Un coeur pour deux
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© Line Laurence GIAN
Isabelle pressa le pas .Quelqu’un criait son nom dans la rue : Isabelle ! Il y avait tellement longtemps que personne ne criait plus son nom? que cette voix tout à coup résonna dans sa tête comme une sorte d’écho qui allait se répétant à chacun de ses pas. 
 
- Isabelle ! Isabelle ! 
 
Cette voix semblait vouloir la rattraper, elle se rapprochait de plus en plus : "Mais c’est quoi, c’est qui ce type !" Elle voulut s’enfuir, c’est alors qu’une main puissante la saisit par le bras : 
 
- Enfin quoi, Isabelle…tu me fuis ? Tu ne me reconnais pas ? C’est moi, Philippe ! Ne me dis pas que j’ai changé à ce point ! C’est ma barbe qui te fait peur ?... Ne me regarde pas comme ça, ne me fais pas ces yeux ronds ! Tu te souviens de moi quand même ? Alors, dis quelque chose …Je suis rentré depuis peu - un problème de santé qui a écourté mon contrat - et je suis ravi de te rencontrer parce que depuis mon arrivée, je t’ai cherchée partout et personne n’a pu me dire où tu te cachais. Et voilà qu’en me promenant, mon champs de vision est soudainement troublé par ton visage que je n’ai pas oublié ; tu es toujours dans un coin de mon coeur – mon coeur, je l’avoue, qui a quelques difficultés qui m’ont obligé à faire mes valises plus tôt que prévu, mais à part ça, tout va bien. Et toi, comment tu vas ? Tu ne dis toujours rien, et moi je parle, je parle, tu me fais peur là, tu vas bien au moins ? J’arrive avec mes gros sabots, excuse moi, mais je suis si heureux de te voir. J’espère que tu ne m’en veux plus d’être parti sans toi, depuis le temps… On en a tellement parlé ! Souviens-toi, tu ne voulais pas quitter tes études, tu rêvais déjà à ta future carrière de journaliste. J’espère que ça en valait la peine et que tu auras réussi à aller jusqu’au bout de ton rêve. Chacun de son côté, tu vois, on aura fait ce chemin qui nous tenait tant à coeur. Tu te souviens… 
 
Elle se souvenait, oui. Elle regardait cet homme devant elle qui n’arrêtait pas de parler, de sourire, de lui faire les yeux doux - un moulin à paroles- . Non, il n’avait pas changé, et sa voix lui parvenait aux oreilles comme un bourdonnement qui n’en finissait pas ; et plus il parlait, plus elle dégringolait ces étages de sa vie qu’elle avait réussis à remonter avec tant de cicatrices encore mal refermées. Là, tout d’un coup, elle se retrouvait au sous-sol et toutes ces années de galère et de désespoir qu’elle avait vécues après son départ lui sautaient de nouveau au visage. Cinq ans, cela faisait cinq ans qu’il était parti et il revenait comme une fleur avec ce même parfum comme si tout ce temps passé n’avait été qu’un claquement de doigt. 
 
Il n’y avait pas si longtemps qu’elle avait repris une vie normale. Après le départ de Philippe tout avait basculé : sa vie, ses études et tous ses projets d’avenir. De dépressions en dépressions, de cures de désintoxication en maison de repos, elle s’était fait la totale avec la drogue, l’alcool, la rue, la violence. Oublier, surtout oublier l’insupportable : le départ de Philippe et son abandon. Le journalisme : un rêve, c’était sûrement dans un autre temps, sur une autre planète, ou dans une autre vie. Et puis il y a eu Sylvie qui l’a rattrapée, qui l’a sortie de son bourbier, qui l’a secouée, purifiée et qui lui a fait une petite place dans sa chambre de bonne sous les toits, sans frigidaire, sans chauffage avec douche et toilettes dans les couloirs où chacun attend son tour mais c’était, comme elle disait, son quatre étoiles…. 
 
Pauvre Philippe si tu savais… 
 
- Isabelle tu m’entends ? 
 
- Tu disais quoi ? 
 
- Je suis là pour quelque temps, je ne sais même pas si je vais repartir, j’aimerais te revoir. Tu as un numéro de téléphone où on peut te joindre ? 
 
- Donne-moi plutôt le tien, je ne sais pas encore quand je serai libre. Je travaille pour un grand magazine tu sais et tu vois, je ne suis pas dans un état très reluisant. Je viens de courir, je suis toute en sueur là, j’ai besoin de me changer. Ce soir je dois couvrir une réception, mais je t’appellerai… 
 
En guise de réception, elle avait encore les bureaux d’une grande société à nettoyer. De récurage en récurage elle avançait petit à petit. Cela faisait maintenant partie de sa vie. Son univers : le balai brosse. Elle reprenait confiance ; pour l’instant, elle ne voyait pas plus loin. Et voilà que sous le regard de Philippe, son rêve, tout à coup, surgissait des profondeurs de son être. Des larmes plein les yeux, elle tourna les talons et se mit à courir droit devant elle comme pour briser ce miroir qui lui faisait face et qui lui renvoyait l’image de sa déchéance. 
 
Bien sûr, Philippe n’eut pas de ses nouvelles. Il finit par retrouver une amie d’enfance d’Isabelle qui avait essayé de l’aider alors qu’elle sombrait de plus en plus mais tous ses efforts avaient été vains. 
 
- Je n’ai rien pu faire. Mais, apparemment elle semble s’en être sortie. Elle doit travailler pour une entreprise de nettoyage. Je l’ai aperçue un jour dans les locaux d’une agence. Essaie de te renseigner, je n’en sais pas plus. 
 
Isabelle finissait de ranger son caddy, ses balais et tout son matériel de nettoyage, quand elle aperçut Philippe qui s’approchait timidement, le regard inquiet… 
 
- Surtout ne dit rien Isabelle… Je suis là pour t’aider. 
 
- De quel droit tu t’es permis de venir ici ! Je ne t’ai rien demandé ! 
 
- On peut parler… 
 
- Parler de quoi, de ma réussite ? Regarde, tu vois – montrant ses mains encore protégées par de gros gants rouges – Que du bonheur ! Maintenant, laisse moi et va t-en !- Non Isabelle, tu vas venir avec moi et on reprend tout à zéro. 
 
Il tenta de l’approcher, de lui prendre le bras, mais elle se dégagea si fort qu’il tomba à la renverse. Isabelle en profita pour s’enfuir. Ce n’était plus un coeur qui battait dans la poitrine de Philippe, mais un marteau-piqueur. Pourtant, il se releva très vite, il ne voulait pas la perdre une seconde fois. Plié en deux, il tenta tant bien que mal de la rattraper mais elle fut plus rapide que lui. Dans un élan de rage, elle poussa la porte de sortie. Toute l’énergie de son corps était dans ses jambes, elle ne pensait plus. Un bouillonnement dans la tête la poussait hors d’elle-même, hors de ces murs ; un voile noir dans ses yeux, elle franchit le trottoir, la rue et puis le choc… l’explosion comme un feu d’artifice qui éclate et retombe tout doucement en pluie : le dernier point lumineux qui s’éteint sans bruit comme un soupir dans la nuit et plus rien alors que ce silence hors du temps… 
 
Philippe n’eut pas la force de crier. Il porta vivement la main sur son coeur, tenta un geste vers Isabelle puis il s’écroula.  
 
- C’est quoi toutes ces lumières ? 
 
- Ne vous inquiétez pas monsieur, vous êtes à l’hôpital. On va s’occuper de vous, vous allez avoir un coeur tout neuf ! 
 
-Isabelle, où est Isabelle ? 
 
Un des assistants du chirurgien vient prévenir celui-ci, que la salle d’opération est prête ainsi que le patient : 
 
- Toute l’équipe vous attend. Vous allez pouvoir opérer docteur. 
 
- Les formalités pour la jeune femme accidentée ? 
 
- Tout est en règle. Le coeur est là. 
 
- Alors on peut commencer. 
 
L’opération terminée, Philippe est de retour dans son lit. À on réveil la vision d’Isabelle gisant sous les roues de cet énorme camion envahit tout son être. Il sent battre son coe et de grosses larmes coulent sur ses joues. 
 
- Pardon Isabelle. 
 
Une brume légère et transparente s’élève alors au-dessus de son lit laissant apparaître le visage souriant d’Isabelle : 
 
- Ne pleure pas Philippe ; tu vas vivre. Je t’ai donné mon coeur, prends-en bien soin, ne fais pas de bêtises. Tu vois, finalement le destin nous aura réunis une nouvelle fois et cette fois-ci : pour toujours. Et si à l’avenir, il t’arrivait de sentir que ton coeur bat un peu plus fort que d’habitude, dis- toi, qu’à ces moments-là, je serai près de toi. » 
 
- Isabelle… 
 
- Chut… tout va bien. Adieu Philippe. Reposes - toi.