- Voilà, c'est terminé.
D'un geste un peu nerveux, le maire du village retira la clé de la serrure et la plaça dans la poche. Se tournant vers ses administrés, il hocha la tête. Le conducteur du corbillard démarra et le premier magistrat, suivi du conseil municipal et de la quasi-totalité de la commune, se mit à marcher derrière le convoi funéraire. On enterrait le dernier meunier de Soleil, petit hameau perdu à la limite du Var et des Alpes de Hautes-Provence. Dans les solitudes sèches et rêches, où la terre est dure à creuser, sous le petit soleil d'automne, c'était un peu la mémoire de la région qui s'effaçait. Le père Ernest, à presque quatre-vingt-dix ans, venait de mourir à la tâche devant son four. Veuf et sans enfant, le moulin venait de s'arrêter définitivement. Et dans le cortège, les langues se délièrent.
- Eh, c'est que personne ne prendra la suite.
- Tu penses, personne veut faire ce métier, on se lève tôt, on gagne peu. Les jeunes préfèrent la ville, où ils sont fonctionnaires, alors la meunerie . . .
- Et ça faisait longtemps, qu'il y avait un moulin ?
- Oh, on dit que ce sont les Templiers qui ont construit le four, tu penses, ça ne date pas d'hier.
- Et alors, on fera comment pour le pain ?
- Eh bè, on ira à Comps sur Artuby, sinon à Draguignan.
- Oh fan, il va couter cher le pain ! Quand même, quel dommage !
À l'église de Trigance, la cérémonie fut émouvante. Le prêtre rappela en quelques mots la vie du défunt, sa participation à la première guerre mondiale, la résistance pendant la seconde, mais surtout, son métier et l'amour qui le liait à celui-ci. Au cimetière, le père Ernest rejoignit sa femme dans la tombe. Puis, les villageois se dispersèrent, et certains hommes se réunirent au bar pour discuter.
- Et alors, dit le maire, je vais écrire à un notaire de ma connaissance pour la recherche des héritiers, mais je doute qu'il y en ait. De toute manière, j'imagine que ceux-ci vendraient le moulin.
- Et qui l'achèterait ?
- Peut-être la commune.
- Et pour quoi faire ?
- Je ne sais pas moi, un petit musée par exemple.
- Un musée de quoi ?
- De la meunerie.
- Et il viendra du monde pour le visiter ?
- Et j'en sais rien ! On verra bien.
Bref, les semaines et les mois passèrent, mais personne ne vint. En ce début des années soixante-dix, les villes attiraient, car il y avait du travail à profusion, ce qui manquait à la campagne.
Et là-haut, au-delà des frontières physiques et psychiques, dans le Grand Jardin, le père Ernest était triste. Son moulin était à l'abandon, personne ne se souvenait de lui. Les années passaient et le moulin tombait en ruine. Les intempéries et les dégradations des idiots rendaient le bâtiment méconnaissable.
- C'est fini, dit Ernest. Tout ça pour rien ! Depuis le moyen-âge, ce lieu était le symbole de la Vie. L'eau, le blé, le pain, la base de l'alimentation depuis toujours, c'est terminé ! Il ne reste rien.
Était-il possible que ces siècles de labeur, de sacrifice, de joie et de peine, au milieu des vicissitudes de l'Histoire, soient réduits à néant par la faute d'un Destin inique ?
Ne pouvait-on rien faire ? FALLAIT-IL SE RÉSIGNER ?
La Mort allait-elle remporter la victoire dans le torrent des siècles ?
Là-haut, Ernest lance un cri de douleur et de désespoir ! Mais qui l'entend ? Dans l'indifférence des Hommes, dans le tumulte des affaires d'un monde devenant de plus en plus laid, sale, pollué, et " politically correctness ", qui entend Ernest ? Abrutis par les écrans de TV où la télé commande par le truchement de la télécommande, oubliant les souris grignotant gentiment les grains de blé pour les souris d'ordinateurs, l'Homme, en ce début de troisième millénaire, suit les affaires du monde sur la Toile. Mais on ne traite pas par des expédients des Vérités éternelles. Entre deux divorces et deux familles décomposées et recomposées, il assiste, spectateur impuissant et médusé, au " match " entre les superpuissances, qui s'approprient les ressources naturelles à coup de missiles et d'attentat-suicides. Une société où les voleurs ont remplacé les valeurs, où les entreprises de sécurité privées, naviguant en eaux noires, imposent le Nouvel Ordre Mondial pour le profit des gourous et autres " Golden-Boys "de Wall Street, de la City ou du palais Brongniart, croulant sous les comptes en banque dans les paradis fiscaux, pendant qu'ils font vivre l'enfer au reste du monde.
Mais qui entend Ernest ?
Personne.
C'est la FIN !
*
Comme quoi, le Destin peut prendre un tour inattendu. Un simple coup de vent . . . le Souffle passe . . .
Marine et Paul habitent dans l'univers concentrationnaire de la banlieue Lyonnaise. Là-bas, pas de parc de la Tête d'Or, pas de place Bellecour. Seulement le chômage, le racisme, la violence, la drogue, l'ennui, la misère morale, intellectuelle et sociale.
Mais un simple coup de vent va changer tout ça.
Paul marche, dans la rue. Il est chômeur, depuis . . . depuis . . . il ne s'en souvient même plus.
Un simple coup de vent . . . qui fait claquer une porte. Paul se retourne et voit un magazine au sol. Il le ramasse, le lit d'œil distrait.
Et il tombe en arrêt devant une photo.
Alors, il a compris, il rentre chez lui en courant et parle à sa femme. Et ils partent quelques jours plus tard, les formalités expédiées au plus vite.
Ils prennent le train, le car, puis finissent à pied, main dans la main.
Tous deux sont là devant le moulin, dont la photo a attiré l'attention. C'était un reportage sur le dernier moulin traditionnel du Var, qui pourrissait à l'abandon depuis plus de trente ans.
Après le coup de vent, le coup de foudre.
Alors, dans un formidable élan, le couple va travailler à le remettre en état. Au début, ce sera dur, car il faut réparer les rouages, démonter et remonter, graisser et lubrifier. On se trompe, on crie, on jure, mais rapidement, le moulin fonctionne.
Et comme par miracle, sur le plan juridique, tout s'arrange. Les notaires, les avocats, l'Etat, la commune, tout le monde dit " oui ". Marine et Paul sont propriétaires du moulin.
Le Souffle y est pour quelque chose . . .
Les gens du village, ceux qui ont accompagné trente ans plus tôt Ernest au cimetière, sont émerveillés.
Et bientôt, arrive le premier sac de blé. Paul l'ouvre et prend à pleine main cette manne des dieux. Il respire ce grain de la terre nourricière, que certaines cultures désignent comme la Mère. Il caresse presque amoureusement ce fruit d'un dur labeur, dont il va continuer la chaine, comme la chaine de la Vie, jamais brisée, celle représentée par la double hélice de l'ADN.
Paul retrouve les gestes de toujours, ceux venus du fond des âges, lorsque l'Homme sortait de la chasse préhistorique, pour entrer dans l'ère du pain. Passage de l'animalité à l'Humanité, vecteur de l'Intelligence, comme a pu l'être l'invention de la roue ou lorsque Galilée par une belle nuit du seizième, a pointé sa lunette vers le ciel, Royaume de l'Inconnu.
Toujours plus haut, toujours plus loin . . .
Le Souffle passe . . .
Voici la première farine. Marine et Paul la regardent, comme on peut voir la naissance d'un enfant. Aujourd'hui, on oublie tout, les impôts, la taxe professionnelle, les guerres du Golfe et leur maudit pétrole, les gesticulations des minables " pipoliticiens " devant les problèmes et les sinistres pantalonnades de la télé-débilité. Ne reste que l'Amour du travail bien fait et çà, cette blanche farine, qui a nourrit des millions de gens au cours des siècles.
Elle est là, cette farine, nous rappelant qu'elle est à la fois, fragile et forte.
Aussitôt, Paul se met au travail. Il pétrit avec amour et ardeur. Avec l'eau claire du canal, alimenté par les sources sacrées des Celtes et les " Larmes du Ciel ", qui au-dessus, veille sur les gens de bonne volonté, il va fabriquer une pâte divine, telle la manne céleste qui nourrit autrefois un grand peuple dans le désert.
La cuisson va se faire dans ce four, qui reprend le fil d'une tradition séculaire initiée par les chevaliers au " Blanc-Mantel ", autre nom des Templiers. Blanc, comme cette merveilleuse farine, qui tout à l'heure va fabriquer un pain merveilleux, sans " pastille " pour le faire gonfler.
Et le miracle s'accomplit ! Le pain est là, devant les yeux des villageois. Ils sont venus, ils sont tous là, même ceux de Draguignan ! Noël, employé de banque et grand chasseur devant l'Eternel, savoure par avance ce pain, qu'il imagine accompagnant des chevreuils que sa petite femme lui prépare amoureusement. Sylvie, l'institutrice, qui, les larmes aux yeux, a assisté dans sa jeunesse à la fermeture du moulin qu'on croyait définitive. Et Vincent, François, Paul et les autres, comme dirait un grand réalisateur.
Bref, aujourd'hui, au " Moulin de Soleil ", c'est la fête.
Mais le plus ému sans aucun doute, est le meunier. Cet homme, dont un simple coup de vent, a changé le destin, est là comme un prêtre, un vrai, au milieu de ses ouailles. Mais chez lui, point de suffisance dont trop de clercs se sont nourris. Pas d'illettré à bac plus cinq. Pas de haute technologie, tellement réductrice et mal utilisée dans des armes de destructions massives. Non, seulement l'exemple du travail bien fait à l'usage des jeunes générations qui y verront une arme d'instruction massive. Simplement le plaisir de donner au monde le fruit d'un travail qu'aucune multinationale ne saura voler, breveter et revendre plus cher. D'ailleurs, dans l'assistance, un jeune garçon vient de décider qu'il serait meunier plus tard. La relève est déjà assurée.
Venu du fond des temps, le Souffle de la Vie passe.
Que dit-il ? Il faut l'écouter . . .
Il dit simplement " Merci ".
Et du haut de son éternité, Ernest est heureux. Il rit de voir son moulin reprendre vie. Non Ernest, " T'es pas tout seul " comme chantait le grand, l'immense Jacques Brel. Tu n'as pas fait tout ceci pour rien. La vie continue, tu as passé le relais et bien mérité de te reposer.
La Vie a gagné.
Le Souffle passe . . .