Le beau seigneur
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© Jean-François COUBAU
Et pourtant, la journée s'était déroulée le plus normalement du monde. Mathilde, ma servante, m'avait aidé à vaquer à mes occupations de châtelaine. Et rien ne semblait annoncer l'étrange aventure que je vécue ce jour-là. 
 
Vers le soir, nous allâmes à la messe dans la cathédrale. J'étais vêtue pour la circonstance d'une robe aux vives couleurs, tandis que ma servante s'en allait revêtue de son habituel habit de laine grise. Mon père, avec cet air de grandiloquence entra au moment où les orgues attaquèrent un chant sacré. Il était suivi de ses trois hommes liges et de quelques pages courant presque. 
 
C'est alors que je le vis. À demi dissimulé par la pénombre, il tenait à la main un petit objet que je ne pus identifier. Nos regards se croisèrent, puis il tourna le dos, passa devant une petite chapelle où il se signa rapidement. Je le perdis de vue. 
 
À la sortie de la messe, j'assistais à un évènement bizarre. Un garde d'apparat l'ayant attrapé par le bras, l'étranger s'en dégagea avec une facilité déconcertante. Mathilde avait aussi vu la scène. 
 
- Quel étrange bonhomme ! me dit-elle. Il est très curieusement vêtu. 
 
- Mais quel beau seigneur. Je ne le connais pas et c'est dommage. 
 
Nous partîmes par des ruelles quasi désertes où seuls survivaient des chats faméliques. C'est alors que je m'aperçus qu'il nous suivait. 
 
- Mais que veut-il donc ? Faut-il appeler la garde ? 
 
- Surtout pas, il n'a pas l'air dangereux. Mais qu'il est donc beau et bien fait de sa personne ! 
 
Ma servante grommela quelque chose comme " Trop beau pour être honnête ! ". 
 
À ce moment, deux hommes d'armes nous abordèrent pour nous demander si nous avions croisé la route d'un homme " à l'étrange figure ". 
 
- En fait d'étrange ici, répondit Mathilde, je n'ai vu que vous ! 
 
Je me mis à rire et les gardes s'éloignèrent en maugréant. Comme quoi, être de noble naissance peut donner certains privilèges. Je me tournai à ce moment et je vis l'homme fermer les yeux. Un tourbillon mental m'entraîna. Nous repartîmes et il nous suivit. 
 
Nous arrivâmes au château de mon père et frappâmes à la lourde porte. On nous ouvrit et nous entrâmes. Au moment où l'huis allait se refermer, une ombre fit irruption et, surprises, nous criâmes de peur. Un homme parut aveuglé par la lumière. Puis il s'immobilisa devant moi et dans un calme olympien, porta un doigt à ses lèvres ce qui me rassura. Il ferma ensuite la porte du castel. 
 
Mathilde et moi le fixâmes d'une manière qui dût lui paraître incongrue. Je m'approchai et touchai ses vêtements, faisant rouler le tissu entre mes doigts. Je me demandais si je ne rêvais pas, tellement il était de belle facture. 
 
L'inconnu repoussa doucement mon bras et me souffla d'une voix chaude : 
 
– Je dois transmettre un message au notable qui est entré en dernier dans la cathédrale tout à l'heure. 
 
Qu'importe sa mission, je me décidai à l'aider. Et il enchaîna : 
 
- Où sont les cuisines ? Je dois emprunter ce passage non surveillé pour le joindre. 
 
Alors, je fis la relation de cet homme devant nous, avec l'individu de la cathédrale. Tendue, je lui fis signe de me suivre et envoyai Mathilde devant en éclaireur. Nous traversâmes les couloirs où les odeurs de cuisines étaient prenantes. Nous nous retrouvâmes à la salle du dîner, où beaucoup de gens mangeaient et buvaient dans le plus grand tumulte. Au moment où l'homme s'avança, nous lui fîmes signe que nous n'entrerions pas et que nous l'attendions à l'étage supérieur. 
 
Du hall supérieur, après avoir monté la volée d'escaliers, nous approchâmes du fenestron d'où les pages descendaient et remontaient le grand candélabre de la pièce du repas, pour son entretien. On pouvait bien sûr y voir aussi ce qui s'y déroulait. Mathilde me dit soudain : 
 
- Mademoiselle, cet homme est bizarre. 
 
- Oui, certes, il est différent. Mais c'est certainement un seigneur de haut rang. Vois comme il est bien habillé, il doit être riche. Mais c'est son attitude qui est étrange. Que fait-il donc ici, à ton avis ?  
 
- J'ai peur que ce soit un espion du roi. 
 
J'éclatai de rire. 
 
- Du Roi ? Vraiment ? Allons, nous ne sommes pas en guerre que je sache. De toute manière, ce castel n'est point militaire, c'est seulement notre habitation de famille. Non, je crois qu'il faut chercher quelque chose. 
 
- Quoi ? 
 
- Ou peut-être quelqu'un. Je pense qu'il est déjà venu ici car il a l'air de bien connaître les lieux. Et cette façon de surgir dans la cathédrale ! 
 
- Pour sûr, c'est peut-être le démon ? 
 
- Allons, allons, pas de superstition. Mais c'est vrai que cette manière de jaillir comme ça depuis le néant n'est pas normale. Et s'il venait d'un autre monde ? 
 
- Mademoiselle veut dire que c'est un revenant. Cela expliquerait alors sa connaissance du castel. Un ancêtre qui voudrait voir sa descendance. 
 
- Ou bien un ange peut être, crois tu qu'il pourrait être un archange, Mathilde ? 
 
- Hou la, je n'en sais rien moi ! 
 
- En attendant, file aux cuisines et ramène de quoi manger, dépêches-toi. 
 
Mathilde fila aussi vite que l'éclair et je restai seule à soliloquer. 
 
- Et s'il venait d'Ailleurs ? S'il n'était pas de ce monde ? Alors, je ne le reverrais plus ? Pourrais-je le suivre ? Mais qu'est-ce que je comprendrais à son univers ?... 
 
À cet instant Mathilde revint. Dans un tissu, elle avait mis quelques morceaux de pains et quelques tranches de gibier rôti. 
 
- Voilà Mademoiselle, je pense que ça suffira et… 
 
- Tais-toi ! 
 
J'imposai le silence à ma servante car l'homme entra soudain dans le hall. Il ne nous vit pas, alla vers la salle de repos occupée par les épouses des hommes qui festoyaient. Puis il revint et pénétra dans l'autre salle vide et froide. Il connaissait la porte de courtoisie à ma grande surprise, et il l'emprunta. Laissant là ma servante ébahie, je lui emboîtai le pas. Près de la meurtrière masquée, il posa quelque chose après avoir hésité sur le lieu de mise en place. Je m'approchai, le pris par la main et me blottis contre lui. Il sursauta et j'en profitai pour lui glisser : 
 
- Je suis là, n'ayez pas peur. 
 
Je regardai par la meurtrière et je fus déçue qu'il ait trouvé ce passage. Je me mis à le tirer plus loin dans la nuit de ce couloir étroit. Mathilde resta dans la grande salle froide, gardant l'entrée dérobée. 
 
Nous montâmes et arrivâmes à une demie terrasse entre les cheminées. La nuit était belle, éclairée par un beau quartier de lune. J'attaquai car j'avais beaucoup de choses à lui dire. 
 
- Comment êtes-vous arrivé dans la cathédrale ? 
 
En même temps, je le dévisageais, fascinée. Je croisais son regard en lui souriant. Je sentais monter en moi un enthousiasme qui semblait le gêner. 
 
Je m'assis doucement sur un petit muret qui partageait la terrasse en deux. Tout en déployant ma robe, je déposai le petit paquet de tissus contenant la nourriture. Puis, je hasardai : 
 
- Pouvez-vous me dire qui vous êtes et d'où vous venez ? Je pense que vous connaissez bien mon père, vous savez, l'homme important qui avait assisté à l'office en entrant en grande pompe. 
 
- J'ai fais sa connaissance jadis, oui mais pas de la façon dont vous pouvez le penser. 
 
En même temps, il s'assit de l'autre côté du torchon contenant son repas. Il se mit à attaquer la viande avec un bel appétit. Ma curiosité était piquée, mais je sentais monter en moi un autre sentiment … 
 
Je me serrai donc contre lui en regardant la lune et les étoiles et lui aussi me rejoignit dans cette contemplation. Il commença à me nommer les astres et sa connaissance en ce domaine semblait prodigieuse. J'étais émerveillée … 
 
J'étais bien contre son corps lorsque soudain un étrange petit bruit se fit entendre. C'était comme un pépiement d'oiseau se répétant sans variation d'intonation. Je n'avais jamais rien entendu d'aussi curieux. Pourtant, à cette heure les oiseaux dormaient. 
 
Je m'écartai de lui et je le vis faire un geste rapide avec ses bras. Il se tourna vers moi et me prit doucement la tête et je lui envoyai mon plus tendre regard. Il me dit : 
 
- Je dois partir, je n'ai pas le choix. Je ne suis pas d'ici mais d'ailleurs. 
 
En même temps, nous nous embrassâmes tendrement. La tristesse m'envahit et je répondis : 
 
- Je sais car vous êtes arrivé par un coin sombre de la cathédrale mais je vous ai vu et vous m'avez plu dès cet instant … 
 
Soudain, une lueur bleue sembla émaner de sa personne. Je me demandais encore quelle était cette diablerie et il s'écarta en me tenant les mains. Je criai lorsque nos doigts lâchèrent leur tendre contact. Je le vis alors défaire un curieux bracelet qu'il me tendit en disant : 
 
- Prends ceci, je pourrai te retrouver si tu portes cela à ton poignet, ne t'en défais sous aucun prétexte. 
 
Il se leva et fit un pas en arrière, sa plaisante silhouette s'estompa graduellement. Les yeux pleins de larmes, je regardais alors dans un mouvement de flexion de mon bras gauche ce bracelet de métal brossé que je venais de recevoir : il était massif tout en étant d'une esthétique exceptionnelle. Il était composé de petits segments qui semblait articulés entre eux et il épousait parfaitement la forme de mes doigts qui le tenaient sans effort. 
 
En en ayant fait le tour, je découvris une zone plus large qui semblait enchâsser une sorte de loupe cristalline dans laquelle à ma grande stupeur, je déchiffrai une date : 22 juin 2258 !