Peut-être qu'un jour...
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© Line Laurence GIOAN
 " Sous le pinceau de Van Gogh, les tournesols deviennent le symbole du culte qu'il voue au soleil et à la couleur jaune. " En lisant ces lignes, le célèbre tableau de Van Gogh envahit tout à coup ma conscience, inondant ma mémoire de ce jaune lumineux qui réveilla en moi certains souvenirs que j'avais oubliés. Projetée quelques années en arrière, je me retrouvais au beau milieu de cette colonie de vacances qui accueillait des enfants de cinq à dix ans et qui s'appelait :  
" Les Tournesols " 
 
Je me suis souvent demandé pourquoi " Les Tournesols " ? Des tournesols, il n'y en avait nulle part alors, c'était peut-être pour mettre un peu de soleil aux flancs de ses bâtiments de couleur grise qui siégeaient au milieu de cette prairie absente d'arbres et où semblaient régner par endroit depuis des millénaires, car personne n'en connaissait la raison, de gros blocs de pierre graves et silencieux que la nature avait dû abandonner. 
 
Adjointe de direction, j'assistais le directeur dans quelques unes de ses fonctions ; ma principale était l'animation et l'encadrement des monitrices qui s'occupaient d'une centaine d'enfants. Leur mois de vacances touchait à sa fin et en ce samedi du mois de juillet, nous étions tous accaparés par la préparation de la kermesse du lendemain qui, comme toujours, clôturait leur séjour. 
 
Il pleuvait à verse depuis le matin et tout en confectionnant nos panneaux pour décorer les stands, nous espérions quand même une accalmie. Je posais un instant mes crayons et levais les yeux pour regarder à travers la porte vitrée cette pluie qui n'en finissait pas de tomber lorsque je vis une 2 CV hésitante prendre le chemin de terre dure qui menait tout droit sur nous : le premier des six bâtiments où étaient installés les " Bureaux ". Le directeur aperçut à son tour la voiture et avant qu'elle ne stationne sur le petit parking destiné à nos livraisons, s'empressa d'aller ouvrir la porte pour accueillir nos visiteurs. 
 
Des parents sûrement… ils avaient tous, ces parents qui venaient voir leurs enfants, quelque chose d'identique, un je ne sais quoi qui nous les faisaient reconnaître avant qu'ils ne se présentent. Peut-être, était-ce ce sentiment un peu rentré qui se lisait sur leur visage alors qu'ils pensaient : -" c'est ici qu'il ou qu'elle est ". Nous n'aimions guère ces visites car, si l'enfant ne s'était pas adapté à la vie de la colonie, la venue de ses parents nous rendait la tâche encore plus difficile surtout, si c'était un " petit ". 
 
Un couple d'une quarantaine d'années sortit de la 2 CV et s'avança vers nous : 
 
- Quel temps, dit la jeune femme en s'engouffrant vivement dans le bureau ! 
 
Son compagnon souriait en regardant le directeur. Il semblait heureux, malgré la pluie, de se trouver là. 
 
Après les quelques mots d'usage, la jeune femme se présenta : 
 
- Je suis la maman de Thierry, Thierry Renaud . 
 
- Très heureux madame Renaud. Thierry va être content de voir sa maman ! 
 
- Il va bien ? 
 
-Très bien, et son séjour à la colonie s'est parfaitement bien passé… mais si je peux me permettre, avez-vous une carte d'identité ? Ce n'est qu'une question de sécurité vous savez… 
 
- Mais c'est tout naturel. 
 
La jeune femme ouvrit son sac et en sortit sa carte d'identité qu'elle tendit au directeur : 
 
- Voilà … 
Le directeur vérifia l'identité de madame Renaud puis, satisfait, lui rendit sa carte et alla chercher dans un des casiers qui se trouvait sur son bureau, la fiche obligatoire de Thierry qui accompagnait son séjour à la colonie. 
 
- Thierry Renaud… bâtiment 2. Et bien, on va aller le chercher… vous m'attendez quelques instants ? 
 
Le directeur regarda dehors, mit son imperméable et releva son col… 
 
- On peut attendre, il pleut tellement ! 
 
- Un peu de pluie, ce n'est pas méchant… et puis c'est à cause de la pluie que les enfants sont là aujourd'hui ; d'habitude ils sont en promenade. Le directeur sortit en les rassurant : 
 
- Ne vous inquiétez pas, je vous le ramène ! 
 
Je restais dans le bureau ; c'est alors que madame Renaud se tournant vers son compagnon, lui dit à voix basse : 
 
- Tu es content… tu vas le voir !  
 
Celui-ci, ne pouvant cacher son émotion, tout en s'essuyant le front, acquiesça en souriant. Déjà le directeur revenait en courant avec Thierry qui voyant sa maman sauta de joie : 
 
- Maman ! Tu es venue me voir ! 
 
Il se jeta dans ses bras puis, quand il aperçut l'homme qui l'accompagnait… 
 
- Tu es venu aussi ? 
 
S'adressant au directeur, il lui lança tout heureux : 
 
- C'est mon parrain ! 
 
La maman de Thierry s'excusa : 
 
- ... C'est vrai, je ne vous ai pas présenté : voici monsieur Charles Dupré le parrain de Thierry. 
 
Celui-ci se manifesta alors et, prenant Thierry dans ses bras, lui dit combien il était heureux de le voir : 
 
- On ne se voit pas souvent tous les deux mais je suis content que tu te souviennes ainsi de moi. 
 
- On t'a laissé venir ? 
 
- Mais oui, dit doucement Charles Dupré en souriant, puisque je suis là. 
 
Thierry, ne tenant plus en place, les prît par la main : 
 
- Venez ! Je vais vous montrer ce que je suis en train de faire pour la kermesse de demain : un chapeau de cow-boy ! 
 
- Si monsieur le directeur le permet… 
 
- Mais je vous en prie, madame Renaud, Thierry va vous accompagner comme un grand, l'essentiel est que vous ne sortiez pas de la colonie. 
 
- Je vous remercie. Alors à tout à l'heure… 
 
et ils sortirent tous les trois. 
 
Une fois la porte refermée, le directeur reprit la fiche de Thierry où étaient inscrits les quelques renseignements nécessaires à son séjour de vacances : 
 
Thierry Renaud avait huit ans. Il venait du nord de la France. Enfant unique, son père étant décédé accidentellement avant sa naissance, il vivait avec sa maman et ses grands-parents paternels qui subvenaient en grande partie à son éducation. 
Ayant lu à haute voix, le directeur resta un instant pensif… 
 
- Il semble très attaché au petit Thierry, ce monsieur Dupré ; tu as remarqué son émotion lorsque le gosse l'a embrassé ?... Perdre son mari juste avant la naissance de son enfant, ça a dû être terrible pour la mère ! 
 
Le téléphone sonna, je laissais le directeur à ses réflexions et en profitais pour sortir et aller voir ce qui se passait dans les chambres envahies aujourd'hui par tout un attirail de papiers, cartons, peintures et colle nécessaire à la confection des chapeaux. 
 
La pluie cessa enfin et l'on put faire sortir les enfants des bâtiments. Le directeur aperçut Thierry en grande conversation avec ses visiteurs ; il leur fit un signe de la main et se dirigea vers eux. Le voyant s'approcher, la maman de Thierry lui sourit et laissa son fils rejoindre ses petits camarades. 
 
- Il était temps que la pluie cesse… c'est difficile de les tenir enfermés toute une journée. Quand il fait beau, ils ont de quoi s'ébattre, les alentours sont très agréables, ce n'est pas comme ici où nous avons beaucoup d'espace mais lorsque le soleil tape, rien à faire pour trouver un coin d'ombre !... Je n'ai pas grand-chose à vous offrir… un café peut-être ? 
 
- On ne veut pas vous déranger davantage mais c'est vrai que j'apprécierais un petit café ! Charles ? 
 
- Je veux bien oui, mais je voudrais surtout vous remercier monsieur le directeur pour votre accueil. 
 
- Mais je vous en prie... Vous êtes dans la région pour quelques jours ? 
 
- Oh non, dit la maman de Thierry. Nous partons demain mais avant, monsieur Dupré voulait voir son…  
 
Elle se reprit très vite :  
 
- Voulait voir Thierry. 
 
Elle regarda tendrement son compagnon. Elle avait failli dire : son fils et le mot lui brûlait les lèvres. 
 
Charles Dupré vit que le directeur l'observait, non curieusement mais d'un air intrigué. Alors, tristement et bien simplement, il lui raconta son histoire. 
 
Il y a quelques années, il avait fait la connaissance de Juliette Renaud qui était comme lui en convalescence dans une maison de repos. Très vite, ils avaient sympathisé et puis leurs sentiments s'étant affirmés chaque jour davantage, ils avaient décidé de ne plus se quitter. Pour lui, c'était facile et sans problème car il était seul mais pour Juliette, il y avait la famille et surtout un mari. Un mari qui n'a rien voulu savoir malgré leur mésentente ; et quand il apprit de surcroît que sa femme attendait un enfant dont il n'était pas le père, il devint fou de rage et jura que jamais il ne lui rendrait sa liberté. La famille de Juliette était au courant mais personne n'a parlé. Au contraire, après l'accident de son mari, les deux familles ont fait bloc : j'étais la bête noire qu'il fallait éloigner de cet enfant qui allait naître, mon enfant qu'ils me volaient ouvertement !... Et puis le temps a passé…  
Le Directeur qui l'avait écouté avec beaucoup d'intérêt lui demanda : 
 
- Mais depuis, pourquoi ne vous êtes-vous pas mariés ? 
- Vous savez, monsieur le directeur, ce n'est pas si simple ; nous nous voyons discrètement et mon fils m'appelle "parrain" une faveur qu'ils m'ont faite en compensation de mon silence. Et si un jour, nous voulions nous marier, les beaux-parents de Juliette feraient tout, voire l'impossible, pour nous enlever Thierry. Toute cette histoire au grand jour… Thierry, qui vit dans le souvenir de son père depuis bientôt huit ans, comment pourrait-il comprendre, j'aurais trop peur qu'il me déteste ; il est heureux comme ça et pour le moment, c'est tout ce qui compte pour moi ! 
 
- Vous étiez de la même région ? 
 
- Non, moi je suis du Midi. J'ai quitté le soleil pour me rapprocher de mon fils qui ne sait pas que je suis son père. 
 
- On dit que le temps arrange bien des choses, peut-être qu'un jour… 
 
- Je ne sais pas. Thierry est très attaché à ses grands-parents alors pour l'instant, c'est sans issue. 
 
Ses yeux étaient remplis de larmes lorsque Thierry, tout excité de courir après son ballon, se jeta sur lui avant de retourner vers son petit camarade qui, voyant le geste affectueux de Charles Dupré qui ne manqua pas de serrer Thierry contre lui, lui demanda tout de go : 
 
- C'est ton père ? 
 
Thierry alors s'arrêta brusquement saisi par quelque chose qu'il ne comprenait pas ; il regarda son parrain puis, tout en frappant le ballon de tout son poids, lança d'une voix forte : 
 
- Non, mais j'aimerais bien !