Sylvette, sa voiture, ses enfants
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© Marie LIEHN
Sylvette avait deux passions : sa voiture, ses enfants. 
 
Sa voiture, Sylvette l'avait achetée neuve, et neuve la voiture devait perdurer, malgré le temps pluvieux et les " agressions " de ses filles un peu indisciplinées. De couleur noire, l'automobile étincelait, conséquence des longues heures que la jeune femme passait à la bichonner. Sylvette avait même couru tous les magasins d'accessoires pour la parer de jantes à nulles autres pareilles.  
 
Ses filles, elle les choyait comme une maman-poule. Elle voulait tout pour elles, qu'elles ne manquent de rien, ni d'affection, ni de cadeaux, ni de réussite dans la vie. Aussi, vivait-elle avec anxiété l'échec scolaire de son aînée qui, à force d'être trop coconnée, n'avait pas encore réussi, à 7 ans, à couper le cordon ombilical. 
 
Mais dès que l'une d'elles s'approchait de la voiture, c'était la voiture qu'elle protégeait. Sa voiture, elle la considérait comme son dernier-né. 
 
Ce matin-là, Sylvette devait mener ses enfants à l'école. En retard comme d'habitude, elle les pressait de marcher plus vite vers sa voiture qu'elle ne pouvait s'empêcher de comparer aux autres véhicules garés, véhicules bien insignifiants d'après elle. 
 
Laurie, la plus jeune de ses filles, voulut ouvrir la portière elle-même. Sylvette refusa d'abord, mais devant le caprice que préparait l'enfant, elle céda bientôt. Laurie enfonça la clef dans la serrure, mal sans doute car elle se coinça. Le sang de Sylvette ne fit qu'un tour. Sa voiture ! Sa fille abîmait sa voiture ! Elle poussa Laurie d'un geste brusque, ressortit difficilement la clef, puis essaya d'ouvrir. Elle y arriva du premier coup. Sylvette souffla. Plus de peur que de mal !  
 
La jeune femme conduisait, à présent, heureuse de se trouver avec les trois amours de sa vie. Elle franchissait le dernier rond-point quand elle sentit un pied dans son dos. 
 
- Laurie, s'excita-t-elle. Tiens-toi convenablement. Tu salis le fauteuil ! 
 
À peine, prononçait-elle ces paroles qu'une moto la doubla à grande vitesse, lui brisant au passage la glace de son rétroviseur extérieur ! Sylvette freina brusquement, prit le trousseau de clefs comme on le lui avait recommandé et sortit, très énervée, prête à insulter l'imprudent personnage qui s'était arrêté un peu plus loin.. Elle le découvrit gémissant à terre, la moto couchée sur lui. Après un coup d'œil rapide au côté gauche de sa voiture, Sylvette se précipita vers lui. 
 
Plus rien. Le trou noir. Mal à la tête. Ouille ! Une bosse ! Mais qu'est-ce qu'elle faisait, allongée au bord du trottoir ? Sylvette s'assit, reprit ses esprits. Des yeux, elle chercha sa voiture. Elle avait disparu. 
 
Sa voiture ! On lui avait volé sa voiture ! Sa belle voiture ! Elle ne connaissait qu'un seul poste de police, en bas de chez elle. Elle décida de s'y rendre au plus tôt. Misérable ! Simuler un accident et l'assommer pour lui voler sa voiture ! Elle pensa que garder les clefs sur elle n'avait servi à rien. Au contraire, maintenant, elle avait mal à la tête. Elle se revit en train de prendre les clefs, de dire aux filles : " attendez-moi, je… " 
 
Mon Dieu ! Les filles ! Après avoir crié, son cœur bondit à toute allure. Une angoisse indescriptible monta en elle, une douleur terrible lui lacera l'estomac. Elle se mit à courir. Ce bandit, qu'allait-il faire d'elles ? Sylvette redoutait le pire. " Non ! Non ! Non ! Raisonne-toi, ma vieille ! Il va les abandonner au bord de la route. C'est déjà arrivé. Tu l'as lu dans le journal, pas plus tard qu'hier ! C'est comme ça qu'ils font ! " 
Toutes seules ! Au bord de la route ! Comment vont-elles revenir ? Elles sont si petites ! La plus jeune n'a pas cinq ans ! Sylvette imaginait ses filles perdues, appelant leur maman. Et si elles se faisaient écraser ! 
 
Devant le commissariat, la jeune femme s'arrêta, tenta de se calmer. Une autre peur germa en elle. Si cette canaille n'avait pas volé la voiture, mais les enfants ? Était-ce une bonne idée d'alerter la police? Etaient-ils plusieurs ? Si les ravisseurs lui réclamaient de l'argent en lui intimant de ne rien dévoiler à personne ?… La main qui s'était levée vers la porte d'entrée regagna sa place promptement. Sylvette recula de quelques pas. Devait-elle retourner chez elle et patienter devant le téléphone ? Elle eut un dur moment d'hésitation. Des personnes la bousculèrent, elle ne les remarqua pas. Non ! Non ! Elle ne pouvait pas rester sans agir alors que ses enfants risquaient… Ne pas y penser ! Elle pénétra dans le commissariat, interpella le policier qui se tenait derrière le comptoir. 
 
- Monsieur, on m'a volé ma voiture et… 
 
- Madame, attendez votre tour ! coupa l'agent de police d'un ton que Sylvette jugea fort rude. Il y a des gens avant vous ! 
 
- C'est urgent ! supplia-t-elle, en retenant ses larmes. Mes enfants… 
 
- Madame, s'il vous plaît ! s'entêta le policier en lui désignant un banc à droite de la pièce. 
 
Sylvette tourna machinalement la tête vers le banc. Le policier crut qu'elle se soumettait et s'adressa à une autre personne. Alors, Sylvette perdit patience. Comment ! On avait kidnappé ses enfants et cet imbécile ne la laissait pas parler ! Plus, il préférait s'occuper de vulgaires papiers égarés ! Elle fit un tel tapage, qu'un autre policier qui lui parut plus doux, la prit à part dans son bureau et lui administra un calmant. Le produit fit effet, et c'est d'une voix lente et irrégulière qu'elle raconta l'accident et l'enlèvement de ses enfants. 
 
En face d'elle, l'agent de police hochait la tête, paraissait réfléchir. 
 
- Je vais faxer à tous les commissariats des alentours au cas où on les retrouverait, annonça-t-il à Sylvette quand elle eut terminé son récit. Vous savez, nous ramassons souvent des enfants errants suite à un vol de voiture. 
 
Il appuya sur le dernier mot. 
 
- Un vol… de voiture…, balbutia la jeune femme. 
- Vous devriez repartir chez vous, Madame, proposa le policier en se levant pour la raccompagner. Ne vous en faîtes pas. Nous allons bientôt vous les ramener. 
 
Sylvette ne bougea pas. Elle se remémorait les instants de bonheur passés avec ses enfants, les moments de tendresse, leurs premiers mots, leurs premiers pas… Sur un signe du policier, une femme l'entraîna jusqu'au banc de la salle d'accueil où elle la fit asseoir. 
 
- Nous allons contacter votre mari, souffla-t-elle avant de s'éclipser. 
Sylvette resta avec sa souffrance. Les minutes s'égrenèrent lentement les unes après les autres, puis les heures, longues et amères. Le mari était injoignable, les enfants introuvables. De plus en plus, l'hypothèse de l'enlèvement s'ancrait dans le cœur de Sylvette. La plupart du temps, prostrée, indifférente aux nombreuses allées et venues de gens à problème qui entraient et sortaient du commissariat, elle se levait par moments, lorsqu'une crise d'anxiété perturbait son silence. Elle arpentait la pièce d'un pas lourd. C'était bien long ! Ils l'avaient oubliée ! Ils s'occupaient de ses enfants au moins ! 
 
Et pour la dixième fois, elle se renseigna auprès du policier d'accueil qui, d'un geste exaspéré, la renvoya sur son banc. Alors, affaiblie par une douleur au ventre, elle s'assit à nouveau. 
 
Au bout d'un moment, la femme policier revint vers elle. 
 
- Vous devriez rentrer chez vous maintenant, conseilla-t-elle. Vous y seriez mieux ! Mangez un peu, cela vous remontera. 
Sylvette refusa de la tête. 
 
- Nous vous avertirons dès que nous les récupèrerons, insista la femme. Je comprends votre angoisse, mais vous ne pouvez pas rester ici toute la journée ! 
 
Mais, non ! Sylvette s'obstinait. Elle voulait être là. Elle ne l'avouait pas, mais si elle partait, elle craignait qu'on ne recherche plus ses enfants. Et puis, elle devait être présente pour les accueillir. La femme policier, compatissante, grimaça, puis retourna à son travail. Sylvette continua d'attendre. 
 
Elle commençait à se désespérer, quand des bruits de gamines turbulentes la firent sursauter. La jeune femme reconnut tout de suite les voix de ses filles. À ce moment-là, une sonnerie retentit et elle se retrouva, assise sur son lit, entourée de ses enfants. Elle avait fait un cauchemar. En serrant ses filles dans ses bras, elle comprit qu'elles seules comptaient. Sa jolie voiture se trouvait bien loin des ses pensées !