Le mariage
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© Cathy ESPOSITO
C'est la première fois pour Anita. 
 
Elle marche sans hésiter, en tenant fermement le bras de sa grande fille blonde, aux yeux sombres - tout à l'opposé de sa mère - comme si elle avait peur de la voir s'échapper. Elle se dit que tout va bien se passer même si, quelque part, au fond d'elle, une petite voix, qu'elle a voulu étouffer en bavardant tout le long du trajet, lui susurre le contraire.  
 
Anita hâte le pas vers un magasin de l'avenue de la Corse. Cymbeline ! Voilà des années qu'elle passe en voiture ou à pied devant cette boutique de robes de mariées en rêvant d'y pénétrer. Et même si elle ne compte pas faire dans l'extravagance ou le blanc virginal, elle frétille à l'idée de pouvoir enfin toucher les tissus, caresser les tulles, perles, corsets ; choisir un voile, un chapeau, des gants ; parler des bijoux qui vont s'accorder avec le reste de la tenue. Si Carmella était là, elle lui dirait : " Ma pauvre vieille ! Quarante cinq ans que tu gardes le même rêve ! Il est périmé, la DLC est passée ! ". Elle aurait peut-être raison, Carmella, elle qui s'applique à donner corps à ses idées de façon immédiate depuis sa naissance. 
 
Mais Anita est aux anges. Rien ne pourra gâcher une journée pareille.  
 
Pourtant, sa fille Jessica, n'a pas l'air concentrée sur l'objet de leur visite. Tout en marchant, elle parvient à se dégager de l'étreinte que sa mère exerce sur son bras pour arriver à pianoter sur le clavier de son téléphone portable. 
 
" C la foli, elle e xcité com une poul " 
" C norm. Courage!" 
" :( " 
 
Jessica lève les yeux et regarde sa mère puis elle secoue la tête en soufflant entre ses lèvres entrouvertes. Comment lui dire qu'elle se plante ? Jessica, en deuxième année de psycho, en a parlé à ses camarades étudiants. Ils l'ont tous exhortée à se taire. Mais ma mère va épouser un jeune ! Elle ne s'est jamais mariée, c'est la première fois et elle choisit un gamin ! Même avec mon père, ils ne sont pas allés jusque-là. Reste calme, Jess ! Ne t'en mêle pas, les histoires d'amour ça pue.  
 
Ne pas entrer en conflit avec elle pour ça ! Ne pas entrer en conflit avec elle pour ça !  
 
Pendant que Jessica canalise ses émotions avec ce mantra, Anita continue de laisser son esprit butiner ça et là des idées enthousiasmantes. Cymbeline ! ça sonne comme Cindirella, Cendrillon en français. Après tout, il n'y a pas d'âge pour aimer, se sentir aimée, et puis ne dit-on pas que l'amour survit à la mort, dans le cœur de celui qui reste. C'est un sentiment merveilleux qui fait pousser des ailes, qui rend léger. Anita se sent tellement légère, aérienne. Elle pense aux gens qu'elle aime et le visage de Carmella s'impose à elle. Il affiche une mine réprobatrice. Evidemment ! Comment imaginer Carmella autrement que les sourcils froncés en train d'énumérer avec froideur les erreurs à ne pas commettre que l'on soit, jeune ou vieille, belle ou moche ? Il faut savoir s'imposer une discipline et respecter des règles. Carmella est impitoyable quand il s'agit de rigueur intellectuelle et comportementale. Tiens ! Anita se dit qu'elle devrait un jour lui caser cela. " Carmella, tu es psychorigide ! " Un peu trop méchant. Anita aime son amie malgré son mauvais caractère et ses remontrances incessantes sur sa conduite un peu " olé, olé ". Anita sourit pour elle même. Ce que Carmella considère comme " olé, olé " c'est déjà de porter un chemisier transparent. Partant de là, tout le reste est le pire du pire.  
 
Anita observe sa fille du coin de l'œil. Elle semble agacée, elle a soufflé entre ses dents. Jessica a fait un effort de toilette, elle qui n'aime pas les robes, elle en porte une, aujourd'hui. Elle tente d'être élégante, pour faire plaisir à sa mère. Elément positif qui s'ajoute à la joie qu'éprouve Anita depuis que Joachim l'a demandée en mariage, la semaine dernière.  
 
Ça a été une très grande surprise. Elle le savait attaché et amoureux mais doutait qu'il soit prêt à s'engager. Elle même n'y avait jamais songé jusque là. Le père de Jessica lui avait bien fait une demande, il y a quelques années de ça, mais Anita lui avait lancé pour toute réponse qu'il ferait mieux de rentrer plus tôt le soir, de s'occuper de sa fille et aussi et surtout d'arrêter de parler des nouvelles recrues du services qui oscillaient du popotin dans l'espoir de prendre du grade. Anita avait eu besoin de prendre l'air, le large, la tangente et avait quitté le domicile familial, sa fille sous le bras quelques jours plus tard.  
 
De rencontres d'un soir, en relations plus ou moins sérieuses, avec des hommes de plus en plus jeunes, Anita a fini par tomber sur Joachim.  
 
Elle ne se considère pas comme une couguar. C'est le hasard qui l'a amenée à fréquenter des jeunes gens et elle a pris cela, depuis le départ, comme un jeu. Elle qui n'a pas vécu une jeunesse libre et insouciante peut enfin laisser s'exprimer toute sa folie et sa joie de vivre. Oui, elle reconnaît volontiers que sortir avec un homme plus jeune est une course contre le temps. Anita n'accepte pas encore d'avoir quarante-cinq ans et Joachim lui permet de croire que l'âge n'a pas d'emprise sur le corps et l'esprit. Son corps ferme, sa vigueur, ses idées loufoques : Anita ne tarit pas d'éloge sur le jeune homme à qui veut bien l'entendre. Sauf que certaines personnes de son entourage ne l'acceptent pas ainsi.  
 
Elle oblique du regard et considère sa fille. La jeune femme demeure fermée, elle n'a pas aligné deux mots depuis leur départ du domicile. Et puis mince ! Elle compte sur la bonne aura de cette journée. Rien ne peut plus la faire douter. 
 
Quand Anita et Jessica tournent le coin de la rue, leurs regards croisent immédiatement celui de Joachim.  
 
L'épaule négligemment appuyée à la vitrine du magasin, il se redresse et devient tout à coup un géant à la peau mate et aux dents blanches. Anita est en transe, elle ne marche pas, elle glisse sur le bitume, perchée sur ses talons, les épaules droites, le port de tête, fier comme si la rue lui appartenait. Le jeune homme emplit l'espace d'une force tranquille malgré son jeune âge, il possède une assurance et un charme qu'Anita juge exceptionnels. A cela s'ajoutent une gentillesse et des attentions qu'aucun homme normal ne peut avoir conjointement. Non, c'est sûr, Joachim est quelqu'un d'à part. Anita sourit d'un bout à l'autre de ses joues, des étoiles scintillent au fond de ses yeux. Quelle belle journée ! Elle sent une vague de chaleur envahir son corps, envelopper son cœur, c'est peut-être ça le bonheur, se dit-elle. 
 
Joachim les embrasse toutes les deux. Jessica lui a souri simplement. Lui à peine. On le dirait contrarié, comme pris d'un doute, ses yeux roulent de la mère à la fille. Jessica songe qu'il pourrait être son grand frère. Elle s'est fait cette réflexion, la première fois qu'elle l'a vu et puis elle s'est vite rétractée. Joachim est bien trop calme, indolent et secret, aucun point commun avec sa famille. Certes, il est beau grand et fort, Jessica ne le nie pas mais ce garçon est trop immature et je m'en foutiste pour faire un bon mari. Certes, lorsqu'il entre-ouvre les lèvres pour faire apparaître ses dents blanches carnassières, il occasionne une sorte d'émoi féminin mais ceci n'est pas gage d'amours pérennes. Certes, sa mâchoire carrée, assortie à ses épaules, rassure mais une fois l'œil comblé, à quoi se raccrocher ? 
 
C'est un fantôme, songe la jeune fille, un hologramme, un courant d'air sur qui on ne peut pas compter.  
 
Et pendant que les deux femmes entourent le jeune homme, lui a définitivement perdu le sourire hésitant qu'il présentait juste avant. Anita ne s'en rend pas compte, elle salue la vendeuse de son magasin fétiche venue les accueillir sur le pas de la porte. Déjà happée par le sas d'entrée comme par une caverne d'Ali Baba, Anita se déplace vers la jeune vendeuse en affichant sa pleine satisfaction sur son visage éclairé.  
 
Jessica lève un sourcil interrogateur, Joachim l'appelle à l'aide du regard.  
 
— Bonjour Messieurs, Dames, bienvenue chez Cymbeline ! 
 
Jessica chuchote un bonjour. Joachim n'a pas besoin de parler, c'est superflu. Anita, le visage épanoui, s'avance telle une souveraine devant son peuple ébahi. 
 
— Bonjour, Mademoiselle, nous avons pris rendez-vous pour une cérémonie de mariage. 
 
— Oui, bien sûr. Anita, je suppose, et Joachim, c'est ça ? 
 
Jessica sent une angoisse lui tordre les boyaux, elle voudrait crier mais aucun son ne sort de sa bouche. Elle regarde sa mère comme la brebis qui trottine vers l'autel de son propre sacrifice. 
 
Et puis tout à coup, ses cordes vocales se remettent à vibrer et à émettre des sons. 
 
— MAMAM, IL NE VEUT PLUS T'EPOUSER