Une rencontre singulière
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© Line Laurence GIOAN
Anne Verdier s’engagea dans le petit passage qui menait au parking de son immeuble ; quelqu‘un venait d’en sortir et le lourd rideau de fer étant encore ouvert, elle y pénétra vivement et se dirigea vers l’emplacement qui lui était réservé. Elle regarda sa montre :  
dix sept heures. Elle avait amplement le temps de tout préparer avant que ne rentre Guillaume. Tout d’abord, prendre un bon bain mais surtout se déchausser. Elle venait de parcourir de long en large durant deux heures, deux grands appartements qu’elle avait fait visiter à un touriste de passage intéressé par la région. 
 
Elle allait enfin pouvoir se détendre, se refaire une beauté et après avoir préparé ce délicieux repas aux saveurs exotiques, qu’elle avait promis à Guillaume, passer sa superbe robe rouge pour clôturer ce prélude à la soirée qui - d’après les quelques indices que celui-ci avait bien voulu lui donner - s’annonçait pour le moins : très particulière. 
 
Sa voiture garée, la voilà dans l’entrée de l’immeuble. L’ascenseur est là. Un individu aux tempes argentées, à l’allure encore jeune et d’une élégance rare à cette heure de l’après midi, lui en ouvre la porte : 
 
- Vous montez ? 
Anne Verdier, comme fascinée par cet homme qui lui sourit, l’enveloppe alors de tout son regard comme si elle voulait en saisir la totalité. Elle ne l’a jamais vu dans l’immeuble et en quelques secondes une foule de questions se bousculent dans sa tête : 
Qui est-il ? Que fait-il ici ? Où va-t-il et chez qui ? il est assez grand, mais pas suffisamment pour qu’elle ne puisse remarquer ses yeux d’un bleu profond qui, si l’on y plongeait dedans, se dit-elle, pourraient vous entraîner vers Dieu sait quelle mystérieuse mer. 
 
- Vous montez ? 
- Pardon ?… Oh, excusez-moi, vous m’avez surprise en pleine méditation. 
- Mais, je vous en prie, si vous voulez …après vous…  
Anne suivie par l’inconnu entra dans l’ascenseur. Elle pouvait sentir son parfum,une odeur qu’elle ne connaissait pas. 
- A quel étage ?…madame ? 
Anne sursauta. 
- Décidément, au 2ème, merci . 
- Vous avez l’air préoccupée, la journée a été dure ? 
- Un peu. 
- Et bien,vous voilà arrivée. 
 
Anne sortit de l’ascenseur soulagée en saluant cet inconnu qui la troublait profondément. Elle chercha ses clefs dans son sac, ouvrit la porte de son appartement et y pénétra sans se retourner. Une fois à l’intérieur, sa porte refermée, elle s’y adossa quelques instants se demandant pourquoi cet homme qu’elle n’avait jamais vu, la mettait si mal à l’aise. Elle se dirigea vers la cuisine et alla se servir un grand verre d’eau qu’elle avala d’un trait comme pour laver sa mémoire et tout son être de cette rencontre singulière. Il fallait qu’elle entende une autre voix, qu’elle brise ce charme qui faisait battre son cœur à cent à l’heure ; elle pensa à Guillaume et chercha son portable dans son sac ; mais hélas, elle eut beau retourner le sac dans tous les sens, elle ne le trouva pas ; il devait être dans sa voiture. C’est pas possible se dit-elle, il faut que je redescende dans ce parking ! J’ai pourtant besoin de ce foutu portable ! Elle se précipita sur ses clefs de voiture ; sortit de son appartement et alors qu’elle allait prendre l’escalier, s’aperçut que l’ascenseur était resté à l’étage : « qu’est-ce qu’il fait ici ? l’autre, l’inconnu était monté plus haut et sur ce palier il n’y avait, à part elle, pas d’autre locataire alors ? Elle s’avança, puis recula, puis…c’est trop bête ! Elle alla se planter devant l’ascenseur et d’un geste rapide et large en ouvrit tout grand la porte. Personne à l’intérieur, elle s’y engouffra et appuya sur le bouton du sous-sol ; là, elle traversa très vite le parking pour aller jusqu’à sa voiture et fouilla une de ses poches pour y prendre ses clefs, étonnée tout à coup de ne pas les trouver, quand une voix la fit tressaillir : 
- C’est ça que vous cherchez ? 

L’inconnu était à quelques pas, lui tendant… 
- Mes clefs de voiture ! encore vous ! mais… 
- Ne vous méprenez pas, je les ai trouvées tout près de l’ascenseur. 
- Vous me suiviez , c’est pas vrai ! 
- Pas du tout, regardez…ma voiture est garée juste derrière la vôtre. 
 
Anne se retourna et à cet instant sa vie bascula glissant à une allure vertigineuse dans un puits sans fond emportant avec elle toutes ces années passées pour se retrouver en pleine lumière au beau milieu de la « Belle époque » sous les traits d’une jeune demoiselle prénommée Amélie, éblouie tout à coup par le faste et les lustres d’un grand bal masqué à l’Opéra. 
 
Le carnaval de Nice parti en fumée, la ville donnait ce soir là un grand bal masqué pour honorer ses hôtes remarquables qui venaient chaque année passer l’hiver au soleil et participer avec engouement aux festivités carnavalesques. Toute la haute société s’y retrouvait côtoyant princes et empereurs, reines et favorites, courtisanes et rois dans une débauche de plaisirs où l’insouciance et l’ivresse balayaient tout cérémonial dû à ces éminents personnages. 
 
Amélie dont c’était la première sortie dans le monde, avait été confiée par sa grand-mère à une cousine lointaine chargée de faire son éducation sentimentale et pourquoi pas, le cas échéant, lui trouver un bon mari - l’âge important peu - suffisamment fortuné pour renflouer toute la famille qui croulait depuis un certain temps sous d’énormes dettes. Devenue sa tutrice, la cousine, courtisane notoire dont l’influence et la renommée n’était plus à faire, perdit ce soir là la tête pour un fougueux violoniste qu’elle aperçut à l’entrée du bal. Jugeant qu’Amélie ne risquait rien entourée par tout ce grand monde, elle l’abandonna en lui conseillant de ne rien dévoiler de sa personne, et surtout, de garder tout son mystère sous son masque de velours noir. 
 
C’est alors que, délaissant cris de joie et farandole endiablée, apparut comme par enchantement, devant Amélie émerveillée, un bel Arlequin au regard envoûtant qui cachait sous son loup de velours noir, des yeux d’un bleu profond…si profond… 
Amélie, prise dans ce regard qui la noyait, n’entendait plus rien. Il lui prit le bras et l’entraîna dans le tourbillon de la farandole au milieu des danseurs. Et, Amélie dansait, Amélie tournait, Amélie riait, elle était portée, emportée…il l’emporta. Son bel Arlequin sur la grève l’emmena et le masque d’Amélie tomba…Dans le silence des vagues, la mer les épousa… 
 
Le bel Arlequin ramena très vite Amélie dans la foule joyeuse du bal masqué. Tard dans la nuit, elle suivit sa cousine revenue d’une belle nuit tzigane ; mais auparavant, celui qui avait déjà pris son cœur lui fît promettre de la revoir le lendemain : 
- Je vous attendrai dans les salons du Grand Hôtel, demain à 16 heures, viendrez-vous ? 
- À quoi bon, vous serez parti dans quelques jours et vous m’oublierez. 
- Je n’ai aucunement l’intention de vous oublier, je reviendrai vous chercher et je vous emmènerai avec moi. 
- Ma cousine et tutrice ne sera certainement pas de cet avis. 
- Je saurai la convaincre, je la convaincrai ! Et s’il le faut…je vous enlèverai ! 
 
Le lendemain, Amélie se rendit dans les salons du Grand Hôtel. Elle eut le temps de voir et suivre les allées et venues de toute cette noblesse qui avait retrouvé en quelques heures toute sa dignité. Un homme s’approcha d’elle : 
 
- Vous êtes Amélie ? 
- Qui êtes-vous ? 
- Peu importe, je dois vous remettre ce pli mademoiselle, tenez …ne me demandez rien, je n’en sais pas plus. 
 
Amélie prit l’enveloppe que cet homme lui tendait avec hésitation ; elle la tourna, retourna dans ses mains plusieurs fois n’osant l’ouvrir ; il lui sembla qu’elle contenait quelque chose qui glissait sous ses doigts, elle ouvrit l’enveloppe et en sortit une petite carte avec ces mots écrits très vite : une affaire urgente m’oblige à quitter la France, mission importante que je ne peux refuser, mais je reviendrai. En gage de mon amour, vous trouverez dans cette enveloppe une petite chaîne en or avec sa clé ; bijou que je portais à mon cou : c’est la clé de mon cœur qui vous appartient et que vous seule pourrait rouvrir. Sur l’un des côtés de la clé était gravé : « Je reviendrai » ; au bas de la carte, un nom : « Comte Dimitri. » 
 
Anne, que l’on avait retrouvée évanouie dans le parking de son garage, tout près de sa voiture, venait de se réveiller après deux jours d’observation sur ce lit d’hôpital, où guillaume, que l’on avait appelé d’urgence, veillait. 
 
- Eh bien, dis donc, tu nous as fait une de ces peur ! Te revoilà parmi nous, j’ai cru que tu ne te réveillerais jamais ! 
- Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce que je fais là ? 
- On t’a retrouvée dans le parking, près de ta voiture, complètement inconsciente, je ne sais pas ce qui s’est passé, mais surtout ne te rendors pas…je vais chercher le docteur ! 
- Non, attends Guillaume… 
- Tout va bien ? 
- Oui, mais je voudrais te dire quelque chose, quelque chose qui m’est arrivé et qui me colle encore à la peau. 
- Je t’écoute, j’espère que ce n’est pas grave ? 
- Je ne sais pas comment t’expliquer ça, c’est tellement incroyable, mais je viens de vivre une expérience pour le moins étonnante. C’était le temps de la « Belle époque ». Je m’appelais Amélie, et j’assistais pour la première fois à un bal masqué à l’Opéra. Là, j’ai fait la connaissance d’un bel Arlequin : Dimitri dont je suis tombée follement amoureuse. 
- Merci pour moi ! Mais tu as dormi pendant deux jours et tu as dû faire un très joli rêve… 
- Ne te moque pas ! Je te parle sérieusement Guillaume, tout était tellement précis, que j’en suis encore bouleversée. On était à l’aube du vingtième siècle et je sais qu’ après ce bal, je ne l’ai plus jamais revu. Pourtant, j’ai l’impression de me souvenir de ses yeux. Ses yeux d’un bleu, d’un bleu si profond et ce parfum…mon Dieu, c’est pas possible ! c’était lui ! Il était là ! 
- Mais de qui tu parles ? 
- De cet homme…de cet homme que j’ai croisé dans l’ascenseur, dont le regard m’a si fortement troublée. 
- Anne, tu es encore dans ton rêve . 
- Pourquoi, tu ne veux pas me croire ? 
- Alors, si je comprends bien, tu es allée faire un tour dans une de tes vies antérieures, la dernière, je suppose car vu l’époque dont tu parles et qui n’est pas si loin, tu n’as pas mis beaucoup de temps pour te refaire et nous revenir ! 
- Je ne voulais pas te manquer. 
- Très drôle, mais soyons sérieux. j’espère quand même que dans tes bagages tu n’as pas ramené d’autres histoires aussi…extraordinaires !  
- C’était lui, j‘en suis sûre… 
-Mais bien sûr !…dis-moi, il aurait quel âge maintenant ton bel Arlequin ? 
- Mes clefs !… où sont mes clefs de voiture ? Il me les tendait lorsque… 
- Elles sont là, regarde… c’est moi qui les ait récupérées, elles étaient sur le sol près de ta voiture et, à ce propos, personne n’était là, à part le concierge qui a appelé le Samu, ni quoi que se soit d’autre de suspect : pas de masque de velours noir, pas de canne, par contre, je n’ai jamais vu cette petite clé dorée accrochée à… 
- Donne-moi ces clefs Guillaume. 
- Attends !  
- Non, tu peux les garder ; et aussi incroyable que cela puisse être, je sais maintenant que mon expérience était bien réelle, que ce n’était pas un rêve, et que j‘ai bien vécu ce que je viens de te raconter. Cette petite clé, tu vois, c’était la clé de son cœur, celle que Dimitri a laissée à Amélie avant de partir et qui m’est revenue, je ne sais pas comment, ni pourquoi, par cet inconnu.. N’espérant plus son retour, Amélie la lui avait renvoyée et fait parvenir à destination par l’intermédiaire de sa cousine quelque mois plus tard.  
- Tu plaisantes?…  
- Pas du tout ! 
Alors, tu peux me dire ce qu’il y a de gravé sur l’un des côtés de cette petite clé ? 
- Je vais te le dire Guillaume : sur l’un des côtés de cette petite clé deux mots sont gravés, deux mots qui disent : « je reviendrai ».