Panique
NOUVELLES
© Cathy ESPOSITO
- Sur votre droite, Mademoiselle, prenez l'ascenseur. L'étude de Maître Durand se trouve au vingtième étage.  
Vingtième étage, vingtième étage, je me répète, vingtième étage. Il fallait s'y attendre, on n'obtient rien sans rien. Dix-huit mois que je cherche du travail. Vingtième étage. 
 
J'ai tourné à l'angle du comptoir d'accueil et me dirige sur la droite vers les ascenseurs. Comment faire ? Il y a bien l'escalier. L'idée m'a traversé l'esprit un instant. Puis, je me suis imaginée, arrivant en haut des marches après vingt étages, en sueur, les cheveux plaqués sur mon front, des auréoles sous les aisselles. C'est impensable de se présenter dans cet état à un entretien de recrutement. Il fait une chaleur écrasante dehors et je pense que la montée d'escalier n'est pas climatisée. 
 
Me voilà en train de faire les cent pas devant les deux ascenseurs. C'est bien beau d'avoir des allocations chômage mais je ne compte pas en rester là. J'ai une bouche à nourrir, d'accord ce n'est que la mienne, mais tout de même… Bouche, bouche d'égout, bouche de métro, j'imagine le bec grand ouvert des oisillons qui attendent que leur mère leur fourre un ver de terre dedans. 
 
" Ding ! " 
 
Les portes s'ouvrent sur un gouffre béant, une femme avec un enfant en sortent. 
 
- Pardon ! me fait-elle. 
 
C'est vrai que je me tiens si près de l'ouverture que je la gêne. Elle me jette un coup d'œil avant de quitter l'immeuble. 
 
" Ding ! " 
 
Elle doit se demander ce que je fiche à attendre ainsi devant des portes qui se sont refermées. Je ne peux pas, je ne peux pas. Vingt étages, cela va prendre cinquante secondes ou cinquante heures.  
 
- Tout va bien, Mademoiselle ? 
 
Il est gentil le gardien avec son petit uniforme et son sourire bienveillant. J'ai fait oui de la tête en fouillant dans mon sac, à la recherche de mon téléphone portable. Le gardien est reparti. L'ascenseur aussi. J'ai mon téléphone à la main et personne à appeler, je le re-fourre dans mon sac. 
 
" Ding ! " 
 
Les portes s'ouvrent à nouveau. Il est là, il m'attend, m'invite, s'impatiente, se referme. 
 
" Ding ! " 
 
- Mademoiselle, je peux vous accompagner, si vous voulez ! 
 
J'ai pensé oui et ai fait non de la tête. Deuxième tentative. 
 
" Ding ! " 
 
Il s'ouvre, je me vois dans le miroir qui tapisse la paroi du fond, c'est à pleurer. Et puis, l'image se transforme, ce n'est pas moi dans le miroir, c'est un homme vêtu de noir, il porte une grande cape et un chapeau. Il lève la tête et je vois son visage aux traits déformés, ses yeux noirs, ses lèvres blanches, son teint foncé. 
 
Et je crie lorsqu'on chuchote à mon oreille. 
 
" Ding ! " 
 
Les portes de l'ascenseur se sont refermées. Le gardien est penché vers moi et me parle. En voyant sa peau noire et ses dents blanches, j'ai fait un bond en arrière. 
 
- N'ayez pas peur, Mademoiselle ! Calmez-vous !  
- Je suis désolée, je me fais un tas d'idées et j'arrive à y croire toute seule… pardon, je ne vous avais pas vu arriver… vraiment, excusez-moi ! 
- C'est rien. Vous m'avez effrayé en criant ainsi. Avez-vous un problème avec l'ascenseur ? 
 
Comment lui dire pour l'homme que j'ai vu à l'intérieur ? Il va me prendre pour une folle. A présent, je ne peux pas monter toute seule, c'est inenvisageable. 
 
- Voulez-vous que je vous accompagne ? 
- Non, ça va aller, il faut que je prenne sur moi, c'est tout.  
- Vous savez, en étant gardien de la tour Méditerranée, j'ai l'habitude des gens qui ont la phobie des ascenseurs, j'en vois tous les jours. Vous ne craignez rien, croyez-moi. Ils sont révisés régulièrement, ils possèdent des systèmes de sécurité performants, même si vous restiez bloquée entre deux étages, je suis là, vous n'auriez qu'à m'appeler. Courage ! Je ne sais pas pourquoi vous avez rendez-vous au vingtième mais de toute manière quand on se rend chez le Notaire, c'est toujours important. Vous n'avez pas le choix.  
- Connaissez-vous la panique, ce moment où toute raison vous échappe et où vous vous comportez comme un animal en fuite en écrasant tout sur votre passage parce que la terreur vous a envahi, qu'elle a pris possession de votre esprit et de votre corps ?  
- Non, ça ne m'ait jamais arrivé. Je suppose que ça survient en cas de drame, comme un attentat, une explosion, des coups de feu, un incendie, un meurtrier qui vous poursuit, etc…Je suis quelqu'un de très calme et posé, je pense qu'avant de m'enfuir, je réfléchirai, enfin, je crois. Mais, ici, il n'y a rien de tout ça, cet ascenseur est vide et aucune alarme ne s'est déclenchée.  
- Comment être sûre que ça se passe dans ma tête et pas dans la réalité ? 
 
Il soupire, il ne sait pas quoi dire. 
 
- Je vous assure qu'il ne vous arrivera rien. 
 
Quelqu'un est entré dans la tour, le gardien s'excuse et me laisse seule devant mes portes fermées. Je prends une grande inspiration, regarde ma montre. Je suis censée me trouver dans cinq minutes en haut pour mon rendez-vous. Il n'est pas correct d'arriver en retard à un entretien d'embauche. J'appuie sur le bouton. 
 
" Ding ! " 
 
Dans le miroir, je vois ma mine pâlotte et mes yeux agités. 
 
Je crois que des bruits de conversation se rapprochent, on me bouscule, je me retrouve à l'intérieur. Il y a deux hommes, vêtus de costumes sombres. 
 
- Quel étage, Mademoiselle ? fait l'un sans me regarder. 
- …  
- Pardon, je n'ai pas entendu ? répète-t-il. 
- Vingt… 
 
Puis, ils reprennent leurs discussions. 
 
" Ding ! " 
 
Les portes se sont refermées si vite. Je voudrais appeler à l'aide mais déjà, je sens que ma voix ne me répond plus. Le dos plaqué au miroir que je regardais tout à l'heure, je suis tétanisée. Non, non, pas cette fois, je dois résister mais je sens bien que je commence à perdre le contrôle… je perds le contrôle…au secours…au sec….. 
Tout à coup, deux mains sortent de la paroi derrière elle et enserrent sa gorge. L'étreinte se fait de plus en plus forte, elle suffoque, elle essaie de les arracher de son cou mais n'y arrive pas. C'est l'homme aperçu dans le miroir qui veut la tuer. Pour demander de l'aide, elle agrippe l'épaule de l'un de ses voisins qui lui tournent le dos. Elle a les yeux exorbités, la bouche grande ouverte qui beugle en silence. Son voisin de cabine oblique son visage vers elle, il a des lèvres blanches, des yeux noirs, un chapeau et sa peau est foncée. Comme l'autre, celui du miroir. Les trois hommes sont identiques. Elle s'enfonce dans la terreur qui l'étouffe. Ses bras battent l'air pour rien. Elle se sent glisser tout doucement contre la paroi, elle se retrouve accroupie, puis assise et enfin, c'est fini, elle est allongée, inerte. Elle va mourir, tant pis pour elle, elle n'avait qu'à résister. 
 
" Ding ! " 
 
- Mademoiselle, Mademoiselle, vous vous sentez mal ? crie une voix féminine. Réveillez-vous ! Elle fait un malaise, il faut appeler les secours, vite. Je sais pas si je peux la soulever. Qu'est-ce que je dois faire ? Mon Dieu. 
 
" Ding ! " 
 
Les portes de l'ascenseur se referment. Le cauchemar recommence. Quelqu'un, quelque part dans les étages a demandé l'ascenseur. Il redescend avec à son bord, une femme entre vie et mort. 
 
Puis, la sirène retentit dans tout l'immeuble. Tout le monde se regarde, ce n'est pas un exercice. L'affolement commence à se propager dans les bureaux. Certains tentent de garder leur calme, les autres sont déjà dans la cage d'escalier en train de descendre les marches quatre à quatre. Le gardien ouvre en grand les battants de toutes les portes menant à la sortie puis, il bloque l'ascenseur numéro un, au rez-de-chaussée. Il constate que le numéro deux est resté au deuxième étage. Il appuie sur le bouton d'appel et attend de longues minutes, bousculé par tout le personnel qui évacue rapidement les lieux. 
 
" Ding ! " 
 
Les portes s'ouvrent, il est vide. Où est-elle ? 
 
L'angoisse monte. Il bloque l'ascenseur numéro deux, au rez-de-chaussée et commence à chercher la jeune fille dans la foule qui se presse à l'extérieur. Il est presque sûr de ne pas l'avoir vue passer. Quand elle a pris l'ascenseur toute seule, comme poussée par une force mystérieuse, il a cru qu'elle avait vaincu sa peur mais quand il l'a entendue hurler, il a compris que non. Il ne pouvait pas intervenir. Il s'est dit qu'elle serait dans quelques secondes arrivée à bon port et qu'elle redescendrait par l'escalier.  
Et la foule de gens qui continue de se précipiter dehors. 
 
- Il y avait une demoiselle évanouie dans l'ascenseur, c'est pour ça que j'ai déclenché l'alarme, elle bavait, elle avait les yeux révulsés, je ne savais pas quoi faire. Quand les portes se sont refermées et qu'elle est repartie, je me suis dit qu'il lui fallait vite du secours sinon, elle pourrait…Oh, mon Dieu, qu'est-ce que j'ai fait ? Il faut dire à tout le monde de remonter, c'est ma faute.  
- Du calme, restez tranquille, Madame, les gens sont sortis maintenant donc, je vais attendre qu'ils soient tous dehors pour les avertir qu'il s'agissait d'une erreur. 
- Et la femme, où est-elle ? 
- Je ne sais pas. 
- Monsieur le gardien, il faut intervenir, quelqu'un est tombé dans l'escalier et a entraîné dans sa chute au moins dix personnes, c'est la panique entre le premier et le deuxième étage. 
 
Le garde s'engouffre dans la cage d'escalier et malmène, pour se faire un passage, les employés qui descendent. Il atteint le deuxième étage non sans mal et constate le désastre. Comme un château de carte qui s'est écroulé, des personnes sont assises ou couchées sur les marches et se relèvent avec difficulté, pendant que d'autres les enjambent pour les aider. 
 
Et là, tout à coup, il la voit, allongée sur le ventre, la tête pendue sur l'arête d'une marche d'escalier. 
 
- C'est une folle, elle a surgi des portes palières et nous a foncé dessus pour arriver plus vite en bas, elle a fait tomber tout le monde et a fini aplatie là, s'exclame Maître Durand, Notaire.