La vie d'Emma
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© Line Laurence GIOAN
Le dernier client sorti, Emma ferma sa porte à clé et tira les rideaux de son petit bar-restaurant - commerce sans prétention mais utile et agréable dans un quartier populaire. Ce quartier qu'elle connaissait bien, car depuis sa plus tendre enfance, elle y avait vécu avec ses parents adoptifs qui, partis trop tôt, lui laissèrent ce petit commerce en héritage qu'elle améliora au fil des ans. Elle y avait grandi avec ses petits copains qui étaient ses clients d'aujourd'hui ; il y avait aussi les habitués du coin, des fonctionnaires, des retraités, clients fidèles devenus des amis qui lui permettaient de faire vivre son petit commerce ; et à part le moral qui ce soir n'était pas au beau fixe, ses affaires allaient plutôt bien. 
 
Derrière son comptoir, Emma finissait d'essuyer son dernier verre le regard absent, les yeux rivés dans ce verre et ce torchon qu'elle n'arrêtait pas de tourner et retourner sans cesse avec dans la tête les paroles de cette chanson qui toute la journée l'avaient poursuivie : - " Moi j'essuie les verres au fond du café, j'ai bien trop à faire pour pouvoir rêver…" - C'est étrange comme dix ans d'une vie peuvent défiler tout à coup en quelques secondes dans le fond d'un verre que l'on essuie ! 
Elle reprenait le train avec son ami Mathieu, une guitare et quelques sous en poche, ils montaient - comme on dit en province - tenter leur chance à Paris. Il était musicien, elle était chanteuse. Ils s'étaient rencontrés lors d'un concours de chant : 
 
- Tu as une sacrée de voix ! Ça te dirais qu'on fasse quelque chose ensemble ? 
- Pourquoi pas. Mon rêve, c'est de chanter. 
 
C'est comme ça qu'ils commencèrent à se produire dans des fêtes populaires, dans les bals, jusqu'au jour où étant de plus en plus appréciés, ils furent sollicités pour être le complément d'une vedette dans un spectacle de variétés. Leur passage fut remarqué et l'article à leur sujet élogieux. 
 
- Ici, chez vous, vous ne ferez jamais rien. Si vous voulez réussir, il faut " monter à Paris ! 
 
Elle était tout à coup dans ce train serrée contre Mathieu. Elle ressentait à nouveau cette joie mêlée d'inquiétude à la pensée de cette aventure qu'ils allaient vivre. Leur arrivée à Paris, leur installation dans ce petit hôtel. Son mal aux pieds le soir quand ils rentraient déçus, fatigués d'entendre toujours les même paroles : ce n'est pas ce que nous recherchons ; elle refaisait avec Mathieu le chemin des maisons de disques. Elle entendait les même refus. Elle comptait et recomptait leurs petites économies qui s'épuisaient. Elle refréquentait les terrasses des Brasseries où le patron, après quelques chansons, leur permettait de faire la " manche " auprès des clients ; sa galère pour trouver du travail qui leur permettrait de résister au temps, leur détour par les Halles où ils allaient décharger comme les copains, pour quelques sous, des cageots de légumes. Rien de sérieux ne venait. Et puis ce jour où Mathieu, le sourire aux lèvres, lui annonça qu'il venait de décrocher un contrat de trois mois pour jouer dans un orchestre qui partait en tournée dans toute la France :  
 
- C'est une opportunité que je ne pouvais pas refuser. Ce sera bon pour nous. Je suis sûr qu'après cette tournée tout ira mieux. 
 
Sa désespérance devant l'abandon de Mathieu qui ne revint jamais et puis Mario, son sauveur, ce maraîcher qui avait besoin d'une petite comptable pour quelques heures par jour. Sa tendresse, son sourire, son attention, ses mots : 
 
- Bien sûr que tu as une belle voix ; mais des comme toi, combien y'en a qui se lancent et puis qui tombent et qui ne se relèvent pas parce que personne ne leur tend la main. Si tu n'as pas quelqu'un qui marche devant toi et qui t'ouvre les portes et encore… Moi tu vois, je ne suis pas un personnage important mais si tu veux, je peux t'offrir une belle vie. Je ne vends ni spectacles, ni chansons, je ne vends que des carottes, des poireaux, des patates, c'est peut-être moins poétique, mais c'est ma vie, elle n'est pas si mal et je m'en sors bien !  
 
C'est ainsi, qu'enfermant ses rêves et ses chansons dans un coin de sa tête, elle vécut près de dix ans avec Mario jusqu'au jour où elle reçu ce télégramme lui annonçant le décès de ses parents. 
 
Emma, reprenant lentement possession du présent, se débarrassa du torchon qu'elle serrait encore dans sa main droite. Le verre avait été suffisamment essuyé. 
Elle se demanda pourquoi ce soir, ces moments de sa vie tout à coup, sans prévenir, s'étalaient devant elle, la ramenant dans ce train et ses rêves évanouis ; pourquoi ce soir ? Peut-être la vue de ce garçon à la nuque blonde, qui sirotait son coca le regard tendu vers la rue, interrogeant sans cesse son téléphone, espérant un message ou quelqu'un qui ne venait pas, qui lui rappela inconsciemment Mathieu. Mathieu qui n'avait jamais plus donné signe de vie. 
 
Elle se retourna face à l'étagère qui lui servait de support, y déposa son verre à côté des autres bien alignés au milieu des bouteilles qui se reflétaient dans la grande glace murale qui décorait l'emplacement réservé au bar ; elle y vit aussi son image ; elle souffla sur une mèche de cheveu qui lui tombait sur le front, elle regarda son visage…il n'avait pas trop changé ; elle était encore jeune, le temps avait glissé sur elle avec douceur. Elle se surprit à se sourire … Finalement on s'en est pas mal sorti toi et moi…Qu'est-ce que tu en dis !