La nuit, tous les chats sont gris
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© Cathy ESPOSITO
Il y a les choses comme ça dont le destin est de se produire, sans qu'on prenne l'initiative de les en empêcher. Comme par exemple le Neimann qui casse. Ma voiture m'a déjà fait le coup. J'ai tourné la clé dans le démarreur sans rien obtenir en réponse, une fois, deux fois puis à la troisième, le moteur s'est enfin emballé. Je ne me suis pas inquiétée de la chose lorsqu'elle s'est reproduite à plusieurs reprises. Tout ce qui tourne autour de la voiture ne m'intéressant guère, il est vrai. J'ai seulement oublié un détail : il n'y a personne d'autre dans ma vie pour s'occuper de la mécanique de ma voiture à part moi. 
 
Bref, je viens de caler au feu rouge et je n'ai pas pu redémarrer. La rue est en pente, j'ai laissé glisser le véhicule sur le bas-côté et après l'avoir insulté, j'ai réessayé de démarrer, mais rien, aucun son n'est sorti de dessous ce fichu capot. 
 
J'habite à cinq cents mètres de là, c'est une chance ! Je n'aurai pas à marcher trop longtemps. Quoique, à la réflexion, si je m'étais trouvée plus loin, j'aurais pu au moins appeler un taxi. Pour cinq cents mètres se serait ridicule. 
 
J'ai pris mon courage à deux mains et j'ai commencé à arpenter le trottoir, encore agacée par ma mésaventure. 
 
Je ne suis pas empotée, je peux marcher et être chez moi dix minutes après. L'ennui, c'est qu'il fait nuit. Il est trois heures du matin. J'ai été invitée à un anniversaire, celui d'une collègue de travail. Cette soirée m'a laissé un goût amer. Je me suis ennuyée et je me demande si l'on ne m'a pas invitée par obligation. Néanmoins, je suis restée tard. Résultat, je suis seule dans la rue et dans le noir. Je ne dois m'en prendre qu'à moi. Si j'avais fait réparer ce Neimann, je serais en train de dormir à présent. 
 
Pourquoi songer au pire ? Ce quartier est tranquille. Pourtant, il me semble me souvenir que la police est venue interroger les riverains au sujet d'un homme qu'elle recherche pour attentat à la pudeur. Et si je tombais sur lui ? Les exhibitionnistes ne sont pas violents. Du moins, je veux bien m'en convaincre. 
 
Je marche d'un pas rapide, dans quelques minutes je serai dans mon lit. Il y a du vent. Pas une tempête, mais un petit souffle qui traverse les feuillages, les agite un instant puis retombe. Je longe des maisons sur ma droite, nichées au creux de vastes jardins. Chaque fois que je passe devant un portail, je crains qu'un chien n'aboie et me fasse tressaillir. J'ai horreur d'avoir peur. Je déteste sursauter pour le moindre bruit. Et pourtant, c'est ainsi depuis mon enfance. Tout m'effraie. 
 
Ce quartier est tellement tranquille qu'il n'y a pas une seule voiture à le traverser. Ce n'est pas très étonnant à trois heures du matin, toutefois. Pas de lumière aux fenêtres des villas. Il n'y a personne d'éveiller, à part moi. Quelques feuilles d'automne tourbillonnent sur le trottoir. Je regarde tout autour, les yeux grands ouverts. Je guette le moindre mouvement. 
 
Pourquoi au fur et à mesure est-ce que je sens poindre l'angoisse ?  
Etait-ce pour attentat à la pudeur qu'on recherche cet homme ou bien pour quelque chose de plus grave ? Je ne sais plus. 
 
Je vois trop de films. Evidemment qu'il est facile de s'imaginer un individu habillé en noir, tapi dans l'ombre, qui surgirait d'un seul coup pour m'assommer. Je fais un bond et étouffe un cri de terreur. Le berger allemand me fixe de ses yeux lumineux, le museau coincé dans le portail en fer forgé. Il a aboyé de manière enchaînée et aigue. Sale race ! lui criais-je. Ce n'est pas de sa faute, c'est de la mienne, il faut que je m'en souvienne. 
 
Le bout de la rue n'est pas bien loin. Courage !  
Un chat traverse devant moi en miaulant. J'accuse le coup sans broncher. La nuit tous les chats sont gris. Cette expression me vient de ma grand-mère qui en connaissait toute une ribambelle comme ça, adaptées à chaque situation. Voyons voir, si je réfléchis à la définition de cette maxime, j'oublierai ma peur. Je suis tendue, le souffle court, et je cours presque. Mon orgueil m'empêche de courir vraiment. Il est trois heures du matin, il n'y a personne dans cette rue et n'importe qui de mal intentionné pourrait m'agresser. Mais s'il n'y a personne, il n'y a personne, bon sang ! 
 
Je me méfie du portail suivant en fer forgé lui aussi. Je ralentis. Pas de chien méchant. J'accélère le pas et soudain je vois une ombre se faufiler dans les bosquets du jardin derrière le portail, au loin. J'avale ma salive avec peine. Que faire ? Continuer sans rien dire, s'arrêter et faire face. C'est peut-être un animal ? Non, impossible, il se serait manifesté en aboyant ou en miaulant. Ou bien un voleur qui tente de s'échapper de la maison qu'il vient de cambrioler ? Un voleur ne s'intéressera pas à moi, il ne veut que fuir les lieux de son forfait. Je n'ai pas distingué le volume de cette ombre, elle est passée trop vite. 
 
Je ne vais pas pouvoir continuer à marcher en m'inquiétant. Il faut que je regarde derrière moi. Je stoppe mes pas et me retourne d'un bloc. Personne. Bon, je décide de reprendre ma course en faisant des tours sur moi-même pour vérifier de temps à autre que je n'ai pas de poursuivant. 
 
Hop ! Un demi-tour. Personne. A nouveau, un demi-tour. Toujours rien. 
 
Je ne comprends pas ce qui pousse ces malades à faire du mal. Tueurs, violeurs, exhibitionnistes. Non, non, il ne me fera pas de tort, il veut juste descendre son pantalon pour que je le vois nu, je ne suis pas obligée de regarder. 
 
Je vais croiser une petite rue. Sur ma droite un grand mur. Je n'ai aucune idée de ce qui peut se trouver à l'angle du mur de l'autre côté. Et si l'ombre de toute à l'heure m'a rattrapée et qu'elle m'attend derrière ce mur ? Je ralentis le pas. Je me détache du mur en me plaçant au milieu de la rue principale et là, je me mets à courir très vite. Arrivée de l'autre côté, je jette un regard vers le mur. Il n'y avait personne. Cette fois, je suis convaincue que j'ai rêvé. 
 
Qui aurait pu se trouver là de toute manière ? Plus que 100 mètres et j'arrive dans la résidence. J'habite un appartement au troisième étage. Pour pénétrer dans l'immeuble, il faut traverser une allée de cèdres au tronc bien épais. Je ne l'avais jamais remarqué. Cette nuit, je découvre les choses différemment. Pourtant, la nuit tous les chats sont gris. Qu'est-ce que cette phrase veut dire, bon sang ? Et pourquoi me revient-elle en mémoire ? 
 
Les cèdres ! Je les vois, je m'approche. Je n'ai plus de raison d'avoir peur. J'en oublie de regarder en arrière. Je dois garder mon calme pour trouver mes clefs au fond du sac. C'est le genre de choses auquel on pense au dernier moment et c'est ainsi que je me retrouve à fouiller les entrailles de ce cabas en tremblant. J'ai presque atteint le perron. Il est hors de question que je me retourne pour voir si on me suit. C'est un peu comme cette histoire de Neimann. Je savais que ma voiture allait tomber en panne et j'ai laissé faire. Cette fois, je refuse de me retourner pour, à nouveau, nier l'évidence. 
 
Je tiens la clef dans ma main. Je la glisse dans la serrure de la porte vitrée. Le hall est éclairé à l'intérieur. Je n'ai pas la possibilité de voir si quelqu'un se trouve derrière moi. Jusqu'à la dernière minute, j'aurais eu cette sensation de présence, pas loin. 
 
La serrure cède, le battant de la porte s'ouvre. Je pénètre dans le hall en retenant mon souffle. Je dois me retourner, pour le refermer. Et je le vois, à deux pas de moi. Un homme, jeune, essoufflé. Il plaque ses deux mains sur la vitre et me parle. Je pousse un cri qui retentit dans tout l'immeuble. Je n'entends pas ses paroles. J'ai bloqué ma réflexion. Je recule en tenant mon sac contre moi et je demeure figée. Puis tout à coup, je me sens ridicule. Il faut que j'affronte mes peurs, comme je l'ai toujours fait, toute seule. Je commence à découvrir le visage du jeune homme. Il a l'air ennuyé. Il n'a pas ce sourire narquois qu'on s'attend à voir sur la face de l'agresseur. Il parle sans discontinuer mais lentement comme s'il réfléchissait à autre chose en même temps. Je connais bien cette attitude pour l'avoir déjà provoquée. Je suis plutôt jolie. 
 
J'ouvre enfin les oreilles. Il m'explique qu'il est agent de sécurité. Qu'il m'a vue m'éloigner en courant dans la rue et qu'il m'a prise pour une voleuse. Lorsqu'il a compris que je rentrais chez moi, il a voulu me rassurer parce qu'il a deviné ma peur.  
La nuit, tous les chats sont gris. J'ai enfin la définition que j'attendais. Ce brave jeune homme m'a confondue avec un voyou et j'ai fait de même avec lui, parce que la nuit, on ne distingue pas la vérité. On ne voit qu'une silhouette qui pourrait appartenir à n'importe qui. 
 
La main sur la poignée de la porte, je m'apprête à lui ouvrir. Nos corps sont près l'un de l'autre, chacun d'un côté de la vitre. Il est grand, blond, les yeux d'un bleu profond. Il a lui aussi posé la main sur la poignée. Il veut que je lui ouvre.  
Pourquoi ? 
 
À bien y réfléchir, notre conversation devrait s'arrêter là. Je suis rassurée maintenant, il peut partir. Ses sourcils se froncent tout à coup. Il comprend que je doute, à nouveau. Je le fixe dans les yeux. Nous sommes en pleine lumière. J'ai la capacité de distinguer la vérité et je n'y arrive pas. Je lui fais un signe de la main pour lui dire bonsoir. Nous nous éloignons de la porte, tous les deux, en silence et en reculant. 
 
Puis, dans un tintement qui me fait tressaillir à nouveau, la porte de l'ascenseur s'ouvre. Je pivote sur moi-même. Mon voisin du second, drapé dans un peignoir gris, en sort. Je bafouille des excuses pour l'avoir réveillé par mon cri. Il a l'air courroucé puis se ravise et se met à sourire, ses dents sont jaunes. Il n'a pas vu le jeune homme de l'autre côté de la porte. Ma voix tremble quand je raconte que je viens de courir dans la rue pour rien et que je suis ravie d'être en sécurité, à présent. Il me prend par les épaules pour me raccompagner vers l'ascenseur. La cinquantaine grisonnante, il vit seul et est un homme discret. Qu'y a-il sous son peignoir gris ?