Uchronie à Jarajevo
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© Jean-François COUBAU
Au bruit de moteur des voitures, la foule se retourna. Le cortège arrivait à faible vitesse et son escorte était symbolique, malgré un premier attentat qui avait échoué. En ce jour de juin, à Sarajevo, ville de Bosnie-Herzégovine, la tension était palpable. 
Soudain, un individu armé d'un revolver surgit sur la chaussée. Il sauta sur la première voiture et pointa son arme. Mais il n'eut pas le temps de tirer. Plusieurs hommes se jetèrent sur lui et l'immobilisèrent. Les automobiles accélérèrent et disparurent.  
 
La police bosniaque se saisit de l'homme et commença à l'interroger. À son accent serbe, on avait vite compris les motivations de son geste. Un des policiers prit son portefeuille, sortit ses papiers et dit : 
 
- Il se nomme Gavrilo Princip et c'est un étudiant serbe. 
 
Un autre répondit : 
 
- Il fait sûrement partie du groupe terroriste qui a essayé de tuer l'archiduc et son épouse tout à l'heure. 
 
- Il va s'expliquer au poste ! 
 
L'homme fut entraîné malgré sa résistance sous les yeux ébahis des témoins.  
 

 
À plusieurs centaines de kilomètres d'altitude, dans une station orbitale qui n'aurait pas dû être là, à cause du niveau technologique insuffisant de cette civilisation, une femme et un homme conversaient devant un écran de télévision. Celui-ci venait de retransmettre en direct la scène de l'attentat manqué.  
 
- Bien, dit l'homme d'environ quarante ans. C'est ce que je voulais vous montrer, ma chère Sylvia. 
 
- Je vois, répondit la femme, qui semblait avoir la trentaine. J'ai parfaitement reconnu la scène. Je suis agrégée d'histoire et je sais fort bien qu'il s'agissait de l'attentat de Sarajevo, qui préluda au déclenchement de la première guerre mondiale. Sauf qu'ici, les choses se sont passées différemment. Le terroriste a été appréhendé avant d'avoir pu tirer. Pouvez-vous me dire ce qui s'est passé ? 
 
- C'est l'expérience à laquelle je vous ai demandé d'assister, elle se nomme " uchronie ". 
 
- Mais qu'est-ce que " l'uchronie ", Richard ? 
 
- Eh bien, c'est la possibilité d'influer sur le cours du temps en modifiant un évènement. C'est ce que j'ai fait. Comme vous le savez, le voyage dans le temps n'est plus une utopie depuis l'année 2411. C'est pourquoi, et avec l'autorisation du gouvernement, ma société a construit ce chronoscaphe et l'a amené en 1914, en orbite moyenne. La technologie de cette époque ignore le radar, nous ne serons donc pas détectés. Une équipe d'agents du gouvernement, positionnée sur terre, a averti la police bosniaque en donnant le signalement de Gavrilo Princip et son emplacement dans le cortège, informations que nous connaissions car consignées dans les livres d'Histoire. Et la police a fait le reste. Nous nous sommes fait passer pour des terroristes repentis, afin de mettre les Bosniaques sur la piste. 
 
- Je vois, répondit Sylvia. Ainsi, l'attentat de Sarajevo n'a pas eu lieu et donc pas de guerre mondiale. 
 
- Pas de révolution russe, pas de seconde guerre mondiale, pas de mur de Berlin. Nous avons totalement changé le cours du temps, pour le plus grand bien de l'humanité. 
 
- En êtes-vous sûr ? 
 
- Sans aucun problème. Regardez. 
 
Richard s'assit dans un fauteuil face au tableau de bord et commença à appuyer sur une série de boutons. 
 
- Que faisons-nous ? demanda Sylvia. 
 
- Cette expérience, je l'ai faite avant de vous inviter ici. J'ai repéré un certain nombre de dates où se sont déroulés des évènements qui semblent anodins sur cette Terre, mais qui vont nous intéresser. 
 
Pendant quelques minutes, il ne se passa rien, si ce n'est que l'habituel noir de l'espace avec les étoiles scintillantes, disparut. Puis de nouveau, la planète réapparut. Le temps de brancher le système de télévision à distance et l'homme dit : 
- Regardez, ceci se passe en 1938, à Munich. 
 
La scène représentait quelques pompiers et policiers. On ramassait le cadavre d'un homme dans la rue. 
 
- Je fais un gros plan sur le visage, dit Richard. 
 
La figure de l'homme apparut sur l'écran et Sylvia, recula épouvantée. 
 
- Oh mon dieu, c'est lui ! 
 
Richard sourit faiblement et dit : 
 
- Oui, c'est bien lui. Adolf Hitler, moitié peintre, moitié clochard. Il vient de mourir de froid dans la rue. Il n'est donc pas chancelier d'Allemagne, donc il n'y aura pas de seconde guerre mondiale, ni de camps de concentration, ni chambres à gaz. 
 
Sylvia réfléchissait. 
 
- C'est bien beau tout ça. Mais comment finira l'Histoire ? 
 
- Nous allons le savoir. Nous allons continuer l'expérience et nous arrêter tous les 10 ans, pour prendre connaissance de l'évolution du monde. Nos appareils de télévisions à distance, peuvent lire les journaux lorsqu'ils sont imprimés. 
 
- En route pour le futur, répondit Sylvia. 
 
L'expérience continua. Arrêtant la marche du chronscaphe tous les 10 ans, ils virent se dérouler la marche du monde d'une manière inédite. 
 
- Les années 60, pas de guerre au Viet-Nam, les puissances européennes gardent leurs empires coloniaux. Pas d'ONU, l'Amérique reste isolée. 
 
- Les années 70, un certain colonel de l'armée française, Charles de Gaulle vient de mourir dans l'anonymat le plus absolu. Le tsar Nicolas V en visite en France et en Angleterre. 
 
- Les années 80, un savant vient de découvrir les secrets de l'atome. Il pense qu'on peut fabriquer des bombes surpuissantes grâce à ça, mais d'autres savants doutent de cette hypothèse. 
 
- L'an 2000. Rien à signaler de particulier. Les juifs aimeraient avoir un état bien à eux en Palestine, mais les gouvernements occidentaux sont réticents. Le sultan de Constantinople, à qui appartient Jérusalem, y est hostile. 
 
- Les années 2010. La Chine vient de couronner son nouvel empereur.  
 
- L'année 2014 est importante. Un autre savant déclare avoir fabriqué une bombe dite " atomique ". Comme il veut continuer ses recherches, il va au Japon qui a déclaré financer ses recherches. 
 
- Le 28 avril 2021, c'est la surprise générale. Le Japon s'est doté d'un arsenal nucléaire et menace la Chine. Ultimatum à cette dernière. Mais l'Empire du Milieu maîtrise aussi cette technologie. Les hostilités éclatent à cause d'un problème frontalier en Mandchourie, non réglé depuis un siècle. 
 
- Le 6 mai est une date noire pour l'humanité. Le Japon déclenche la guerre nucléaire totale sur la Chine et ses alliés. Ceux-ci ripostent. Le ciel de la planète bleue flamboie et bientôt, il ne reste plus que des ruines de la civilisation humaine. 
 
Là-haut, dans la station orbitale, personne ne dit mot. L'uchronie vire au cauchemar. 
 
- Que faire ? dit Sylvia. C'était pourtant une bonne idée que de vouloir éviter la guerre. 
 
- Serait-elle inévitable ? dit Richard. De plus, que faire maintenant ? 
 
- Peut-on revenir en arrière pour corriger tout ceci ? 
 
- Oui, c'est possible. Il nous faut revenir au moment où nous avons envoyé la lettre à la police bosniaque, dénonçant Gavrilo Princip. 
 
- Allons-y. 
 
La tête basse, Richard s'assit au poste de pilotage de la station orbitale. Il manœuvra de manière à se retrouver le jour de l'attentat. Pointant son télévisionneur sur Sarajevo, il cadra la rue en question. 
 
Au bruit de moteur des voitures, la foule se retourna. Le cortège arrivait à faible vitesse et son escorte était symbolique, malgré un premier attentat qui avait échoué. En ce jour de juin, à Sarajevo, ville de Bosnie-Herzégovine, la tension était palpable. 
Soudain, un individu armé d'un revolver surgit sur la chaussée. Il sauta sur la première voiture et pointa son arme. Il eut le temps de tirer et de tuer l'Archiduc François-Ferdinand, héritier du trône de l'empire austro-hongrois, ainsi que son épouse. 
 
C'était le 28 juin 1914 . . .