Délivrez-moi du mal
NOUVELLES
© Cathy ESPOSITO
Un morceau de pain pour accompagner la tomate coupée en quatre, un peu d'huile d'olive et du sel, je mangerai mieux ce soir, je suis en retard. C'est à cause de la coiffeuse, cette fille est gentille et surtout, j'apprécie qu'elle se déplace chez moi mais qu'est-ce qu'elle est bavarde. Je n'ai pas l'habitude de parler beaucoup en étant seule. Enfin, je vais tout de même éclairer mon téléviseur, comme ça, j'entendrai depuis la cuisine le générique de mon feuilleton dès qu'il démarre. Mince, j'oubliais que j'allais aussi rater la météo. Bon, tant pis, je la regarderai ce soir. Quoique, tiens voilà, ça commence…la pluie et le vent. Quel temps de chien ! Je m'en fiche de toute façon, je ne suis pas sortie depuis plusieurs jours et je ne sortirai pas non plus demain. Alors, où en est cette tomate, toujours dans mon assiette ! 
 
La sainte Catherine, demain ? Ah, oui, c'est vrai, nous serons le 25 novembre. Que le temps passe vite ! Sans voir l'écran du téléviseur, j'entends la présentatrice dire qu'elle se répète mais qu'elle préfère insister sur le fait que certains départements seront en alerte orange ce soir. Bon sang, il faut que je me lève de table pour aller voir quels sont ces départements pourvu que ça ne me concerne pas. Zut ! j'arrive trop tard, la publicité. Bon, je vais finir cette fichue tomate avant que le feuilleton commence. J'espère qu'il n'y aura pas de tempête, j'ai horreur de ça, mes persiennes pourraient tomber. Si je n'ai plus de volets, je n'ai plus d'intimité, je les ferme tous les soirs à cinq heures. 
 
Je ne peux pas laisser cette vaisselle à nettoyer pour plus tard. Allez, un peu de courage ! J'entends le générique mais un coup d'éponge ce sera vite fait. Voilà, c'est propre ! Maintenant, je m'octroie un peu de repos. 
 
Où en étions-nous ? Ah, tiens, il la trompe et avec…Elle ! Impossible ! il va foutre en l'air sa vie pour cette bécasse, il aurait dû réfléchir, pourtant, c'est pas faute d'être intelligent, il a plein de diplômes. Et celle-là, qu'est-ce qu'elle a fait de son bébé, elle ne s'en souvient même pas, pauvre fille, quand je pense que l'autre lui avait proposé de vivre avec elle et qu'elle a refusé. 
 
- Délivrez-moi du mal ! 
 
Bon sang, ça ne va pas recommencer ! Je suis en plein feuilleton. S'il hurle encore une fois ainsi, je balance ce que j'ai sous la main contre le mur. 
 
Le bébé a été ramassé par un clochard, incroyable ! Elle ne le retrouvera jamais. 
 
-Délivrez-moi du mal, parce que j'ai pêché ! 
 
Il est complètement siphonné mon voisin. C'est un grand échalas aux cheveux coiffés comme un hérisson. D'habitude, il s'exprime à la nuit tombée, je ne l'entends pas dans la journée, aujourd'hui, il me paraît en forme. S'il commence dès maintenant, quel après-midi je vais passer ! Il faudra que j'appelle la police, s'il m'ennuie un peu trop. 
 
Cette bonne femme n'aurait jamais du autoriser son mari à partir en voyage avec cette inconnue, résultat : ils couchent ensemble. Si jamais l'épouse l'apprend, ça va faire du grabuge. 
 
-Délivrez-moi du mal, Seigneur, j'ai pêché ! 
 
Ça suffit, je vais taper sur la cloison ! De toute façon, si je ne fais rien, c'est pas l'autre dinde d'à côté qui va se manifester. Elle doit être en train de se regarder dans une glace et se fiche bien du bruit que peut faire notre dégénéré de voisin. Nous ne sommes que trois sur le palier et il a fallu que je tombe sur un huluberlu de première. Il doit être drogué où je ne sais quoi et j'en paye les pots cassés. 
C'est bizarre, je pensais qu'il était mort celui-là, ils l'auront fait ressusciter pour les besoins de l'histoire. 
 
Voilà-t-il pas qu'on tape à la porte, maintenant ! Si c'est mon fou de voisin, je la lui claque au nez. Je vais encore rater mon feuilleton préféré. Aïe ! Il fait mauvais se faire vieux, je n'arrive même plus à me lever de ce fauteuil sans éprouver une douleur dans le dos, à 85 ans, ce doit être normal. Heureusement, qu'il y a un œil de bœuf. Alors, qui est là, voyons voir ? La voisine ! Qu'est-ce qu'elle me veut, cette dinde ? 
 
J'ai face à moi un monstre, je ne peux pas la qualifier autrement. Deux fentes scient un visage à la peau trop tendue et je devine ses yeux. Deux boudins rouges et lisses se sont agités pour me parler et je devine ses lèvres. J'ai envie de lui demander si elle n'a pas mal, si ça ne tire pas trop. À son âge, se faire encore trafiquoter le visage pour paraître jeune ! Et cela dans quel but ? Pour plaire à qui ? Elle est toujours seule. 
 
Elle veut savoir si c'est moi qui hurle comme ça. Qu'est-ce que je lui réponds ? D'aller se faire voir, non, j'ai pitié. Ce n'est pas moi qui crie, c'est l'autre fou. 
 
Ce que je ne supporte pas, c'est son air de mère supérieure alors que ses seins débordent de son décolleté. Elle me dit que je devrais faire quelque chose contre ces hurlements. 
 
Ben voyons, bientôt ça va être ma faute ! Je vais refermer ma porte devant cette poupée gonflable et ne rien répondre, j'en aurais trop à dire. Elle voudrait ressembler à une starlette et pourtant elle est presque aussi vieille que la deuxième guerre mondiale, je le devine à son cou flasque. Qui est le plus fou des deux, celui qui hurle ou celle-là ? 
 
Enfin, je retourne m'asseoir et les spots publicitaires envahissent l'écran. Que c'est long, le shampoing, les assurances, les voitures, la lessive et quoi encore ? 
 
- Délivrez-nous du mal Seigneur ! 
 
Voilà une variante, maintenant, il estime que nous sommes tous des pêcheurs ! Il n'a pas tort. Tiens, j'entends qu'on tape mais pas chez moi cette fois, l'autre dinde serait-elle allée voir notre voisin ? Il faut que je vérifie grâce à l'œil de bœuf. Aïe ! Encore cette douleur dans les reins. Bon, j'appellerai le médecin après mon feuilleton. 
 
Je l'ai en pleine ligne de mire, elle se tient de dos et tape encore à la porte. S'il a pris de la drogue, il doit être affalé sur son lit et ne risque pas de venir lui ouvrir. Non, ce n'est pas vrai, j'entends la porte qui s'ouvre ! Mince, je ne le vois pas, elle me le cache. Elle se tient les mains sur les hanches et doit être en train de l'insulter. Comment cela va-t-il finir ? J'entends mon feuilleton qui a repris, je voudrais bien retourner devant l'écran mais ce qui se passe dehors est assez exceptionnel, il faut que je reste. Je suis trop petite et je dois me mettre sur la pointe des pieds pour y voir correctement, à mon âge, c'est une position inconfortable. 
 
Zut, j'ai raté quelque chose, la voisine s'est faite happée par le voisin, elle a disparue de devant sa porte et cette dernière est fermée. Que s'est-il passé ? J'ai relâché mon attention seulement quelques seconds et la voisine a disparu. Soit, elle est rentrée chez elle, ça m'étonnerait, j'aurais entendu ses talons passer, soit, le voisin l'a forcée à rentrer chez lui et qui sait ce qu'il est en train de lui faire. À moitié drogué comme il est, il doit croire que c'est une jeunette et la violera. Si ce n'est que ça, je pense qu'elle ne s'en plaindra pas. Ou bien, il va la tuer. Que faire ? Si j'appelle la police et qu'il ne se passe rien, je vais avoir l'air ridicule. 
 
Mon feuilleton est fini. Après tout, je ne suis pas censée avoir vu quelque chose, ces histoires ne me regardent pas. Lui ou elle, j'en m'en fiche, je vais me rasseoir devant le poste de télévision et faire comme si de rien était. 
 
Je pourrais aller taper à sa porte, juste pour voir. Il m'ouvrira ou pas mais au moins, j'aurais essayé et s'il ne m'ouvre pas, j'en serai au même point. Seigneur, aide-moi à prendre une décision, je ne suis pas de taille à affronter un fou dangereux et j'ai honte de demander de l'aide. Non, je vais rester là, sans bouger, on verra bien. La publicité encore et encore pour un film sorti en DVD qu'est-ce que je m'en fiche, je ne sais pas ce que c'est un DVD. 
 
J'entends du bruit sur le palier. Allez, de nouveau, je me lève. La voisine a peut-être réussi à s'échapper. Encore un effort pour se tenir sur la pointe des pieds. En tout cas, une chose est sûre, depuis toute à l'heure, mon voisin n'a pas vociféré sa phrase préférée, cela signifie bien qu'il y a un problème. 
 
Voilà, j'y vois. Un homme et une femme viennent de frapper à la porte de ma voisine et j'ai l'impression qu'ils ont recommencé deux fois. Personne ne répond. Non, je ne vais pas m'en mêler. Je ne vois rien, est-ce qu'elle leur a ouvert. Ils semblent rester sur le palier. Ouf ! Il faut que je reprenne ma respiration, j'ai mal aux jambes dans cette position. Trop d'émotions pour une vieille dame ! Les voilà qui traversent le hall et se dirigent vers la porte de mon voisin. Ils frappent trois coups secs, ils parlent entre eux et rient. Je les déteste. 
 
J'ai mal aux pieds, je me relâche, tiens, la porte de mon voisin s'est ouverte ! Qui sont ces gens ? Des démarcheurs, des témoins de Jéhovah, des voisins que je ne connais pas. La porte s'est refermée et je n'ai rien aperçu. Ils se dirigent vers moi, je n'ai plus qu'à ouvrir et à leur parler de mes doutes, peut-être qu'eux sauront quoi faire. Si toutefois ils sont honnêtes ! 
 
- Délivrez-moi du mal, Seigneur ! 
 
Le voilà qui recommence et les deux autres qui frappent à ma porte. N'ont-ils pas entendu ? Je le leur crie en montrant le mur d'en face et tous les deux me disent qu'il comprennent et ont bien entendu. Ils se tiennent au-dessus de moi et brusquement, je me mets à les détailler, lui a des cheveux hirsutes et de grosses lunettes, il est très grand. Ses mains aussi sont énormes quant à elle, j'aperçois le haut de ses cuisses, sa poitrine prête à faire exploser les boutons de sa blouse, ses grosses lèvres s'agitent. Mon voisin et ma voisine ! Ils se sont unis pour me nuire. Je ne sens plus mes jambes, je sombre. Que vont-ils faire de moi ? J'ai beau me débattre, ils me tiennent. Ils sont venus me chercher pour m'enfermer. 
 
J'aurais dû avertir la police et les pompiers, je n'ai rien fait. 
 
- Jennifer, tu devrais éviter de mettre des blouses aussi courtes, je ne vais pas pouvoir rester concentré bien longtemps sur nos patients, si ça continue ! 
- Ce ne sont pas nos patients, nous ne sommes là que pour faire le ménage. Par contre, lorsque je suis passée, il y a dix minutes, je l'ai trouvée agitée la petite mamie, je vais demander à l'infirmière qu'elle lui donne un calmant. 
- Oui, et puis il faudrait remettre le DVD au début pour qu'elle puisse revoir la saison 1 de son feuilleton en entier. Je crois que vu son état, elle ne sait pas quelle saison elle regarde mais bon, nous n'allons pas la laisser sans occupation. 
- Sais-tu ce qui l'a conduite dans cet hôpital psychiatrique ? 
- Non.  
- On m'a raconté qu'elle était tranquillement installée chez elle à regarder la télévision lorsque sa fille Catherine est venue taper à la porte, la pauvre venait d'encastrer sa voiture dans un arbre et avait une hémorragie interne. Elle s'était traînée jusqu'à la maison de sa mère, complètement isolée dans la campagne et à deux pas de l'accident. Mais notre patiente que voilà ne s'est pas levée pour aller voir qui frappait à la porte, elle n'a pas voulu rater une miette de son feuilleton, c'est ce qu'elle a avoué ensuite. Il paraît aussi qu'en fait, elles s'étaient disputées toutes les deux, la mère n'appréciait pas que sa fille ait quitté son mari en lui laissant son gosse, un bébé. Du coup, la fille est morte sur le pas de la porte de sa mère. Lorsque cette dernière a compris ce qui s'était passé, elle a reçu un choc et ne s'en est jamais remise ; Je ne sais pas ce qui se trame dans sa tête, à mon avis tout se mélange, feuilleton et réalité. 
- Je comprends mieux le : " Délivrez-moi du mal ! " qu'elle vocifère à longueur de temps. 
 
Un morceau de pain pour accompagner la tomate coupée en quatre, un peu d'huile d'olive et du sel, je mangerai mieux ce soir, je suis en retard. C'est à cause de la coiffeuse…