Les charmilles
NOUVELLES
© Line Laurence GIOAN
 - " Vous connaissez la nouvelle ? " 
C'est Benoît qui vient d'entrer d'un pas alerte en claironnant ces mots dans le petit bistrot familial spécialisé pour ses spaghettis flambés, que tient depuis quelques années déjà son frère aîné, Baptiste. 
Les quelques clients encore attablés devant leur café lèvent la tête et le suivent du regard intéressés. Courbé derrière son comptoir, Baptiste, habitué aux fanfaronnades de son frère, se redresse timidement un demi sourire sur les lèvres se demandant ce que celui-ci va bien pouvoir encore lui raconter ; car Benoît, employé à la mairie du village, a toujours malgré lui, une oreille qui traîne derrière quelques coins de porte. 
 
- " C'est quoi cette nouvelle qui te fait frétiller comme un gardon ? Raconte, je suis tout ouïe. 
- Oh toi, je te vois venir ! Mais ce n'est pas une plaisanterie, c'est du tout frais : je l'ai appris ce matin de la bouche même de l'adjointe au Maire ! 
- Alors ce doit être sérieux : parle ! 
- Tu te souviens d'Amandine? 
- Quelle Amandine ? 
- Amandine Dubois, la fille du domaine des " Charmilles " qui s'occupait de Théophile le vieux libraire handicapé.  
- Bien sûr ! La petite bonne qui a fini par prendre la place de sa gouvernante - pour mieux lui donner le coup de grâce et toucher un peu plus vite l'héritage qu'il lui avait laissé : Si je m'en souviens, tu parles ! Avec tout le tintouin que le procès a fait à l'époque… mais dis-moi, elle est toujours en prison. Elle en avait pris pour dix ans, je crois, non ? 
- Figure-toi, qu'il paraîtrait que depuis deux ans, après avoir été libérée pour bonne conduite, elle serait dans une maison de repos, en Suisse. 
- Par exemple ! 
- C'est son avocat qui en a informé la mairie, expliquant que mademoiselle Dubois allait revenir s'installer aux " Charmilles ", et qu'elle demandait à ce que la maison soit rouverte et remise en état ainsi que tout le reste de la propriété, que tous les frais seraient réglés à son arrivée. 
- Mazette ! On peut dire qu'elle n'a pas raté son coup celle-là !…la maison, la propriété, l'argent … 
- Pour l'argent, il ne doit pas lui rester grand-chose, mais pour ce qui est de la maison, on peut dire qu'elle s'en tire à bon compte… 
- Quand même, revenir au village après son forfait, c'est quand même culotté !  
- Rappelle-toi Baptiste, qu'elle a toujours nié avoir fait quoi que ce soit ! 
- Et alors quoi ! Ce serait une erreur judiciaire ? Ne me dis pas Benoît, que toi aussi, tu la croyais innocente ! 
 
- Le fait est que son avocat aurait, d'après ce que j'ai entendu dire, repris l'affaire et qui sait… il y a quand même eût des zones d'ombre.  
- Pour reprendre l'affaire, il faudrait d'abord qu'il ait de nouvelles preuves ; et je ne vois pas maintenant, qui pourrait lui en fournir : d'autant que le jardinier du pauvre Théophile qui avait fait cette accablante déposition contre Amandine, nous a quittés depuis quelques mois déjà et que la mémoire du village a un peu vieillie. 
- Tout ça va peut-être encore délier les langues…on verra bien ; en attendant, si tu veux bien me servir un café et me dire pourquoi, toi, tu voulais me voir ? 
- Simplement pour t'annoncer que ton neveu Joseph revient de Londres la semaine prochaine. 
- Ah, alors ça ! C'est une bonne nouvelle. Sa mère l'accompagne ? 
- C'est un grand garçon. Il n'a plus besoin que sa maman lui tienne la main pour voyager.  
- Dire que tu as quitté un gamin de dix ans et que tu vas te retrouver devant un grand gaillard de vingt ans… Ce n'est pas rien tout de même ! Vous allez devoir refaire connaissance. 
- Comme tu dis ! 
 
Joseph revenait au village. Ce village qu'il avait quitté dix ans plus tôt avec sa mère, pour rejoindre son oncle maternel installé à Londres, qui leur offrait à tous deux une situation plus confortable, le temps que les affaires de Baptiste, qui n'étaient plus très florissantes se rétablissent. Avant son départ, il était allé voir le vieux Théophile, " son copain " qui lui apprenait des tas de choses et lui faisait découvrir la lecture et sa passion pour les beaux livres. 
 
Ce jour là, Amandine avait laissé Joseph avec le vieux libraire dans la bibliothèque. Elle s'était absentée pour aller faire quelques courses et avait pris soin, comme à l'accoutumé, chaque fois qu'elle devait sortir, de bien sangler son papy - comme elle l'appelait - dans son fauteuil roulant pour qu'il ne puisse pas tomber et surtout, de bien verrouiller les roues afin que le fauteuil ne puisse être déplacé. Ainsi, tous les deux, seuls dans la bibliothèque, Joseph et Théophile parcouraient des yeux et rangeaient les quelques livres que celui-ci avait étalés sur sa grande table. Joseph, intéressé par la vie passionnante des castors - ce bâtisseur semi- aquatique à la fourrure soyeuse, qui vit harmonieusement dans les eaux douces en construisant sa hutte avec les brindilles et les branchages qu'il trouve sur les berges au milieu des fourrés -, mit la main sur un magnifique ouvrage décrivant la vie de ces rongeurs et s'empressa de le feuilleter avec attention. Théophile alors se rappela soudain, qu'il voulait offrir à Joseph, qui partait peut-être pour de longs mois, un très beau livre sur la flore et la faune marine. Il essaya de se retourner pour atteindre le livre placé sur une étagère de la bibliothèque mais, ne pouvant y arriver, il s'énerva. Joseph, l'entendant bougonner et pester contre son fauteuil qu'il ne pouvait déplacer, leva les yeux de son livre sans vraiment s'en détacher et, machinalement, sans plus d'intérêt, en débloqua les roues puis se remit à sa lecture. Il eu tout à coup conscience que sa mère devait l'attendre. Parti sans prévenir, personne ne pouvait se douter qu'il était avec le vieux libraire, et encore moins son père qui lui avait formellement interdit de fréquenter ce vieux " fou ". Il referma très vite son livre et se précipita sur Théophile pour l'embrasser et lui dire au revoir : 
- " Ne t'en fais pas je reviendrai et puis je t'écrirai ; embrasse Amandine pour moi… 
 
". Il partit en courant et dévala les escaliers de ce premier étage quatre à quatre, prit la porte de sortie et disparut. Théophile n'eût pas le temps de réagir. Le livre, qu'il avait réussi à attraper, posé sur ses genoux, il resta un instant sans voix le bras tendu comme pour retenir Joseph qui avait déjà quitté la pièce puis, se ravisant, il s'aida alors du coin de sa table pour tirer et faire glisser son fauteuil et, poussant énergiquement sur ses roues, se hâta de franchir la porte de la bibliothèque, prit l'étroit couloir qui menait à l'escalier en criant : Joseph ! Eh, Joseph ! Dans son empressement, il ne pût en éviter la rampe. Le choc brutal fit basculer le fauteuil qui dégringola avec Théophile, toujours sanglé, toutes les marches de l'escalier pour se retrouver sur le palier de l'entrée les deux roues en l'air… 
 
C'est le jardinier qui, intrigué par la porte d'entrée de la maison restée ouverte, s'approcha et aperçût le pauvre Théophile, sans vie, prisonnier de son fauteuil. Il appela aussitôt Eugénie qu'il connaissait bien, étant l'ancienne gouvernante de la maison avant que ne vienne la " noiraude " : c'est comme ça qu'il appelait Amandine, à qui il vouait une haine farouche depuis qu'elle l'avait brutalement repoussé en se moquant de sa claudication. Amandine étant martiniquaise et venue comme disait le village " d'on ne sait d'où ", beaucoup lui était hostile. Celle-ci étant toujours absente, les pompiers, puis le Samu furent appelés. De mauvaise foi, le jardinier en profita pour l'accuser ouvertement : - " ça, c'est un coup d'Amandine ! J'en suis sûr, je l'ai vue sortir en courant de la maison. " 
 
Un des pompiers ayant entendu les paroles du jardinier lui demanda : 
- " Vous voulez dire quoi, monsieur ?  
- C'est tout simple : il n'est pas tombé tout seul du haut de l'escalier ! 
D'autant, se rappela Eugénie qui s'était approchée, qu'il ne se déplaçait jamais sans une aide. Je ne comprends pas, son fauteuil aurait du être verrouillé ; Il restait des heures dans sa bibliothèque, il y a longtemps qu'il ne sortait plus. 
- On l'aura peut être un peu poussé… 
- Vous insistez vraiment, monsieur, reprit le pompier. 
- Je sais ce que je dis ! Depuis quelques temps, je les entendais souvent se disputer. Le pauvre vieux, il n'avait plus beaucoup de force, mais elle, Amandine, si je vous racontais !... Elle avait toujours le dernier mot. Et croyez-moi, elle l'a menacé plus d'une fois. Et voilà où il en est. S'occuper d'un vieil handicapé, ça devait lui peser. 
- C'est très grave ce que vous dites, monsieur. 
- Et pourquoi elle se serait enfuie de la maison en courant comme une voleuse ! J'ai tellement été surpris par son attitude que je me suis approché pour voir ce qui se passait : la porte était ouverte et c'est là que je l'ai vu… 
- Attendez ! J'aperçois un officier de police qui vient d'arriver et comme vous êtes le seul témoin de l'accident, il va sûrement vouloir vous poser quelques questions : restez là ! 
Et le jardinier ne se priva pas du plaisir d'accuser Amandine de tous les maux de ce pauvre Théophile et même davantage ce qui la rendît plus que suspecte aux yeux du policier qui l'interrogeait.  
Lorsqu' Amandine arriva aux " Charmilles ", la moitié du village était déjà devant la grille de la maison, le regard inquisiteur. Elle se précipita au devant de la première personne qui en interdisait l'entrée en criant : - " qu'est-ce qui se passe ? Théophile ! 
 
 
Elle ne put hélas jamais prouver qu'elle avait bien bloqué les roues du fauteuil avant de partir en laissant Théophile et Joseph dans la bibliothèque. Joseph qui bientôt allait atterrir à Londres et qui était loin de se douter de la fin tragique de Théophile et du drame que son geste inconscient allait provoquer. 
Elle eut beau dire et répéter qu'elle n'était jamais revenue dans la maison, que le jardinier mentait, qu'il n'avait pas pu la voir, qu'il ne cherchait qu'à se venger ; qu'il fallait retrouver Joseph car lui, pourrait dire la vérité ; mais le père de Joseph jura dur comme fer que son fils n'allait plus voir le vieux libraire depuis longtemps parce qu'il le lui avait interdit. Quant à l'héritage que Théophile lui aurait soi-disant laissé, elle n'en connaissait ni la valeur, ni la couleur. Le notaire qui avait rédigé le testament et qui voyait les " Charmilles " lui passer sous le nez, ne se priva pas non plus de dénoncer le pouvoir qu'avait Amandine sur le vieux libraire. Et l'hostilité du village pour " l'étrangère " aidant, elle fut condamnée à dix ans de prison pour homicide volontaire. 
 
Pourtant, l'avocat d'Amandine persuadé de son innocence ne lâcha pas l'affaire. Il mit du temps, mais finit par retrouver Joseph. Prouva et démontra que le meurtre du vieux libraire n'était en vérité qu'un regrettable accident provoqué par l'inconscience d'un jeune garçon de dix ans qui, croyant bien faire, avait libéré le fauteuil de Théophile sans se douter de ses conséquences. C'est pourquoi, en ce beau matin de printemps, comme sortis d'un conte de fée et devant les yeux ébahis de Baptiste et des villageois qui avaient, soit grandis, soit vieillis, on vit arriver d'un pas tranquille : le petit anglais devenu grand tenant par la main une Amandine, réconciliée avec la vie, qui allait rouvrir cette allée des " Charmilles " pour laisser de nouveau entrer le soleil…