Journal d'un bersaglier
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© Jean-François COUBAU
Je m'appelle Émilio Pagani et je suis né en 1913 à Reggio-di-Calabre, dans le Mezzogiorno, au fin fond de cette Italie méridionale et pauvre. Je suis le fils d'un petit commerçant et avec mes deux sœurs, sommes très heureux. 
 
J'ai fait quelques études et me suis établi comme contremaître à la fabrique locale de conserves. Je ne me suis pas encore marié car la vie est difficile dans l'Italie fasciste. Par deux fois, j'ai perdu mon emploi et les filles ne veulent pas d'un chômeur. 
 
Mais par-dessus tout, j'aime la France. Cette grande nation nous a aidés à faire note unité au siècle dernier. Alors par reconnaissance, j'ai appris le français à l'Alliance Française. Je dévore toute leur littérature, depuis Voltaire et Rousseau jusqu'à Proust et Claudel. Mon plus cher désir est d'épouser une française, mais au fond, ce n'est peut-être qu'un phantasme. 
 
Un beau jour, on a entendu dire qu'une révolution avait éclaté en Espagne, on ne se sentait pas concerné. Mais voilà, cet idiot de Mussolini a voulu aider Franco. Il a décrété qu'on distribuerait des terres à ceux qui partiraient combattre. Alors, comme j'étais chômeur une fois de plus, j'ai signé dans un corps de Bersagliers, ceux qui on la plume au chapeau. 
 
Pour paraphraser un auteur français du Grand Siècle, " Nous partîmes 500 et par un prompt combat, nous nous vîmes 50 à l'issue de celui-ci ! ". La guerre contre les " rouges ", les " rojos " comme les nomment les Espagnols, est dure. Il n'y pas de prisonniers. 
 
À la bataille de Guadalajara, nous avons été étrillés et j'ai été blessé au bras. Oh, pas grand-chose, lorsque je pense à mon ami Attilio qui y a laissé ses deux jambes. 
On nous a conduits à un hôpital de fortune et là, pour la première fois, je l'ai vue. 
 
On plutôt, je l'ai entendue. Sa voix fraîche m'a tiré de ma torpeur. Mais surtout, elle avait parlé FRANÇAIS ! 
 
Elle s'est penchée sur moi et j'ai vu ses yeux. Une paire de noisette, encadré de fins cheveux bruns. Qu'elle est belle. M'a-t-elle accordé un regard ? Je ne sais. 
 
- Oh, il n'a rien lui ! 
 
Faut-il être cul-de-jatte ou manchot pour attirer son attention ? Alors, je me suis levé et j'ai lancé en français : 
 
- Mademoiselle ! 
 
Elle s'est retournée en une charmante volte-face. 
 
- Vous parlez français, monsieur ? 
 
C'est plus une constatation qu'une question. 
 
- Oui, vous aussi je crois. 
 
Elle revient vers moi. 
 
- Quelle chance, enfin quelqu'un qui me comprend. 
 
Que dire d'elle ? Elle est plus que belle, elle est sublime. Son joli sourire est encadré de deux fossettes. C'est une fille mince à la peau laiteuse. Elle m'explique qu'elle est venue en Espagne pour soigner les blessés des deux camps. C'est un ange dans sa belle blouse immaculée. Son bandeau blanc éclaire sa chevelure et je suis sans voix. Elle doit s'apercevoir de mon trouble car elle dit : 
 
- Expliquez-moi comment vous connaissez ma langue. 
 
Alors, je raconte mon amour pour la France, ce noble et généreux pays dont j'admire la culture. Je récite un poème de Charles Péguy. Elle bat des mains. Au milieu des mourants, ça me semble un peu incongru. Soudain, je lui demande son nom : 
 
- Lorette ! 
 
- Lorette ? Ce n'est pas un nom de Française ! Les filles de votre pays se nomment, Marie, Madeleine, Suzanne ou Yvonne. 
 
- Eh bien moi, c'est Lorette. 
 
- Bon. 
 
Elle s'en va en me faisant un petit signe de la main. Mais le charme a opéré, je ne vois plus qu'elle. Dès lors, elle est la dame de mes pensées. Je me rétablis si bien que je quitte l'hôpital. J'ai demandé à la voir et elle arrive. 
 
- Lorette, je vais partir et ne plus vous revoir ! 
 
- J'ai déjà entendu çà bien souvent ici. 
 
- Mais moi, c'est différent, je … 
 
- Oui ? 
 
Sait-elle ce que je vais dire ? Elle s'en doute mais prend les devants : 
 
- Pas de promesse inconsidérée jeune homme ! Repartez accomplir votre mission et laissez-moi ici. 
 
Je suis parti sans mot dire. Je suis remonté au front et j'ai continué à me battre. L'année 1938 a été très dure, mais nous avons avancé, hélas au milieu d'un monceau de ruines et de cadavres. Partout, les récoltes brûlaient, les maisons étaient démolies. Les Allemands de la " Légion Kondor " n'avaient aucune pitié, les tabors marocains et les Légionnaires du " Tercio de Armada " étaient de redoutables combattants, heureusement qu'ils étaient de notre côté. Mais les larmes d'un enfant font-elle la différence entre les vainqueurs et les vaincus. Est-ce ainsi que les hommes vivent ? Au-dessus de tout ceci, le visage de Lorette m'éclairait.  
 
Et un jour, c'est l'illumination. Je suis au repos et l'adjudant me dit qu'on me demande au mess. J'y vais et là … 
 
- Bonjour ! 
 
Je ne peux en croire mes yeux, Lorette est là. Bêtement, je lui demande :  
 
- Que désirez-vous ? 
 
Comme si un inconnu me demandait son chemin ! Et c'est là qu'elle répond : 
 
- Vous voir car vous m'avez manqué. Je repars chez moi. 
 
- Vous aussi vous m'avez manqué. J'ai pensé sans cesse à vous. 
 
- Oui, moi aussi. Vous êtes un gentil garçon, tellement différent des autres. 
 
Je reste ébahi. D'habitude, dans les romans d'amour, ce sont les hommes qui complimentent les femmes. Je réfléchis quelques secondes et lance d'une voix mal assurée : 
 
- C'est merveilleux, Lorette. Je, je … 
 
Elle baisse la tête et fait diversion pour me venir en aide. 
 
- Je vais retrouver ma ville natale. 
 
- Où habitez-vous ? 
 
- À Menton. 
 
- Menton ? Cette ville est à moitié italienne. 
 
- C'est vrai, voici mon adresse. 
 
Elle me tend un bout de carton et elle ajoute : 
 
- Lorsque tout ceci sera terminé, venez me voir, nous aurons beaucoup de choses à nous dire. 
 
Je n'en crois pas mes oreilles, alors, tout de go, je le lui lance d'une voix tremblante d'émotion : 
 
- Je vous aime Lorette, et passionnément.  
 
Elle ne cille pas et me regarde. Soudain elle fond en larmes et se jette dans mes bras. Nous nous embrassons sous les regards malicieux et rigolards de deux enfants espagnols. 
 
- Nous nous reverrons Lorette. 
 
Elle a du mal à retenir ses larmes, mais entre deux sanglots, elle a promis. Oui, on se reverra. 
 
Enfin arrive l'année 1939. Nous avons gagné, enfin c'est ce qu'on nous a dit. Une immense parade militaire à Rome a été notre " récompense ". Les terres nous ont été distribuées. J'ai commencé à les cultiver, mais je pense en permanence à Lorette. Lui écrire est difficile car la censure veille. Il est délicat de correspondre avec l'étranger. On peut être accusé d'espionnage. Heureusement les lettres d'amour passent sans trop de difficultés. 
 
Toute la journée, je travaille. J'espère engranger des profits pour fonder une famille. J'ai remarqué que Clélia, la fille du facteur, me sourit souvent. Mais je n'en ai que faire, je veux me garder intact pour Lorette. 
 
Et soudain, vers la fin de l'été 1939, arrive l'invraisemblable nouvelle. L'Europe s'embrase. J'ai de la chance, l'Italie est non belligérante. Au prix de contorsions diplomatiques qui ne trompent personne, on arrive à nous expliquer que la non-belligérance ne peut être confondue avec la neutralité. Comprenne qui pourra ! 
 
En tant qu'ancien combattant, j'ai été mobilisé. Nos troupes sont parties sur la frontière française, au cas où … Le plus incroyable, c'est que Menton se trouve seulement à 10 kilomètres de moi. Avec des jumelles, je peux même voir la ville. Mais Lorette ? Les communications sont coupées avec l'étranger, donc plus de lettre.  
On attend. Quoi ? Rien ! L'hiver se passe et au printemps 1940, les Allemands attaquent la France. On ne bouge pas. On s'ennuie. 
 
Soudain, arrive l'horreur absolue. On a déclaré la guerre à la France. Certains pleurent. Non pas devant la perspective des combats, mais parce qu'on va agresser un pays ami, notre sœur latine, celle qui a tant fait pour nous. Néanmoins, tout le monde se prépare. 
 
Et l'ordre d'attaque arrive. On progresse difficilement, mais enfin on entre en France. Quelle humiliation pour moi ! 
 
Moi qui voulais voir ce pays, le goûter à pleine bouche, l'aimer comme on aime une femme, 
 
moi qui voulait sourire aux habitants, leur parler dans leur langue, 
 
moi qui voulait enlacer Lorette, 
 
Je suis casqué et botté, tenue vestimentaire du diable ! 
 
Je me sens lourd et grotesque. 
 
Si au moins le casque pouvait dissimuler le rouge de ma honte ! 
 
On nous a raconté que Menton est tombé entre nos mains. Vrai, pas vrai ? Ce qu'on ne nous a pas dit, c'est que nos pertes sont sept fois plus importantes que celle de l'ennemi ! Quelle victoire ! En fait, on a seulement pris la moitié de la ville. 
 
Je suis dans Menton, la ville des citrons. Les habitants nous regardent d'un air mauvais. Que leur dire ? J'ai essayé de sourire à un petit garçon, il est parti en courant. 
 
J'erre dans la cité. Les bâtiments publics se sont transformés en hôpitaux de fortunes où gisent pêle-mêle les soldats français et italiens, unis dans une même souffrance. Je vois un sergent français offrir du feu à un de mes compatriotes. Tous deux ont perdus un membre. Qu'importe, ils sont frères. On aurait pu s'en apercevoir avant ! 
 
Alors, il me vient une idée. Lorette a déjà soigné des blessés, il n'y a qu'à faire le tour des hôpitaux pour la retrouver. 
 
Je fonce, je cours. J'entre dans un hôtel. C'est le même spectacle de désolation humaine. Dieu tout puissant, assez, assez ! 
 
Je la cherche, c'est elle ! Non, c'est une autre qui lui ressemble. Je continue. Je pénètre dans une école. Et soudain, elle est là. Dans sa blouse blanche, je la regarde plein d'admiration et d'amour. Son sourire dont j'ai tant rêvé est plaqué sur son doux visage. Quel moment ! Ses yeux noisette me font fondre de bonheur. 
 
Alors, je me suis penché sur elle et j'ai fermé à jamais ses beaux yeux. Elle était si sereine dans la mort. 
 
Je sors au moment où la fusillade reprend. Je cours rejoindre mon poste. L'officier fait distribuer les armes et commande l'assaut.  
 
- Avanti, sempre avanti, Bersaglieri ! ( En avant, toujours en avant Bersagliers ! ) 
 
- A qui la vittoria ? ( Â qui la victoire ? )  
 
- A noï, à noï ! ( Â nous, à nous ! ). 
 
Mais quelle victoire ? Alors je pars en courant sans attendre les ordres. Les autres me crient : 
 
- Émilio, reviens ! 
 
 
- Tu es fou ! 
 
 
- Tu vas te faire tuer ! 
 
 
Je cours à en perdre haleine. Devant moi à cinquante mètres, je distingue les chasseurs alpins français qui ouvrent le feu. Ils défendent âprement leur pays. Mais moi, je n'ai plus de patrie, plus rien. 
Je hurle … 
Je pleure … 
Je cours … 
Je cours … 
 
 
Une rafale retentit dans l'air lourd de l'été …