On n'arrête pas le progrès !
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© Jean-François COUBAU
- On n'arrête pas le progrès ! se dit Brigitte, en repliant son journal. 
 
Elle était assise dans son salon et réfléchissait à ce qu'elle venait de lire. À trente-cinq ans, ingénieur en informatique, elle se disait que l'accélération du progrès technique et scientifique était vertigineuse. Elle était bien placée pour le savoir, car dans son métier, les remises en question s'enchaînaient sans discontinuer. Elle reprit son journal et regarda la publicité pour un nouveau site Internet qui prétendait montrer la France à l'aide de photos satellites. 
 
" Sur votreFrance-photo.com ", voyez votre pays comme vous ne l'avez jamais vu ". Suivait une description technique des conditions de prises. Il y était question d'orbites polaires, équatoriales ou géosynchrone, de résolution de photos, de pixels, etc. Toute chose que Brigitte arrivait à plus ou moins maîtriser grâce à sa formation technique. Elle lut : 
 
- " La précision est telle qu'on peut distinguer des objets de 5 cm ". 
 
Elle se mit à réfléchir : 
 
- Tout de même, je pensais qu'une telle précision relevait des satellites militaires. Je ne pensais pas qu'on pouvait diffuser ceci à la merci de tout le monde. Et si j'allais voir ça ? 
 
Immédiatement, elle se dirigea vers le bureau de Jacques, son mari. Elle alluma l'ordinateur et se connecta sur Internet. Le temps d'arriver sur le serveur de son fournisseur d'accès et elle tapa l'adresse Web. Au bout de quelques secondes, le portail apparut. Il était simple d'accès. Il suffisait de taper la région, la ville et accessoirement la rue pour obtenir la photo. 
 
- Quelle facilité, se dit-elle. 
 
Ayant la nostalgie de son enfance, elle tapa le nom du village où elle allait en vacances. Et au bout de quelques secondes, elle vit la photo. Elle reconnut la Mairie, l'église, les rues. 
 
- Extraordinaire, se dit-elle. En quelques clics de souris, je rends virtuellement visite à qui je veux. 
 
On pouvait se déplacer en cliquant et en tenant le bouton gauche de la souris, dans la direction désirée. Elle se " déplaça " donc et pointa sur la maison de sa grand-mère. Hélas, à la place du champ mitoyen, où elle jouait autrefois, il y avait maintenant un centre commercial ! 
 
- Toujours la pompe à fric ! grommela-t-elle, Allons voir plus loin. 
 
En fille de pilote de chasse, elle pointa sur la grande base aérienne de Dijon. Elle avait vécu dans cette ville pendant trois ans. 
 
- Nous allons percer les secrets militaires, se dit-elle en riant. 
 
Mais là, une déception l'attendait. Sur l'emplacement de la base, on voyait une tâche grise. 
 
- J'aurais du m'en douter, les militaires protègent bien leurs emplacements, c'est normal. 
 
Un peu déçue, elle continua. Elle " visita ", ainsi plusieurs quartiers de Paris. Notre-Dame lui apparut dans toute sa splendeur. Et le Louvre ! Et la Géode ! Elle continua sur Versailles et son château. Ah, Versailles ! Le roi des palais pour le Roi-Soleil. Quand même, quelle réalisation ! 
 
- Mais comme dit le proverbe, " On est bien chez le roi, mais on est mieux chez soi ! ".  
Aussitôt, elle tapa sa propre adresse. Le temps que les puissants ordinateurs envoient la réponse et elle vit son quartier. En affinant le réglage, elle cadra la rue, puis son propre pavillon. 
 
- Super, se dit-elle. Je vois mon jardin. 
 
En effet, elle distinguait son allée, son bassin à poissons rouges et sa voiture. 
 
- Est-ce que je peux voir aussi ma terrasse ? Mes pots de fleurs ? Allons voir. 
 
Elle déplaça l'image et sa terrasse apparut. Pendant la belle saison, elle avait l'habitude de la transformer en solarium. Et elle bronzait avec son mari à l'abri des regards indiscrets. Et là, elle vit : 
 
- Ça alors, je vois Jacques, se dit-elle, il est allongé sur la terrasse. Et je suis à côté de lui. La photo a du être prise lorsque nous bronzions ! 
 
Elle tiqua en songeant que l'absence de maillot pour leurs bains de soleil était dévoilée sur le net. 
 
- Nous n'avions pas pensé à ça ! Et je crois que … 
 
Mais elle n'eut pas le loisir d'en croire davantage. Un détail avait attiré son attention. Elle-même était brune alors que la femme allongée près de Jacques était parée d'une longue chevelure blonde ! 
 
- Oh, ça c'est trop fort ! 
 
Elle voulait penser qu'elle s'était trompée de pavillon, mais non. Tous les détails concordaient, elle voyait bien sa propre maison, avec son mari sur la terrasse en compagnie d'une femme inconnue et dans une attitude non équivoque ! D'ailleurs le doute fut vite levé dans la mesure où s'inscrivait la date et l'heure de la photo. Ce jour là, elle était au travail et Jacques était en congé, elle s'en souvenait très bien. 
 
- Ah ça alors, il faut le voir pour le croire ! 
 
Soudain, un bruit la fit sursauter. La porte du pavillon s'était ouverte et Jacques venait d'entrer. Elle entendit les pas se rapprocher et son mari s'encadra dans la porte du bureau. 
 
- Bonjour chérie, lui dit-il avec son plus beau sourire, ça va ? 
 
Elle s'entendit répondre d'une voix blanche : 
 
- Oui, ça va. Et toi ? 
 
- Bien merci. 
 
Il exhiba un journal et lui montra la même publicité pour le site Internet sur lequel elle se trouvait connecté. 
 
- Formidable, lança-t-il. Je viens de voir la pub pour un site web qui permet de voir la France en photo de très haute précision. On n'arrête pas le progrès ! 
 
Brigitte s'était levée. Elle regarda Jacques dans les yeux et articula : 
 
- Justement Jacques, peux-tu venir voir l'ordinateur un instant ? Je vais t'en parler du progrès !