent désespérément sur le trottoir d'en face, il est vide. Vide comme moi. Je savais bien que je ne trouverai personne qui m'attend, il m'arrive encore d'en rêver. C'est idiot de se faire mal toute seule. En même temps, c'est une sorte de vengeance. À qui m'en prendre ? À part, à moi. Quand j'ai tenté, à quelques reprises, de former un couple avec un homme, ça n'a pas marché. Je suis un peu désabusée, frustrée, fatiguée de devoir tout recommencer à chaque rencontre. 
 
Je déraille là. J'avais promis de penser à autre chose. Et puis, j'éprouve tout à coup un sentiment bizarre. Alors, je pense à ma mélancolie qui me joue des tours. Je continue à remonter la rue Paradis. De nouveau, c'est étrange, j'ai envie de me retourner pour vérifier si quelqu'un me suit. Il y a tant de monde ! Comment s'apercevoir si une personne se trouve derrière moi, intentionnellement ? 
 
Je deviens paranoïaque, à force de crever d'ennui. Ce frisson qui me parcourt l'échine ne me laisse rien présager de bon. Après tout, sans vouloir être redondante, je suis seule. Rien de mieux comme proie qu'une fille isolée. 
 
Dire que ça fait des années lumières que je songe à cet homme qui m'aborderait dans la rue juste pour me dire qu'il me trouve belle et voilà que le jour où mon sixième sens me prévient qu'il se pourrait qu'il soit là, j'ai peur, parce qu'avec la chance qui me caractérise, ce n'est pas un prince charmant mais sûrement un serial killer qui se trouve derrière moi. 
 
Bon, il faut que je change de trottoir. Je traverse la rue. De l'autre côté, je me retourne d'un bloc et balaye la foule des yeux, je ne vois rien d'alarmant. Des tas de gens qui passent ensemble, mères et filles, maris et femmes, bandes d'adolescents hilares. Je me fais des idées. Oublions cela ! Je ne sais pas pourquoi, j'ai la couleur verte qui s'imprime dans ma mémoire. 
 
Passons ! 
Ça devient gênant, je n'arrive pas à me concentrer sur des achats potentiels. Je me retourne sans arrêt. À quoi sert ce fichu sixième sens, s'il n'est pas assez explicite. Bon sang ! Il ferait mieux de me faire connaître la vérité au lieu de me travailler au corps sans donner de réponse à mes angoisses. 
 
Je me remets à marcher. J'habite un peu plus haut dans une petite rue perpendiculaire à celle-ci où il n'y a pas de boutique et donc personne qui se promène. D'ici un quart d'heure, je vais tout d'un coup me retrouver seule en tournant à droite. 
 
Je fais toujours très attention quand je rentre tard l'hiver, parce qu'il fait nuit et ce serait facile de me pousser dans la cage d'escalier, au moment où j'ouvre la porte. J'ai l'impression d'être une vieille folle. C'est officiel, l'ennui vient de m'atrophier les méninges. J'en arrive à imaginer le pire, comme si je le souhaitais. C'est peut-être ça, finalement. Je voudrais en finir et j'espère en secret qu'un voyou quelconque viendra me rendre ce service. 
 
Il y a un salon de thé en face qui me paraît plein à craquer mais j'ai envie de tenter l'expérience. Assise face à la baie vitrée qui donne sur la rue, je pourrai me rassurer en constatant que personne ne me suit. Il reste une toute petite place justement à la table qui se trouve collée à la baie vitrée. J'aurai ainsi le nez sur la situation. Je commande un thé et une part de gâteau au chocolat. Oui, je sais il paraît que l'envie de chocolat traduit un manque d'affection. M'en fiche ! 
 
Il y a un couple à côté de moi. L'homme caresse le visage de sa belle avec lenteur, en la regardant dans les yeux. Il est amoureux fou. Il lui prend les mains et les embrasse. 
 
Il a les épaules carrées et ça me fait penser qu'il y a bien longtemps que je ne me suis pas perdue dans les bras d'un homme. C'est rassurant de se sentir serrée bien fort. Deux corps qui se touchent s'échangent des sentiments par le fil invisible de l'amour qui les lie. Ces deux-là, à côté de moi, ont tissé un pull avec leur fil d'amour. Ils n'arrêtent pas de se dire des mots doux, de rire ensemble. 
 
Ça y est ! J'ai trouvé d'autres personnes à envier, hormis Gisèle. Bon, l'idée du salon de thé n'était pas la bonne. Je vais avaler goulûment mon gâteau et partir. Mon serial killer m'attend dehors pour me trucider, je ne voudrais pas le faire languir. 
 
Il y a ceux qui vous racontent leur histoire d'amour qui a commencé au lycée, les autres, au cours de gymnastique et enfin ceux qui parlent de leur lieu de travail. Terrain de chasse extraordinaire, paraît-il ! Moi, j'ai quitté le lycée depuis longtemps et à la gym, il n'y a pas d'homme. Il me reste le lieu de travail. 
 
Voyons voir, je suis l'assistante d'un président directeur général et d'un directeur général très gentils et charmants mais qui pourraient être mes pères. J'ai aussi sous la main, le directeur des ressources humaines, manque de chance, c'est une femme, un juriste, qui a dépassé l'âge de la retraite et vient au bureau de temps en temps pour nous rendre service, les commerciaux, quatre grands et beaux jeunes hommes, qui se sont partagés la France et passent leur temps sur les routes. Ils viennent une fois par semaine pour la réunion hebdomadaire et repartent. Bref, sans commentaire. Il reste les comptables avec, un chef, au caractère exécrable et deux employés dont l'un est une femme et l'autre, c'est Gérard. 
 
Je réfléchis au cas, Gérard. Il est aimable, il a de l'humour et un physique très quelconque. Par contre, il est d'une timidité maladive et ne communique avec moi que par e-mail, il aime bien m'envoyer des blagues piochées sur internet. Alors, quand je le croise, dans le couloir, je lui dis : 
 
" Merci, Gérard, pour ton dernier message, c'était marrant ! " 
 
Et la vie continue. Je ne sais pas qui il est, juste un collègue de bureau, secret. 
 
C'est à ce moment précis qu'un phénomène extraordinaire se produit. Un de ceux qui marquent une vie, qu'on ne peut que graver dans sa mémoire. 
 
La serveuse pose sa main sur mon épaule. Je lève les yeux vers elle. La fille a eu du mal à se frayer un chemin jusqu'à moi depuis le comptoir, l'affluence est à son comble. 
 
" Excusez-moi, Mademoiselle… " 
 
Le temps, semble-t-il, s'est suspendu. Je réponds : 
 
" Oui " 
" Il y a un Monsieur qui voudrait s'asseoir avec vous mais avant de venir jusqu'ici en dérangeant tout le monde, il voudrait savoir si vous étiez sur le point de partir, auquel cas, il reste là-bas. " 
 
La fille me montre du doigt le comptoir et je ne vois rien. J'ai attendu si longtemps qu'on m'aborde ainsi et voilà que je ne reconnais personne dans la foule qui patiente dans la file d'attente. 
 
Ça y est, j'ai pigé, c'est mon serial killer qui me fait un mauvais coup. Comme dans ces films d'horreur où on torture moralement des héroïnes avant de les tuer. Je regarde à nouveau la serveuse, perplexe. 
 
" Le Monsieur, là ! " s'impatiente-elle. 
 
Je vois Gérard en train de me faire un petit signe de la main. Gérard qui porte un pantalon vert. J'ai l'impression… 
 
Je lui souris, alors, il vient. 
 
" Excuse-moi, j'étais en train de faire les dernières courses pour Noël mais je voulais me réchauffer, en prenant un café et je t'ai vue. Comme il n'y a plus de place, je me suis demandé si ça ne t'ennuierait pas de me faire asseoir à côté de toi. " 
 
Sa phrase n'en finissait plus. C'est la timidité. Il ne dit rien ou bien quand il s'exprime, il débite tout d'un coup sa pensée. Brave Gérard. Je n'avais rien à faire d'autre, de toute manière. 
 
" Ne t'excuse pas ! " et je lui fais signe de s'approcher. 
 
Il s'assoit sur un tabouret que la serveuse lui a apporté non sans mal. Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir se dire ? 
 
Les minutes s'écoulent, il a commandé un café et ne mangera rien. 
 
" Alors, qu'est-ce que tu vas faire, ce soir ? " 
" Je fête Noël en famille et toi ? " 
 
Si je réponds, seule, Gérard risque de se croire obligé de m'inviter. 
 
" Je vais chez ma cousine. " 
" Ah ! " 
 
J'ai un haut le cœur, je viens de surprendre le regard de Gérard posé sur ma poitrine. Je reprends ma respiration, je me fais des idées. Ce bon vieux Gérard qui a intégré l'équipe, il y a seulement deux ans est un homme, je ne peux pas m'offusquer de le voir me reluquer. Je l'avais déjà remarqué d'ailleurs au bureau, quand on se croise mais là, c'est gênant parce qu'on est côte à côte dans un endroit surpeuplé et en quelque sorte, isolé. 
 
" Elle habite où, ta cousine ? " 
" Euh ! Au nord-est de la ville. " 
" Ah ! Je ne connais pas le nord-est de la ville, je n'y vais jamais. " 
" Moi, rarement. " 
" Tu sais quoi ? Ce café m'a fait du bien, je me sens mieux. J'espère que ma compagnie ne t'a pas gênée ? " 
" Pas du tout, Gérard. " 
 
Il semble plus détendu tout à coup. Alors, c'était vrai qu'il avait froid et que boire un café était indispensable. Il va peut-être partir maintenant. Je me souviens des idées qui m'ont traversé l'esprit, plusieurs fois aujourd'hui, sur la solitude, l'exigence, les sacrifices, etc… 
 
" Tu es pressé ? " 
" Non " répond-t-il. Il n'avait pas l'air de vouloir partir de toute manière. 
" Moi, non plus. Il y a beaucoup de bruit ici mais au moins, on est au chaud. Tu retournes dans ta famille, demain pour Noël ? " 
" Oui, c'est pareil chaque année. Ma mère a plein de restes qu'elle nous ressert le lendemain. Il vaut mieux ça que rien. " 
" C'est si dur que ça les réunions de famille chez toi ? " dis-je en riant. 
" Non, en fait, il n'y a que ma mère et mon grand-père. Alors, tu vois, c'est un peu triste. " 
" Je comprends ! " 
 
Comme si je compatissais ! J'aimerais bien, moi, avoir une mère et un grand-père et finir les restes. 
 
" Y vas-tu tout seul ? " 
" Ben oui, avec qui veux-tu que j'y aille ? " 
" Je ne sais pas moi, une amie, une femme par exemple. " 
" Non, j'ai personne. Et toi ? " 
" Idem. " 
" Pourquoi ? " 
 
Sa question me prend au dépourvu. 
 
" Je me le demande depuis des années. Je pense que ça vient de moi si je suis seule. À moins que la bonne personne ne se soit pas présentée, encore. " 
" T'as raison. Pourtant, je croyais que tu étais avec ce grand type qui était venu te chercher, une fois, à la boîte. " 
" Grand type…ah, tu veux parler de Franck, taillé comme un rugbyman, en effet. On n'est pas resté longtemps ensemble. C'est marrant, il est venu qu'une fois me chercher au bureau, tu as bonne mémoire… " 
 
" Pourquoi n'êtes-vous plus ensemble ? " 
" Pour des tas de raisons, ce serait long à expliquer. " 
" As-tu eu d'autres aventures, depuis ? " 
" C'est indiscret de me demander ça, non ? " 
 
J'affiche mon plus beau sourire. Il me regarde droit dans les yeux. Je ressens un léger malaise. Il n'a pas de tact, il est idiot ou bien, est-ce autre chose ? 
 
" Ne le prends pas mal, je m'intéresse à toi, c'est tout. " 
" À moi, comment ? " 
" Je sais que tu es seule et moi aussi, on pourrait se voir à l'extérieur du bureau, juste comme ça. " 
 
Il a baissé les yeux pour parler. Je n'aime pas trop son attitude. Tantôt, il est direct tantôt, il se cache. Je vois ses mains qu'il frotte l'une contre l'autre sous la table. Il n'est pas à l'aise. Gérard est d'une timidité maladive, je le sais bien mais de là à me sauter dessus, pareillement. 
 
" Je suis d'accord, si tu veux. " 
 
Je le vois se détendre brusquement. Il affiche un beau sourire. Il n'est pas si laid. Allez, ma fille, creuse un peu, arrête de focaliser sur des bêtises et accroche toi à du vivant. 
 
" Si tu veux, demain tu pourrais venir à la maison pour fêter Noël avec ma mère et mon grand-père. D'accord, il n'y a que des restes mais ma mère est bonne cuisinière. " 
" Ce n'est pas un peu rapide pour me présenter à ta famille ? " 
" Eh, on est au vingt et unième siècle. Tu es une amie, c'est tout. " 
" Pour le moment, on est collègue de travail. " 
" C'est vrai. Et plus si affinité. " 
 
Je me sens mal tout à coup. Je n'ai pas envie de plus. Son regard me transperce. Gérard veut tout, tout de suite. Il fait partie de la catégorie : " Je ne m'embarrasse pas de scrupule, c'est une femme, je suis un homme, en voiture Simone !". 
 
" Tout ça me paraît un peu précipité tout de même. On doit faire un peu connaissance avant." 
" C'est ce qu'on fait, en ce moment. " 
" Non, en ce moment, on parle de banalités. Connaître mieux quelqu'un c'est l'entendre parler de sa vie, de ses idées, de ses choix. " 
" Très bien. Ça va être rapide. Je suis fils unique, mon père est mort, j'étais jeune. Ma mère s'occupe de mon grand-père, il vit chez elle. J'ai trente sept ans et je n'ai jamais été marié, sans enfants non plus. Je pratique un sport, le karaté. En amour, c'est un peu comme ce que tu disais tout à l'heure, je n'ai pas croisé la bonne personne. À moins qu'elle était là, sous mes yeux et que je n'ai pas osé lui parler, jusqu'à présent. Je n'ai jamais trop su m'y prendre avec les femmes. " 
 
Il se gratte la nuque et sourit en même temps. Il est touchant et puis nos vies sont presque similaires. D'un autre côté, me balancer tout d'un coup ! ça manque de charme. 
 
" Pour moi, c'est à peu près la même chose, sauf que j'ai perdu mes deux parents et qu'il ne me reste plus personne. " 
" Ta cousine ! " 
" Oui, ma cousine. " 
" Je comprends ce que tu dois endurer. C'est moche. Il y a longtemps en plus que tu vis cela. Tes parents sont morts, il y a huit ans, je crois. " 
" Oui, comment le sais-tu ? " 
" Mon petit doigt. Tu habites par ici, je crois ? " 
" Un peu plus haut. " 
" Tu voudrais que je te raccompagne ? " 
" Comment sais-tu que j'habite ici ? " 
" Je te rappelle que c'est moi qui fait ton bulletin de salaire tous les mois. Il y a ton adresse dessus. " 
 
J'ai la sensation de ne plus rien maîtriser mais, ai-je le choix ? Bientôt plus personne ne voudra de moi. Gérard regarde à droite et à gauche. Il me paraît distrait. En fait, je me demande ce qu'il veut exactement, sortir avec moi ? Coucher une fois, pour voir ? Ne pas passer le jour de Noël seul avec sa famille ? Ou bien, autre chose…comme par exemple me raccompagner chez moi et… 
 
Un frisson me parcourt à nouveau le corps. Mes yeux tombent sur son pantalon vert. 
 
" Gérard, tu étais juste derrière moi tout à l'heure dans la rue, était-ce un hasard ? " 
 
Il me répond sans me regarder. 
 
" On a du emprunter le même chemin, sûrement. " 
" Ah ! " 
 
Je demeure circonspecte. Il se tourne vers moi avec son beau sourire. Gérard a de belles lèvres. 
 
" Tu as peur de moi ? Crois-tu que je t'ai suivie ? " 
 
Je me sens ridicule tout à coup. Je parle à un collègue de travail que je connais depuis deux ans. 
 
" Excuse-moi ! Je ne voulais pas… " 
" Non, mais je comprends, avec tout ce qui se passe à l'heure actuelle. Mais, ne t'inquiète pas, je ne te veux aucun mal, au contraire. " 
 
Je ne suis pas sûre d'être rassurée mais je me répète que je n'ai pas d'autres options. 
 
" Je crois que je vais rentrer chez moi, maintenant. " 
 
Il se lève de son tabouret, promptement. Nous nous frayons un passage vers l'extérieur. Devant le salon de thé, je ne sais pas comment m'y prendre pour lui dire au revoir. Et s'il insiste pour m'inviter demain, que faire ? 
 
" Tu sais, Caroline, je voudrais te demander un service. " 
" Lequel ? " 
" Il faut que j'achète un parfum à ma mère et je n'ai aucune idée de ce que je dois prendre. Tu ne voudrais pas m'aider, en venant avec moi dans le magasin, en face. " 
Puis-je refuser ? 
 
Nous y avons passé une demi-heure. Gérard n'a pas cessé ses allusions, il me trouve à son goût, je l'ai bien compris. Pourquoi avoir attendu deux ans pour me le faire savoir ? Il croyait que j'étais avec quelqu'un. C'est un peu léger comme réponse, à moins que l'occasion fasse le larron. 
 
Pendant qu'il patientait à la caisse pour régler sa note, je me suis retrouvée juste à côté d'un groupe de jeunes filles qui parlaient haut et fort. J'ai entendu leur conversation qui tournait autour du cinéma, l'une d'elles racontait comment, dans le dernier film qu'elle venait de voir, la pauvre femme naïve, mal fagotée et seule s'était faite éventrée par un psychopathe qui n'était autre que son voisin de palier. 
J'ai alors reporté mon attention sur Gérard, mon collègue de travail depuis deux ans, que je crois bien connaître et qui s'est mis un pantalon vert, très laid. Le type même du vieux garçon qui ne sait pas s'habiller. Suis-je naïve, mal fagotée et seule ? Je jette un regard circulaire dans le magasin. Il y a de quoi paniquer. 
 
Nous sommes dehors, devant la boutique, il est temps de nous dire au revoir, cette fois. 
 
" Caroline, je tiens à te remercier, sans toi, le choix du parfum m'aurait pris des heures. Mon invitation tient toujours pour demain. " 
 
Il sourit encore et je suis presque sur le point de fondre. 
 
" Tu veux que je te raccompagne, ou pas ? Je ne vais pas m'imposer non plus. " 
 
Je le regarde droit dans les yeux pendant quelques secondes. Je suis folle, c'est sûr, Gérard, n'est pas dangereux. 
 
" Je serais ravie que tu me raccompagnes. Si tu me trouves réticente depuis tout à l'heure, c'est que je trouve que tout ça va très vite. Deux ans que nous nous connaissons et subitement, aujourd'hui… " 
 
" C'est le destin, je n'avais rien prémédité. Crois-moi ! " 
 
Et nous marchons. Il y a du monde et puis presque plus personne, dans ma rue. Alors, je sors les clefs de mon sac. Je me tiens sur le pas de la porte, Gérard frissonne de froid, il a la mine contrariée, je le vois bien. 
 
" Habites-tu loin d'ici ? " 
" J'en ai encore pour un bout de chemin avant de rentrer. " 
" Tu veux monter quelques minutes pour te réchauffer avant de repartir. Attention, en tout bien tout honneur. " 
 
Il accepte, comme soulagé, et au moment où je glisse la clé dans la serrure, je sens Gérard qui se colle à moi pour me pousser à l'intérieur. J'ai tous les sens en alerte, tout à coup. Je me retourne pour lui faire face, il ne sourit plus et me fixe sans rien dire. 
 
" Gérard, je me suis peut-être trompée, tu devrais rentrer chez toi. " 
 
Son visage s'est empourpré, je crois même qu'il transpire. 
 
" C'est trop tard ! " fait-il. 
 
Ces mots résonnent à mes oreilles. Il faut que je réfléchisse bien et vite. Gérard n'est pas une armoire à glace mais il reste trop fort pour moi. Il peut m'assommer d'un seul coup bien placé. Autant rester docile, pour l'instant. Je préfère être consciente jusqu'au bout. Quelqu'un viendra bien me sauver ! 
 
Je monte à l'étage et je sens une boule se former dans ma gorge. On arrive au premier. Gérard me prend la clé des mains pour ouvrir. Je ne respire plus. Il me fait face avec ses yeux exorbités et ses lèvres pincées. 
 
Il appuie sur l'interrupteur et la lumière se fait dans mon appartement. 
 
" JOYEUX NOEL ! " 
 
Je n'ai entendu que ce cri, poussé par je ne sais qui. J'ai la bouche ouverte de surprise. Gérard me prend dans ses bras et me serre bien fort. J'ai l'impression qu'il s'excuse. Gisèle arrive sur nous et m'embrasse à son tour, son mari et ses trois enfants me saluent d'un hochement de tête et moi, j'ai toujours la bouche ouverte. 
 
Gisèle parle sans discontinuer. Elle m'explique qu'elle a préparé cette surprise parce qu'elle ne supportait plus de savoir que je passais Noël toute seule, qu'elle sait que pour ma cousine c'est du bluff, que si elle m'avait invité, j'aurais refusé, que ses parents ont attrapé la grippe tous les deux et qu'ils ne peuvent pas fêter Noël avec elle ce soir, que son frère vient de se faire larguer par son petit ami et qu'il préfère déprimer tout seul dans son coin, que sa sœur a trouvé un nouvel étalon et qu'elle ne pourra pas venir. Alors, pour finir, Gisèle, son mari et ses enfants, vont fêter Noël chez moi. Elle a tout prévu, le chapon est en train de cuire au four. Et…Gérard, …va rester. Gérard est exceptionnel, il a dit oui, tout de suite. Gisèle rajoute qu'elle avait besoin d'un complice pour me retenir dehors pendant qu'elle préparait ma salle à manger à la réception... 
 
Il a un verre à la main et boit du champagne tout en papotant avec le mari de Gisèle. Je n'arrive pas à croire qu'il m'ait joué toute cette comédie, juste pour me retenir. 
 
…Et Gisèle qui reprend son débit en cascade… cette fête a pu s'organiser grâce à ma voisine, qui possède un jeu de clefs de mon appartement. Détail important que j'avais communiqué à ma collègue de bureau, il y a un an et demi, précisément. Quant à ses propres voisins, qu'elle reçoit comme s'ils étaient de sa propre famille chaque année, Gisèle s'en est débarrassée vite fait bien fait en leur disant que Noël se faisait chez sa sœur …etc…etc…etc… 
 
Alors, tout ce que nous avons échangé était faux, c'était de la poudre aux yeux. Je me sens mal, je souris pour faire plaisir mais la déception est grande. 
 
C'est comme à chaque fois, ça ne marche pas ! 
 
" Caro, ne fais pas cette tête, j'étais censé te faire patienter pour ne pas que tu rentres trop tôt. " 
 
Il s'est approché de moi avec une deuxième coupe de champagne pour moi. Et Gisèle qui en remet une couche sur le devoir dont elle s'est sentie investie vis-à-vis de mon célibat et de ma solitude. Je la soupçonne de croire que Gérard et moi pourrions former un couple. Si c'est le cas, pourrait-elle nous laisser parler, cinq minutes ! 
 
Elle retourne voir le chapon. Son mari prend le relais. Il parle, parle et reparle. Je n'entrave rien. Je regarde Gérard droit dans les yeux. Puis la fille de ma collègue de bureau vient chercher son père en le tirant par le bras. 
 
" Je comprends que tu aies eu envie de participer à cette bonne blague mais…de là, à inventer que tu t'intéressais personnellement à moi. " chuchotai-je.  
" Je ne savais pas trop comment t'aborder, il fallait que j'invente, au fur et à mesure et tu m'as tendu des perches sans t'en rendre compte. Et quand tout à l'heure, tu m'as dit de monter, tu m'as levé une belle épine du pied parce que je ne savais pas comment me faire inviter. " 
 
Pauvre idiote, je lui ai tendu des perches. Naïve, mal fagotée et seule. Il ne m'a pas éventrée, simplement arraché le cœur. 
 
" Au fait…Il se penche vers moi…dans tout ce que je t'ai dit tout à l'heure, je n'ai menti qu'une seule fois. " 
" Ah ! " 
" Oui, quand je t'ai dit que je ne voulais pas m'imposer. "