La skieuse
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© Marie LIEHN
L'an 2078. Nos championnes de ski alpin ont toutes raccroché. La France ne triomphe plus. Pourtant, cette saison, elle espère. Dans la catégorie slalom géant, Julie Normand, une vétérante, semble dominer la compétition. Va-t-elle repartir à Newchaten avec une médaille ? 
 
 
Julie étira ses bras, se leva du lit et ouvrit la fenêtre. Son visage, fermé depuis son réveil, s'éclaira. La neige recouvrait la montagne, les mélèzes et les épicéas mais elle remarqua d'abord le soleil. Quelle chance ! Un temps magnifique pour une journée exceptionnelle ! Le verglas ne la gênerait pas. Elle s'assit au bord du lit, prit sa tête entre ses mains. 
 
- Attention ma vieille ! se raisonna-t-elle. Pas d'excitation ! Il faut te concentrer. 
 
Elle se remémora le profil de la descente du Slalom Géant qu'elle effectuerait dans deux heures afin d'obtenir le titre qu'elle convoitait.Terminés, les pleurs de la veille ! Sa dispute avec Paul, enfouie au fond de son coeur ! Il ne supportait plus tous ses entraînements et ses compétitions qui lui volaient le temps qu'elle aurait pu passer en sa compagnie ; il soutenait qu'à son âge, elle devait laisser sa place aux jeunes et fonder une famille. Tant pis pour lui ! Les histoires d'amour ne l'intéressaient pas. Pour le moment... Elle, ce qu'elle voulait, c'était voir ses efforts couronnés de succès. Et cette saison, après tant d'années incertaines, ici, à Newchaten, elle en avait la possibilité. 
 
Championne du monde ! Le bonheur, quoi ! Son rêve allait enfin se réaliser. Son rêve de petite fille... Quand, à trois ans, elle avait chaussé les skis pour la première fois, ses moniteurs avaient salué son sens de l'équilibre. Puis, l'enthousiasme général avait provoqué sa vocation. Avec la fougue de ses seize ans, elle avait même décroché la neuvième place aux Jeux Olympiques. Pourtant, contrariée par les vissicitudes de sa vie, elle avait limité ses ambitions... Cette fois, elle vaincrait, elle le pressentait. D'ailleurs, elle avait remporté la première manche. 
 
Lorsque Michel Villequier, son entraîneur, vient la chercher, Julie le guettait, le casque et les gants à la main. 
 
- Tout va bien ? questionna-t-il en lui présentant ses skis. Alors en route ! 
 
Julie ne répondit pas, mais la joie qu'il perçut dans la prunelle de ses yeux le soulagea. Il avait eut peur. Hier, quand elle était rentrée se coucher, en sanglotant à cause de cet imbécile de Paul qui ne comprenait rien aux aspirations de sa "fiancée", il avait craint le pire. C'était déjà arrivé, une fois, six ans auparavant. Elle en avait raté sa course ! Et la jeune femme en avait été longue à s'en remettre; Du garçon perdu ou de la descente manquée ? Ça il ne l'avait jamais su ! Aujourd'hui, elle paraissait en forme. Tant mieux ! 
 
En l'accompagnant, il se mit à lui prodiguer toutes sortes de conseil. 
 
- Abrège ! s'irrita Julie. J'essaie de me concentrer ! 
 
 
 
Au sommet de la piste, Julie balance son corps lentement en fonction du film qui se déroule dans sa tête. Elle doit battre Ingrid Tischenen, le dossard n°2.  
 
Battre 1 mintute, 20 secondes, 02 centièmes. 
 
Ça y est, la voilà partie ! 
 
- Julie Normand, la française, commentent les journalistes. Elle est arrivée première de la manche précédente. Un peu à la surprise générale, d'ailleurs ! Va-t-elle conserver son avance ? 
 
Julie s'applque. Ne pas perdre un centième de seconde, un dizième de seconde. Elle est au meilleur de sa forme. Elle sait qu'elle skie bien. 
 
En France, les yeux rivés sur leur poste de télévision, les ménages suivent sa performance avec intérêt. 
 
- Meilleur temps à mi-parcours. Cinq centièmes d'avance sur Tischenen, continuent les journalistes. Regardez-là passer les portes, c'est extraordinaire ! 
 
À Newchaten, anonyme dans la foule, Paul trépigne. Pourvu qu'elle gagne ! 
 
- Toujours cinq centièmes, six centièmes sur Tischenen... Superbement bien posée sur ses skis, tout en puissance. Si elle ne fait pas de fautes, elle est championne du monde. 
 
Julie n'entend pas les médias. Elle sent qu'elle est en tête. Dans le mur final, elle donne tout ce qu'elle a. Le chronomètre indique 1 minute, 10 secondes, 08 centièmes. Plus qu'une porte ! Une seule ! Les spectateurs lèvent déjà les bras en signe de victoire. 
 
Ont-ils perturbé la jeune femme ? Un moment d'inattention ? Julie est tombée. Dépitée, elle essaie de se relever. Une douleur intolérable lui traverse le genou. Elle s'évanouit. 
 
 
 
Lorsqu'elle se réveilla, allongée dans un lit d'hôpital, les premiers mots qui lui parvinrent "Déchirure du genou" détruisirent ses illusions. "Championne de ski ? Jamais !", répétait sans cesse une petite voix insidieuse qui résonnait dans sa tête. Alors, quand Michel Villequier, son entraîneur, lui expliqua, d'une voix embarrassée, que c'était compromis pour cette saison, oui, mais que plus tard elle pourrait recommencer, gagner même ! elle ne le crut pas. À trente et un an, elle était trop vieille ! Elle demanda à rester seule. Elle avait besoin de solitude pour donner un nouveau sens à sa vie.Un nouveau sens à sa vie, le voulait-elle vraiment ? 
 
Dans le hall de l'hôpital, deux billets d'avion pour le mois suivant dans la poche, Paul patienta plusieurs heures avant qu'elle ne lui permette d'entrer.