Ce matin-là
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© Line Laurence GIOAN
Quand il s’engagea sur la Promenade des Anglais, Vincent n’imaginait pas qu’à neuf heures du matin, la circulation serait déjà si dense. Il est vrai, qu’il fallait s’y attendre. La journée s’annonçait belle et ensoleillée, l’air était doux et pour ce week- end du premier mai, alors que certains travaillaient encore, d’autres en avaient profité pour faire une pause et pris la route pour s’évader vers quelques coins agréables. 
 
Coincé dans cette file de voitures qui roulaient au pas, bon gré, mal gré, il était obligé de suivre le mouvement. Antoine, son ami d’enfance et associé, avec qui il avait ouvert une petite agence de voyage, devait s’impatienter. 
Ce matin, ils devaient recevoir la commission d’un Comité d’Entreprise pour qui ils avaient préparé toute une série de voyages et découverte du centre de la France à l’étranger. 
 
Et son portable sonna pour le rappeler à l’ordre : 
 
- Qu’est-ce que tu fabriques, Vincent ! Nos clients ne vont pas tarder à arriver. 
- Je suis dans une circulation pas possible et jouer à « saute-mouton » en voiture : c’est difficile. 
- Très drôle ! T’as oublié l’heure ou quoi ! 
- T’inquiète, de toute façon tu pourras commencer sans moi. Je suis sur la Promenade, je vais essayer de trouver une porte de sortie. 
- J’ai compris, t’avais envie de voir la mer ! 
- Va savoir… 
Antoine avait peut-être raison. Inconsciemment l’air de la mer l’avait attiré. 
 
Certes, ce n’était pas son trajet habituel mais ce matin là, poussé par une sensation étrange il s’était retrouvé longeant cette immensité bleue de la Méditerranée qui baigne la ville de Nice. 
 
Adolescent déjà, la mer le fascinait. Il aimait la mer, les bateaux ; il aurait aimé être marin ; ce qui faisait dire à Antoine en plaisantant : - « Tu ne veux pas me croire mais qui sait, peut-être que dans une vie antérieure, tout comme Ulysse, tu auras parcouru les Mers et auras été charmé par quelque nymphe ou approché cette île mystérieuse à l’écoute du chant mélodieux et ensorceleur des Sirènes ! »  
Sait-on jamais, lui répondait Vincent. Mais alors je crois bien que moi aussi tout comme Ulysse, j’ai dû me boucher les oreilles car je n’ai pas succombé à leurs charmes maléfiques et elles ne m’ont pas dévoré. 
- Et Ulysse a retrouvé sa Pénélope comme toi, tu as trouvé ta Bernadette ! 
À cette pensée, Vincent sourit… Sacré Antoine va ! 
 
Ce « Sacré Antoine », le ramena à ce jour du mois de septembre où avec sa femme Bernadette et leurs amis Odile et Thomas, ils fêtaient ensemble leur anniversaire de mariage. 
 
Tout en suivant la route, il revivait cette journée. Ils étaient arrivés tous les quatre, dans la matinée, à ce chalet situé sur les hauteurs de la ville, que les parents de Thomas avaient mis à leur disposition pour accueillir leurs invités. Ils voulaient avoir le temps de tout préparer pour que leur fête soit réussie. Après le repas, attiré par ce carré de verdure qui faisait face au chalet, il avait pris sa chaise longue et s’y était installé confortablement. 
 
- Ben alors, tu nous abandonnes déjà ! 
- Laisse-le, Bernadette, on a bien le temps. 
- Oui, mais ne va pas t’endormir au soleil…Et puis tu sais qu’Antoine ne va pas tarder à arriver ! 
- C’est vrai, au fait, pourquoi il n’est pas venu avec nous, tu le sais toi, Bernadette ? 
- Je te l’ai dit…Il devait aller chercher sa copine, une guide touristique, qui avait une réunion ce matin. 
- Par exemple : sa copine ! Le célibataire endurci s’est enfin laissé attendrir ! Et comme ça, il te fait des confidences ! 
- Je t’en ai pourtant parlé : une certaine Adeline… 
- Adeline…J’ai hâte de la voir celle-là ! Sacré Antoine va !  
 
Sur ces paroles, il s’allongea sur sa chaise longue et, au bout de quelques minutes, se laissant aller, s’endormit profondément avec au cœur de ses pensées, l’intrusion de cette copine d’Antoine, cette Adeline qui l’intrigua si fort, qu’elle finit par se matérialiser et, prenant possession de son être, lui ouvrit la porte d’un rêve où son imaginaire y tissa le canevas d’ un scénario pour le moins fantasque, mettant en scène une Adeline superbe à la crinière flamboyante qui tout à coup apparaissait comme une furie au beau milieu de la fête flanquée d’un tatoué aux muscles provocants qui, lui ouvrant le passage et se dirigeant droit sur lui comme un catcheur sur le ring prêt à combattre son adversaire, coupa court à l’ambiance joyeuse et amicale de leur anniversaire. Les invités surpris et muets regardaient les nouveaux arrivants, Thomas se manifesta alors : 
 
- Pardon, mais vous êtes qui pour vous introduire chez moi comme ça !  
- Toi, petite tête, tu restes dans ton coin ! 
- Non, mais, je ne vous permets pas et je ne crois pas que vous ayez été invités ; alors s’il vous plaît, je vous prierai de sortir ! 
- Mais c’est Thomas ! Dis donc, mon petit loup d’amour, tu ne reconnais plus ta copine Adeline ? Et toi Vincent, tu ne dis rien ? Vous étiez plus conciliants lors de notre petite soirée, que j’espère, vous n’avez pas oubliée ?... Tu m’avais promis tant de choses, Vincent, et notre petite aventure… 
- Mais vous sortez d’où ! D’un asile de fous certainement, parce que moi, je ne vous ai jamais vue de ma vie ! Une aventure !!!  
- Pourtant à l’enterrement de votre vie de garçon à tous les deux là, tu m’as connue et plus que connue, Vincent, tu ne te souviens pas comment s’est terminée la soirée ? Parce que dans ce cas, je vais te rafraîchir la mémoire, espèce de pauvre mec ! 
Elle se jeta sur lui et le saisissant agressivement par le col de sa chemise, se mit à le secouer…Quelqu’un le secouait en effet mais c’était sa femme Bernadette qui tentait de le réveiller.  
 
- Vincent…Hé, Vincent ! Mais qu’est-ce qui t’arrive ? C’est pas possible, t’endormir comme ça ! 
- Oh …C’est toi Bernadette ? 
- Ah non, c’est la sorcière bien aimée, regarde le bout de mon nez ! 
- Se redressant à demi : ils sont partis ? 
- Qui ça…Les Martiens ? Ils n’ont pas encore atterri, mon chéri. Mais toi, dis-moi de quelle planète, tu descends ?  
- Si tu savais… 
- Tu me raconteras ça plus tard ; pour l’instant, je crois que le plus pressé, c’est d’aller te rafraîchir le visage et te préparer pour recevoir tes invités ! Et je te signale qu’Antoine vient d’arriver avec sa copine Adeline, une jolie brunette super sympa ! 
- Ah ! 
 
La Promenade des Anglais s’étant dégagée, et la circulation devenant plus fluide, Vincent se dit qu’après le feu rouge qui était en vue, il allait pouvoir bifurquer sur sa droite et penser à autre chose qu’à ce rêve absurde qui le troublait encore. Comment il avait pu se laisser embarquer dans ce délire…j’ai du prendre un coup de soleil sur la tête, ce jour là ! Le cerveau, je vous jure : ça vous joue de ces tours quelquefois !... 
 
Arrêté au feu rouge, il en était là de ses réflexions quand la vision de son rêve s’imposa de nouveau à lui : Adeline était là, plongeant son regard dans le sien, Tout à coup, elle l’envahissait, se dépliait en lui voluptueusement, lentement comme une fleur sortant de sa tige ; elle le paralysait : « qu’est-ce qui m’arrive ! » Le pied sur le frein, il était cloué au sol, sur la route avec sa voiture ; c’est le coup de klaxon du conducteur qui le suivait qui le ramena à la réalité. Abasourdi, d’un geste de la main, il s’excusa et appuya sur l’accélérateur sans plus attendre ; croyant avoir une ouverture sur sa droite, il s’y infiltra vivement, l’esprit encore embrumé par sa vision, qui à cet instant précis se figea sur l’écran de sa mémoire comme se fige l’image d’un film sur l’écran de cinéma quand s’inscrit le mot fin. Et puis le silence… l’obscurité…Puis quelque chose alors remonta en lui, semblant venir de très loin avec un goût de sang dans la bouche…Il émergeait des eaux profondes comme un plongeur à la lumière… 
 
- Adeline… Des bruits vagues lui parvenaient…Mais qui êtes-vous…Pourquoi ? 
- Je ne suis pas Adeline, mais peu importe le nom que tu me donnes, Vincent, je suis peut-être ton Destin ! 
- Mon destin… Mais que me voulez-vous ?  
- Je suis là pour te délivrer, Vincent, je sais que tu as mal, mais bientôt tout sera fini. 
- C’est vrai que j’ai mal, je me sens tout bizarre…Aidez-moi… 
Quelqu’un semblait l’appeler…  
- Monsieur, vous m’entendez ? Monsieur essayait d’ouvrir les yeux…Restez avec nous, on va vous sortir de là ! 
- J’ai froid, pourquoi j’ai si froid…  
- Les secours arrivent, on va s’occuper de vous, on va vous emmener à l’hôpital, votre femme a été prévenue…Monsieur, vous m’entendez ? 
- Bernadette, où es-tu, je ne veux pas te quitter. 
- Oui, c’est ça, monsieur, ouvrez les yeux…Dépêchez-vous, il perd de nouveau connaissance ! 
- Adeline, vous êtes toujours là ? 
- Je ne te quitte pas, Vincent. Bientôt tu verras, tu atteindras cette rive où tu te sentiras aussi léger qu’une plume…Laisse-toi aller, Vincent… Regarde ma main… Il suffit que tu touches le bout de mes doigts et tout sera terminé. Tu n’es plus très loin maintenant, tu peux déjà apercevoir cette lumière où tu trouveras la paix…Viens,Vincent…Viens … 
Dans un dernier sursaut, une petite voix lui disait : bouche-toi les oreilles, Vincent, bouche-toi les oreilles ! 
 
Lorsque l’ambulance arriva à l’hôpital avec Vincent, sa femme Bernadette était déjà sur place. Elle se précipita au devant des ambulanciers pour voir son mari : 
- Vincent ! 
- Attendez, madame…Laissez-nous passer !  
- S’il vous plaît, il faut que je lui parle, Vincent ! Vincent, je suis là, est-ce que tu m’entends ? Je t’en prie, ouvre les yeux, reste avec nous, reviens à toi ! Les docteurs vont te soigner…Il faut que tu les aides…Je t’en prie, Vincent ne me laisse pas, ne nous laisse pas…Tu vas être le papa d’une jolie petite fille, tu la désirais tellement…Vincent ! 
Docteur, je crois qu’il vient de sourire…Oui, ouvre les yeux Vincent…Ses paupières viennent de bouger, docteur, je crois qu’il m’a entendue ! 
- Sûrement, madame, mais maintenant lâchez sa main, écartez-vous s’il vous plaît. 
 
- Oui, Bernadette, je t’ai entendue ; une petite fille … Je veux vivre, Bernadette et je me sens déjà renaître ; quant à vous, Adeline ou qui que vous soyez, partez vers d’autres cieux chasser vos nouvelles proies car moi, vous ne m’aurez pas. J’ai bien l’intention, si Dieu le veut, de rester encore un bon bout de temps sur cette rive où je suis né pour voir chaque jour le soleil se lever en regardant grandir cette petite fille qui m’attend.