Par un beau matin d'automne, dans un parc longeant la rive droite du Rhône, un joli tilleul balance mollement ses branches. Il attend patiemment que le vent du nord, suivant ce couloir tracé depuis des temps immémoriaux par ce fleuve majestueux et puissant, se réveille.
Imperceptiblement, une légère brise se fait ressentir. Cette respiration de la terre devient de plus en plus puissante au fil des heures. Les arbres alentour ayant revêtu leur magnifique parure sang et or de fin d'été se plient au bon vouloir de cette agitation aérienne.
Ce magnifique tilleul, du haut de ses vingt mètres, commence par agiter ses longues branches au bout desquelles se trouvent encore de splendides feuilles en forme de coeur, ainsi que de nombreux fruits. Ces derniers, petites graines marron à l'écorce très dure, fixées par deux ou trois sous une feuille restreinte en forme d'hélice, ne demandent qu'à se décrocher et s'envoler.
L'arbre sentant le vent devenir plus violent s'adresse à eux d'une voix énergique.
- Voici, mes enfants, le moment est venu de nous séparer ! Vous avez été nourri par cette terre Ardéchoise, alimentée par les alluvions de ce magnifique fleuve. Vous êtes forts à présent et pouvez endurer le long voyage qui vous attend.
Remuant vigoureusement les brindilles, il laisse échapper les fruits qui s'envolent au gré des bourrasques. Il n'en reste plus que trois qui ne se résignent pas à partir et se séparent difficilement de leur père nourricier. Le vent, redoublant de violence, finit par avoir raison de leur ténacité à rester sur leur lieu de naissance.
Ne pouvant plus résister aux bourrasques, c'est en gémissant que la feuille, petit vaisseau ayant le pouvoir de transporter les graines, s'adresse à l'arbre.
- Adieu ! Nous nous reverrons plus jamais ? Sous ta ramure, nous avons protégé les enfants des rayons néfastes du soleil. Certaines personnes sont même venues faire une sieste réparatrice et ont bu une décoction de ce breuvage sucré, bienfaisant et apaisant, élaboré à partir de fleurs au doux parfum. Les abeilles ont butiné le pistil pour créer un miel délicieux.
Les amoureux sont venus graver, sur ton corps, leurs initiales en gage d'un amour éternel. Mais, dis-moi père, les amours sont-elles éternelles ?
D'un ton puissant, le tilleul répond :
- Oui ! L'amour est omniprésent au coeur des humains. Il suffit d'une étincelle pour raviver cette flamme qui ne demande qu'à briller de mille feux de joie !
- Je m'éloigne de plus en plus de toi ! Je ne sais où je vais terminer ma course folle au gré de ce vent froid.
- Ne gémis pas ! Tu vas faire un voyage magnifique. Moi-même, je viens d'une
contrée plus froide que celle-ci. Je vous ai d'ailleurs maintes fois raconté cette aventure. Les semences qui ont permis mon développement ont parcouru de nombreux kilomètres. Tu survoleras des lieux que je ne connaîtrais jamais ! Regarde, profite puis transmets ! Ce voyage sera très certainement parsemé d'embûches ! Surmonte-les avec volonté et courage. Remets-toi entièrement à la main qui te guidera, si ton cœur est pur, tu réussiras par surmonter tous les tourments que Dame nature mettra sur ton chemin et tu trouveras la terre qui verra pousser un nouveau et magnifique tilleul.
Le petit vaisseau, légèrement plus lourd qu'une plume, monte de plus en plus vite et voit s'éloigner le magnifique square aux plates-bandes soigneusement entretenues. Les courants d'air le dirigent vers le fleuve tout près.
- Ne m'oublie pas ! se met-il à crier dans un sanglot.
- Non ! Je ne t'oublierais pas. Comme je n'ai jamais oublié tous ceux qui se sont envolés depuis des années. Adieu et bon voyage !
La petite bractée part en virevoltant. En passant au-dessus d'un petit village, et, devant la fenêtre entre ouverte d'une salle de classe, elle entendit ce poème que des enfants déclamaient en regardant les feuilles disparaître à l'horizon :
LE GRILLON.
Placé contre le saule, ainsi tu te sens bien,
Tu poses ton épaule, rêves, ne dis plus rien.
Chante petit grillon, l'été de ta voix grêle,
Danse dans le sillon, à l'ombre du brin frêle.
Geint et chevrotte ……………………..
Cette petite comptine, lui rappelant l'été, se perdit dans le sifflement du mistral.
La peur commence par la gagner. Le grand vent que l'on appelle le mistral lui souffle tendrement :
- Rassure-toi ! Je ne suis pas là pour te faire du mal, mais uniquement pour que tu puisses connaître d'autres contrées où tu pourras t'épanouir et ressembler à ton père que tu viens de quitter !
Calmant son ardeur, il la dépose délicatement sur les eaux du fleuve.
Dans un grondement qui se veut doux, le Rhône l'interpelle bruyamment :
- Bonjour, petite feuille, que fais-tu là si loin de ta terre natale ?
- Le mistral m'a éjecté des bras de mon père et me voici dans l'eau maintenant ! Comment pourrais-je m'envoler à nouveau pour que les graines que je porte en dessous de moi puissent prendre racines et donner un arbre beau et puissant ? J'étais assez légère pour parcourir des kilomètres avec l'aide des courants ascendants. Pourrais-tu m'amener sur la berge s'il te plaît ?
- N'aie aucune crainte, je ne te veux aucun mal. Tu viens de vaincre une première épreuve, celle de la séparation. Comme tu as pu t'en apercevoir, le vent s'est calmé juste pour te déposer près de la rive. Tu n'as même pas à nager puisque le faible courant que j'ai, près de la terre, va te permettre de parcourir encore quelques kilomètres, ensuite je t'aiderai à grimper sur une petite plage faite de galets et de vase. Tu pourras te reposer en attendant que le vent se lève à nouveau demain matin.
- Je te remercie. Mais comment ferais-je pour prendre mon envol si je suis engluée ?
- Ne t'en fais pas. Je ferais alors des vaguelettes qui te déposeront doucement sur le plus gros galet. Ensuite tu sécheras toute la nuit et le matin tu entendras la brise soufflée dans les peupliers qui bordent mon chemin. À ce moment-là, tu te prépareras en te soulevant légèrement et le mistral fera le reste. Tu vas subir des épreuves que tu ne peux imaginer. Celles-ci peuvent être terribles si tu n'as pas le cœur pur !
- Tu me fais peur, grand fleuve. Ne serait-ce donc pas par hasard que je sois venue te voir ?
- Mais le hasard existe-t-il en ce bas monde ? Tu sais, petite feuille, le hasard c'est Dieu qui est à ta portée mais qui ne veut pas se dévoiler.
- Je voudrais être en accord avec toi, mais qu'est-ce Dieu ?
- Dieu est la petite flamme qui brille à l'intérieur de chacun d'entre nous. Dieu est une puissance de création.
- Peut-être, mais je ne suis qu'une petite feuille portant des graines qui veulent juste grandir et prospérer loin du père nourricier.
- C'est pour cela que des épreuves t'attendent. Remets-toi à la main qui te guidera. Toutes les créatures qu'elles soient, humaines, animales ou végétales portent en elle un germe de reproduction, de création de leur monde à eux. Je vais te transporter dans cette petite caverne que tu vois sur ma berge. Tu vas te reposer mais surtout méditer pour que le jour venu, tu puisses repartir et trouver la terre promise.
La petite feuille transie de froid et tremblante de peur fut poussée dans ce réduit noir que l'astre blafard se reflétant sur les eaux du Rhône éclairait un peu. Elle se dit qu'il fallait à tout prix fuir cet endroit humide, où elle étouffait. Qui plus est, le sol était jonché d'algues, d'ossements et de crâne de petits rongeurs. Cela lui rappela que personne n'était immortel, mais que c'était justement l'enveloppe qui putréfiait mais peut-être pas l'âme ? Sur ces pensées existentielles elle s'endormit.
Une vague vint l'effleurer et lui parla doucement.
- C'est l'heure de partir. As-tu médité sur ton existence ?
- Oui un peu, répondit elle, la voix étranglée par l'émotion. En son for intérieur elle se dit que le sort en était jeté.
Par un mouvement de recul, la vaguelette la fit sortir et la déposa sur un galet. C'est alors que le vent souffla un peu plus violemment emportant la feuille. Elle fut ballottée dans tous les sens. Elle retint ses cris de peur, et ne partit pas rassurée. Elle monta très haut dans le ciel, puis redescendit rapidement au gré des courants d'air. En plus de ce souffle puissant elle aperçut des éclairs et entendit le tonnerre gronder très près. Emportée par ce flot aérien bouillonnant, la petite bractée ne put que subir les assauts de ce violent vent du nord. Elle remarqua le défilement rapide de ce serpent luisant que représentait le fleuve. Un coup de tonnerre, plus virulent que les autres, la fit tressaillir arrêtant net les turbulences. Le petit vaisseau vint se cogner contre le tronc d'un bouleau déjà dénudé.
- Halte ! qui va là ?
- C'est moi, une pauvre petite feuille perdue dans cette tempête. Les graines que je transporte souhaiteraient trouver la terre promise afin de grandir et devenir un magnifique tilleul !
- Puisque tu n'as pas eu peur de la furie du Mistral, tu peux passer.
Le voyage continua. Elle grimpa sur de magnifiques nuages formant des boules de coton, elle redescendit doucement, accompagné d'un bruissement de branches ressemblant à un cliquetis d'armes d'une bataille.
Elle heurta un grand chêne.
- Halte ! qui va là ?
- C'est moi, une pauvre petite feuille perdue dans la nature.
Le grand chêne s'ébroua. Des gouttelettes d'eau tombèrent sur la feuille.
- Et bien, étanche ta soif de ces quelques gouttes amères. Passe ton chemin.
Le vent faiblit, transportant sereinement celle-ci vers ce lieu magique qui verra la germination des fruits.
- Regarde petite feuille. Tu vois au loin ce grand feu ? Je ne vais pas te jeter dans ce brasier. Je serais prudent et t'approcherais juste assez pour que les flammes puissent brûler la moisissure que tu transportes afin que ces dernières ne viennent pas souiller le sol sur lequel tu déposeras tes graines.
La chaleur, au fur et à mesure de l'approche, devint de plus en plus forte. Puis au moment où le petit navire aérien aller tomber à l'intérieur du brasier, la bise dévia la trajectoire.
- Te voici presque arrivée à destination. Regarde, le ciel est magnifiquement bleu. Il se dégage une douce chaleur malgré ce début d'automne. Vois-tu les autres tilleuls se courber pour t'accueillir ? Je vais te déposer délicatement sur cette portion de terrain restée libre entre cette rangée d'arbres qui se dressent en formant une haie d'honneur.
En unissant leurs branches, ils réalisèrent une chaîne entourant les nouveaux arrivants.
- Enfin ! Nous allons pouvoir accomplir notre devoir. Notre père nourricier doit être heureux à présent. Il sait que la vie va continuer. D'autres amants pourront se parler d'amour à l'ombre de ce nouvel arbre. Ils pourront graver de nouveaux leurs initiales sur le tronc en respirant le parfum suave de nos fleurs très colorées. S'il te plaît peux-tu lui porter la bonne nouvelle ?
Le mistral changea subitement de direction, souffla alors du sud vers le nord. Arrivant à l'endroit où était planté le tilleul, il lui murmura :
- Tes enfants sont arrivés à bon port. Tu peux t'endormir tranquille cet hiver. Lorsque tu te réveilleras, eux aussi commenceront par avoir une toute petite pousse qui prendra vite de la hauteur pour devenir un arbre beau et fort, tout comme toi.
- Merci mon ami. Tu nous rends de grands services.
Puis tout devint calme, plus un bruissement, plus de tonnerres résonnant dans la campagne. Le long repos et le silence de l'hiver commencèrent.