Le dernier coup de canon
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© Jean-François COUBAU
 - Ça y est, c'est terminé. 
 
D'un geste vif, le commandant Pierre de la Fourchardière, tendit à son ami et frère d'arme, le capitaine Armand de Montbrun, le papier apporté par l'estafette cycliste. 
 
- Je t'assure que c'est vrai, lis donc : 
 
Le capitaine prit le papier et lut à haute voix : 
 
"Au 52ème mois d'une guerre sans précédent dans l'histoire, l'armée française avec l'aide de ses Alliés a consommé la défaite de l'ennemi. 
Nos troupes, animées du plus pur esprit de sacrifice, donnant pendant quatre années de combats ininterrompus l'exemple d'une sublime endurance et d'un héroïsme quotidien ont rempli la tâche que leur avait confiée la Patrie. Tantôt supportant avec une énergie indomptable les assauts de l'ennemi, tantôt attaquant elles-mêmes et forçant la Victoire, elles ont après une offensive décisive de quatre mois, bousculé, battu et jeté hors de France la puissante armée allemande et l'ont contrainte à demander la paix. Toutes les conditions exigées pour la suspension des hostilités ayant été acceptées par l'ennemi, l'armistice est entré en vigueur, ce matin, à onze heures". 
 
Signé : Maréchal Philipe Pétain. 
 
 
- Alors, c'est enfin fini, ce cauchemar a pris fin. 
 
- Oui, mon vieux, la maudite boucherie n'est plus qu'un mauvais souvenir. 
 
Les deux hommes, en tant qu'officier de cuirassiers, c'est-à-dire de cavalerie lourde, montaient deux superbes chevaux alezans. Dans un paysage lunaire, façonné par les bombardements incessants de ces derniers mois, leurs présence semblait quelque peu incongrue.  
 
- À quoi penses-tu ? demanda le commandant. 
 
- À tous nos camarades, tombés depuis août 1914. Je n'arrive plus à me souvenir de tous, tellement ils sont nombreux. 
 
- Oui, c'est vrai. Il y avait Hippolyte de Bassompierre qui a eu la tête arrachée à la bataille de Charleroi. Sa jeune fiancée n'a pu soutenir une telle horreur et s'est suicidée. 
 
- Ce fut un moment pénible pour nous et nos camarades de promotion. Et tous les autres qui sont morts, Charles de Lanrezac, Paul de Montdidier, Béranger de la Tourrette, Marc Respaud-Didier, Jean de Payen de Courcel, Sosthène de Vallombreuse et tant d'autres. 
 
- Quel massacre ! La Révolution Industrielle a rendu la guerre méconnaissable. Nous qui rêvions de chevauchées sabre au clair, nos espoirs furent anéantis par ces maudites inventions de la science et de la technique. 
 
- Exact. Mais la guerre de Sécession en Amérique, il y a plus de cinquante ans l'avait annoncé. Les états-majors n'en avaient pas tenu compte, car c'était plus facile de fermer les yeux, que de voir la réalité. Alors, à l'été 1914, on nous a envoyé charger contre des barbelés et des mitrailleuses. C'est à cause de ces erreurs que tant de nos camarades sont morts.  
 
- Et c'est pour cette raison qu'on nous a fait descendre de nos chevaux, qu'on nous a retiré les cuirasses qui ne nous protégeaient plus, et que pendant quatre longues années, on a joué les fantassins dans la tranchée. 
 
Un silence s'établit en mémoire de tous ces jeunes officiers, fauchés dans la fleur de l'âge, sur des décisions tactiques ineptes et une conception de la guerre d'un autre âge, puis le capitaine reprit : 
 
- Sais-tu de quoi j'ai eu le plus peur ? 
 
- De mourir certainement. 
 
- Oui, mais à choisir sa mort, j'aurais préféré le faire à cheval, comme un officier de cuirassier digne de ce nom. 
 
- Mourir n'est pas un problème pour un soldat, mais il faut le faire noblement, tu as raison. Un vrai officier de cavalerie combat et meurt à cheval, c'est comme ça. Ceci dit, nous sommes vivants, et de plus, les régiments de cuirassiers ont été réactivés. Mais je ne sais pas si c'est pour longtemps. 
 
- Pourquoi dis-tu ça ? 
 
- Parce que les chars d'assaut et l'aviation sont nos concurrents. 
 
- Oh, les tanks, comme les nomment les Britanniques, je n'y crois guère. Ces mécaniques puantes et lentes ne resteront pas longtemps dans notre arsenal. Quant à l'aviation, elle a un rôle d'auxiliaire utile, certes, mais pas déterminant. 
 
- Et ces maudits gaz, dit le commandant, qui ont tant défiguré, rongé de poumons et anéantis d'hommes ? Nous n'étions pas préparés à cette horreur. Pourquoi faut-il rendre la guerre inhumaine à ce point ? 
 
- Oui, moi aussi, j'aurais préféré des charges à l'ancienne. Mais je crois que le cheval n'a pas dit son dernier mot. N'oublie pas qu'il peut passer là où un char ne peut manœuvrer. Allons, nous sommes vivants et en selle, comme à la déclaration de guerre. Nous avons gagné, l'avenir s'ouvre devant nous. 
 
                                                                              * 
 
À quatre kilomètres de là, derrière une butte qui empêchait toute visibilité, les servants d'un canon de 75 français fêtaient la victoire. L'ambiance était fort joyeuse, vu l'annonce de la fin des hostilités. Mais un jeune caporal pleurait en silence. Un adjudant s'approcha et dit : 
 
- Pourquoi pleures-tu ? C'est la victoire, tu es jeune et tu vas pouvoir rentrer chez toi et fonder un foyer. Il y en a tant de ton âge qui pourrissent dans le sous-sol. 
 
- Je sais mon adjudant, mais je viens d'arriver de l'instruction et je n'ai pas encore tiré au 75, sauf à l'exercice. Je ne pourrais donc pas dire que j'ai fait la guerre, je ne suis pas un ancien combattant, seulement un ancien mobilisé. 
 
Le sous-officier réfléchit et dit : 
 
- Qu'a cela ne tienne, tu vas tirer en guerre. 
 
Aussitôt, il donna des ordres et le canon fut mis en batterie. 
 
- Vous êtres sûs qu'il n'y a personne devant ? demanda un soldat. 
 
- Qui veux-tu qu'il y ait ? 
 
Immédiatement, le coup partit. L'obus décrivit une trajectoire courbe, tomba tout près des deux cavaliers et les éclats de shrapnells partirent dans tous les sens. Le capitaine Armand de Montbrun, fut grièvement blessé, mais s'en sorti. Le commandant Pierre de la Fourchardière, lui, avait réalisé son rêve. 
 
Désormais, il chargerait sabre au clair dans les prairies du Ciel.