Le matelas
NOUVELLES
© Cathy ESPOSITO
- Qu'est-ce que tu fais là ? 
 
Jean, surpris, fait un bon sur ses pieds et se retrouve droit comme un i, comme au garde à vous puis, il tourne la tête à droite et à gauche, rien, pas un bruit, personne à part lui dans la pièce. Jean sent son cœur battre un peu plus fort, il n'est pas fou, il a bien entendu cette voix le questionner. Dans sa tête, il mène un dur combat entre l'envie de s'enfuir illico et le besoin de savoir s'il a rêvé ou pas. Le grenier est silencieux, des cartons sont entassés dans un coin, le porte-manteau et le paravent se tiennent côte à côte sans broncher, le miroir de la coiffeuse ne reflète plus la lumière depuis longtemps tant la pellicule de poussière accumulée dessus est épaisse. De toute manière, il n'y a pas de lumière du jour qui pénètre l'endroit, seule une vieille ampoule éclaire d'un halo blafard le centre de la pièce où justement se tenait l'homme, quelques minutes plus tôt, assis sur le vieux lit en bois de chêne. 
 
Jean n'est pas venu ici depuis cette fameuse nuit de la Saint Sylvestre et il ne sait pas pourquoi, il se retrouve ici encore une fois. Comme si une force mystérieuse l'avait poussé à venir passer du temps dans ce grenier. 
 
Jean se rassoit sur le matelas rayé du lit. 
 
- Je répète, qu'est-ce que tu fais là ? 
 
Cette fois-ci, l'homme en est sûr, le lit parle. Il ne sait pas comment une chose pareille peut arriver, il a de nouveau fait un bond sur ses pieds et regarde le matelas puis la tête de lit, tout bêtement pour trouver une bouche parce qu'enfin, le son doit sortir de quelque part. Ce lit est parfaitement normal, il ne bouge pas, n'a pas de bouche ni d'yeux. Jean se croit victime d'une hallucination et se dit qu'il ferait mieux de partir, il se dirige vers la petite porte tout en se courbant parce que le toit rejoint presque le sol de chaque côté de sa pente. Il pose la main sur la poignée puis finalement, refait le chemin en arrière. 
 
- Qui parle ? 
 
Il se sent ridicule à poser cette question mais bon, il lui arrive aussi de parler à son ordinateur quand il passe des heures durant à jouer sur internet. 
 
Pas de réponse. Jean hésite à repartir puis pense que le lit attend qu'il s'asseye. Il s'exécute. 
 
- C'est moi qui parle. 
 
Jean n'a pas bougé cette fois. 
 
- Et, c'est qui moi ? 
- Celui sur lequel tu es assis. 
- Dois-je comprendre que je parle avec un matelas ? 
- Oui. 
- C'est impossible. Philippe, sors de ta cachette ! Je sais que tu es en train de me faire une blague. 
 
Jean regarde autour de lui, rien ne bouge. 
 
- Non, je ne m'appelle pas Philippe, je ne porte pas de nom, je suis un matelas. 
- Qu'as-tu à dire, matelas ? 
- Un tas de choses. 
- Vas-y, je t'écoute. 
- Te crois-tu capable de m'écouter parler pendant des heures ? 
- On pourrait commencer et puis je verrai. 
- Tu ne verras rien, une fois que j'aurais commencé, tu ne pourras plus t'en aller. 
- Pourquoi ? 
- Parce que ce que j'ai à dire est fascinant pour un être humain et je n'en connais pas un qui pourrait attendre le lendemain pour savoir la suite de mes histoires. 
- Je tiens le pari, raconte ! 
- Sais-tu quel âge j'ai ? 
- Non. 
- Cent ans et t'es-tu demandé combien d'êtres humains ont défilé sur moi. 
- Aucune idée. 
- Cent cinquante. 
- Ouawou ! 
- Tu ne prends pas cela au sérieux mais je peux pourtant te narrer avec précision la vie de chacun. 
- Penses-tu que cela va m'intéresser au point de m'obliger à rester toute la nuit. 
- Tentons le coup ! 
- Ok 
 
Et le matelas se met à raconter la vie des premiers êtres humains qui se sont couchés sur lui, il y a cent ans, ils s'appelaient Victor et Marie, ils habitaient une maison à la campagne, ils travaillaient la terre. Le matelas entre dans le détail de leur vie intime et Jean ne peut s'empêcher de s'intéresser de près à l'histoire. Il apprend que le paysan cachait son argent entre le matelas et le sommier, que la femme et l'homme avaient fait l'amour pour la première fois sur lui et qu'elle avait mis au monde cinq enfants également au même endroit. Il a vu aussi défiler des morts, Victor et Marie en tout premier lieu puis leurs enfants qui sont partis jeunes. A chaque fois, les défunts sont restés embaumés sur lui pendant deux ou trois jours. 
 
Le matelas explique qu'il n'a pas conscience de la présence des gens s'ils ne le touchent pas. Il sait donc que beaucoup de monde est passé dans les pièces qu'il a occupées jadis mais il ne peut parler que de ceux qui l'ont lavé, bordé, ceux qui se sont assis ou couchés sur lui. Jean est fasciné et demande au matelas s'il a déjà adressé la parole à d'autres humains. Le matelas ne répond pas et poursuit ses histoires. Il a été vendu à un riche commerçant et a vécu en ville quelques temps. Il a senti passer en quelques années un grand nombre de femmes qui réchauffaient les nuits du riche commerçant. Et puis, il y a eu une ribambelle d'enfants qui se sont succédés sur lui et chaque fois, le matelas connaissait leur histoire, d'un simple effleurement, il devinait leur vie et même souvent leur avenir. Jean est piqué au vif tout à coup. 
 
- Tu peux prévoir la vie des gens et leur avenir ? 
- Oui et tu vas me demander de te parler de toi. 
- Oui. 
- Je m'en doutais, il faudra pourtant que tu attendes que je te parle de mon troisième propriétaire et des suivants avant que je parle de toi. 
- Combien as-tu eu de propriétaires ? 
- Quinze. 
- Mais je suis là jusqu'à demain ! s'exclame Jean, angoissé. 
- Mes histoires ne te captivent plus ? 
- Si, mais…. 
- Tu préfères que je te parle de toi et de ton avenir. 
 
Jean acquiesce. 
 
- Bien, tu t'appelles Jean Desforges, tu as trente ans, seul dans la vie depuis deux ans, tu cherches l'âme sœur et tu ne la trouves pas, enfin, je me comprends. 
- Qu'est-ce que tu comprends ?  
- Tu l'as trouvée l'âme sœur, le seul problème, c'est que c'est l'épouse de ton propre frère, qui, je te l'indique au passage est mon quinzième propriétaire. Tu es dans sa maison, aujourd'hui et plus précisément dans son grenier, tu es venu ici parce qu'il y a un an, la nuit de la Saint Sylvestre, tu es monté dans cette pièce pour faire l'amour avec ta belle-sœur, chose affreusement laide pour les humains. Depuis un an, tu as ce poids sur la conscience et tu n'arrives pas à nouer d'autres relations. Ton frère te tuerait de ses propres mains s'il savait et toi, tu te laisserais faire, tant tu es dépité par cette histoire… 
- Co..co..comment sais-tu tout cela ? demande Jean, atterré. 
- Je le sais parce que tu t'es assis là, sur moi et que j'ai ce pouvoir de deviner l'existence des humains et puis j'étais là, aussi, l'année dernière. 
- Mon Dieu ! Vas-tu le répéter à mon frère ? 
- Il n'y a donc que cela qui t'intéresse de savoir ? 
- Cela bousille ma vie en ce moment, oui, je ne vis que dans l'idée qu'il faudrait que je lui avoue la chose et en même temps, je me dis que l'enjeu est trop lourd de conséquence. 
- Tu y réfléchis tous les jours, c'est bien. 
- Je voudrais d'un coup de baguette magique effacer cet acte mais je n'y arrive pas. " 
- Tu n'y parviens pas parce que tu es tombé amoureux de cette femme et nier l'acte ne suffirait pas à nier ton amour. 
- Je pense à elle, jour et nuit. 
- Je sais, je le sens. 
- Quelle est la solution ? 
- La meilleure. 
- La meilleure, quoi ? 
- As-tu réfléchis au moyen de tout effacer et de recommencer à zéro. 
- Oui, je viens de te le dire, mais c'est impossible. 
- Moi, je le peux. 
- Parce que tu es un magicien en prime !  
- Je peux effacer une chose, sur les deux qui te rongent. 
- Je ne comprends pas. 
- Soit, j'efface l'acte que vous avez commis sur moi, il y a un an, soit, je gomme l'amour que tu éprouves pour elle. 
- Si tu effaces l'acte, il reste l'amour qui me ronge, si tu effaces l'amour, il restera un acte honteux. 
- Que tu oublieras plus facilement si les sentiments ne sont plus là. 
- Je n'en suis pas sûr. Et si elle est amoureuse de moi, à force de se fréquenter, peut-être que mon amour renaîtra ? 
- Il faut donc éliminer l'acte. 
- Si tu l'élimines, vais-je me souvenir de quelque chose ? 
- Non, de rien, tu vas juste te dire que tu aurais bien aimé coucher avec elle mais que tu ne l'as pas fait parce que tu es un homme droit et que tu n'as pas le droit de faire l'amour avec la femme de ton frère. 
- Tu me considères comme un homme sans honneur ! 
- Oui et non, je ne sais pas ce que c'est que l'honneur, juste la notion que vous les humains en avez, donc c'est pour moi comme dans un dictionnaire, je lis en vous ce que vous pensez des valeurs et j'apprends. 
- Bon, allons-y, je suis prêt, effaçons l'acte. 
- C'est fait. 
 
Jean se rend compte qu'il est allongé sur le matelas, il se redresse et soupire en s'époussetant les vêtements. 
 
- De quoi parlions-nous ?  
- De choses et d'autres, tu étais en train de me dire à quel point tu trouvais l'épouse de ton frère attrayante.  
- Elle est belle, surtout ce soir, elle porte une robe noire qui lui va si bien, je sens qu'il se passe un truc entre nous mais je n'en suis pas sûr et j'ai honte, je n'en ai parlé à personne et je me demande encore, comment je fais pour en parler à un matelas. 
- Les hommes ne croient plus en leur Dieu, ils n'ont plus personne à qui confier leurs pêchés, pourquoi pas à un matelas ? 
- Tu as raison, cher matelas, que dois-je faire au sujet de mon amour interdit ? 
- Un conseil, prends tes valises et part à l'autre bout du monde, recommence une nouvelle vie et laisse ton frère et sa famille résoudre leur problème avant de reparaître dans dix ou vingt ans. 
- Mais, je l'aime ! 
- Tu en trouveras une autre. 
- Non, c'est elle. 
- Bon, je vais devoir intervenir à nouveau, voilà c'est fait, tu ne l'aimes plus. 
- De qui tu parles ? 
- De ta belle-sœur. 
- Je l'aime bien, c'est tout. 
- Ma mission est terminée. 
- C'était quoi ta mission ? 
- Éviter le pire, ah ! Avant que tu partes, je dois effacer notre discussion. 
 
Jean se sent bien, il n'a plus ce poids sur l'estomac qui l'empêchait d'avancer ces derniers temps, il respire posément et pense positivement, tout va bien. Il s'en va. 
Le matelas soupire, encore un de sauvé se dit-il, en cent ans, j'ai effacé tant de choses dans la vie de mes propriétaires qui me le demandaient. J'ai ainsi rendu heureux tant de gens. Ils ont recommencé sur des bonnes bases, je leur ai donné une seconde chance, ça sert à ça d'effacer un acte ou un sentiment gênant, à bien reprendre le bon chemin. Enfin, je crois. 
 
Nathalie et Philippe sont penchés sur leur fils qui dessine sur une feuille blanche. 
- Qu'est-ce que c'est que ce bonhomme là, Lucas ? demande le père gentiment. 
- C'est tonton Zean, couçé sur le lit. 
- Et à côté ? continue le père. 
- Ben, c'est maman, tu sais, l'année dernière quand z'étais caçé dans le grenier et qu'avec tonton Zean y se faisaient des bisous.