La maman
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© Marie LIEHN
C'était au printemps de l'année dernière, en fin de matinée, à l'heure où les enfants étudient encore à l'école mais ne vont pas tarder à peupler de leurs rires les allées du jardin de Chaumont. Je n'habitais pas loin de là et, profitant du calme éphémère, j'y amenais souvent Matthieu qui, bien calé dans sa poussette, s'étonnait de tout ce qu'il voyait. Âgé seulement de neuf mois, il découvrait cette saison avec des petits cris joyeux. 
 
Les allées étroites, séparées par des haies ou des parterres de fleurs ouvrant leurs pétales à la caresse tiède du soleil de mai, nous proposaient une promenade agréable. Puis, je me reposais, à côté d'un manège, attendant, pour rentrer, de voir surgir les premiers écoliers. 
 
Tous les jours, une jeune femme, grande et maigre, s'asseyait sur un banc en face de moi et restait là, presque sans bouger, taciturne et préoccupée. Parfois, sa figure tressaillait comme si elle souffrait d'un chagrin caché. Son regard ne se détournait pas d'un point fixe qu'elle distinguait par-dessus mon épaule. 
 
Un matin, intriguée, je me retournai. Je n'aperçus que les cyprès bordant le jardin, derrière lesquels apparaissaient les deux derniers étage d'un bâtiment rose. Elle dut le constater car, ce jour-là, elle se leva et s'approcha de moi. 
 
- Je peux prendre votre bébé dans mes bras, Madame, prononça-t-elle d'une voix tremblante. 
 
Surprise, j'allais refuser, mais elle me considéra avec un air si suppliant que je finis par répondre : 
 
- Certainement ! 
 
Une joie fugitive passa dans ses yeux. Elle serra Matthieu contre elle, l'embrassa sur le front, puis le recoucha, avec tendresse, dans la poussette. 
 
- Qu'il est beau, votre bébé, Madame ! balbutia-t-elle. Vous avez bien de la chance ! 
 
La tristesse qui imprégnait le ton de ses paroles m'incita à l'observer plus attentivement. Elle portait une jupe et un petit haut, usés qui semblaient trop amples pour elle. Mais ce fut la couleur noire de ses vêtements qui m'impressionna le plus. Bouleversée, je ne sus plus quoi penser. 
 
- Vous avez perdu un enfant ? demandai-je après beaucoup d'hésitation. 
 
À ces mots, le regard de la femme s'illumina et couvrit de clarté l'ensemble de son visage. 
 
- Oh ! non ! J'ai une fille de trois ans. Elle est mignonne, vous pouvez pas savoir ! Et gentille avec ça ! Si sage ! 
 
M'ayant dit cela, elle partit précipitamment. Perplexe, je m'attardai encore un moment, ne comprenant pas pourquoi cette femme venait, seule, dans ce jardin. Puis, lorsque j'entendis les cris des premiers écoliers, je retournai chez moi. 
 
Le dimanche suivant, je ne la vis pas tout de suite. Je regrettais presque son absence quand je l'aperçus, un peu plus loin, sur la pelouse, avec une gamine en bas âge, sa fille sans doute. Je fus stupéfaite. Elle était maintenant toute rose et, dans ses grands yeux noirs, reflétait la lumière du bonheur. 
 
Elle jouait à la balle avec sa fille, la lui lançait, faisait semblant de ne pouvoir la rattraper. L'enfant riait aux éclats. La jeune femme la poursuivait, l'enlaçait, la couvrait de baisers. Je ne pus déterminer laquelle des deux était la plus heureuse. 
 
Au bout de vingt minutes, la fillette se lassa de ce jeu. Sa mère lui saisit la main et la conduisit jusqu'au manège. En passant à côté de moi, elle me sourit, mais ne m'aborda pas.  
 
L'enfant monta sur un cheval de bois et, quand le manège se mit à tourner, son visage rayonna de joie. La mère contemplait sa fille, attendrie comme si elle voyait un ange évoluer devant elle. Bientôt, l'émotion la gagna. Une larme coula sur sa joue. Elle l'essuya vite et je crus qu'il s'agissait d'une larme de bonheur. 
 
Lorsque le manège s'arrêta, la fillette exigea : 
 
- Encore, maman ! 
 
Sa mère accepta de lui payer un tour supplémentaire. Elle sortit, d'un gros sac que je n'avais pas encore remarqué, un porte-monnaie qui s'ouvrit malencontreusement. Des pièces jaunes s'étalèrent sur le sol. La femme se précipita pour les ramasser. 
 
Après le second tour de manège, elles ne s'attardèrent pas. Pour moi aussi, il était temps de rentrer. Je les suivis. À la sortie du parc, elles traversèrent la rue et se retrouvèrent devant les marches du bâtiment rose. La jeune femme retira de son sac un ours en peluche et l'offrit à sa fille. Leur joie de vivre avait disparu. 
 
Et, tandis que la mère accompagnait péniblement son enfant jusqu'à l'entrée du bâtiment, je lus, inscrit en grosses lettres sur la porte : 
 
" ORPHELINAT -D.A.S.S. " 
 
Le lendemain, en me rendant au jardin, je la trouvai, assise sur l'escalier, qui mendiait.