Elle attend
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© Jean-François COUBAU
Elle attend. 
 
Elle, c’est Svetlana, grande et belle femme aux magnifiques yeux de lacs nordiques.  
Ça fait quarante ans qu’elle s’assoit devant sa fenêtre du rez-de-chaussée, qu’elle regarde la rue et qu’elle attend. 
 
La rue a peu changé pendant toutes ces années. Sauf pour la mode féminine, encore qu’à Port-Arthur, la mode évolue peu ! 
 
En effet, cette ville chinoise, cédée à bail en 1898 aux Russes par l’Empire du Milieu dont l’armée archaïque a vite capitulé, n’est pas un phare de la civilisation, c’est le moins qu’on puisse dire ! Tout au plus un port militaire qui permet à l’Empire des Tsars, d’avoir accès aux « mers chaudes », vieux rêve des stratèges de Saint-Pétersbourg, depuis Yvan le Terrible. 
 
Elle est donc là, depuis tout ce temps, venue à seize ans avec ses parents, des nobles assez désargentés. Ils rêvent de refaire leur vie au milieu de tous ces chinois qui ne sont plus chez eux dans leurs propres pays ! Et que faire, là-bas, dans cet Extrême-Orient ? 
 
Svetlana revoit sa vie, un peu tous les jours . . . 
 
Elle est tombée amoureuse. L’heureux élu est Sergueï, jeune sous-lieutenant de l’infanterie tsariste. Il a vingt ans, il est noble, des yeux verts, et une voix douce. Comment ne pas tomber amoureuse ? Ils ont valsé au palais du gouverneur, les familles se sont mises d’accord, le mariage est pour bientôt. 
Mais voilà que la géopolitique s’en mêle . . . 
 
Un jour, les hommes du Mikado ont débarqués. Sur mer, l’escadre russe a été surprise et écrasée. Sur terre, armés du nouveau Fusil Arisaka T-30 copié sur le « Mauser » allemand et le « Mannlicher » autrichien, les soldats impériaux ont assiégé la ville. Malgré des prodiges de valeur, les russes ont dû capituler. L’aigle de Russie abattu a été remplacé par le drapeau à rond rouge entouré des neuf rayons du « Soleil Levant ». 
 
Et Svetlana se souvient . . . 
 
Dans la rue, de longues cohortes de prisonniers ont défilé. Les grands soldats blonds de la Garde, les cosaques, les troupes auxiliaires, tous étaient humiliés. Encadrés par des Japonais impeccables dans leurs uniformes, ils sont passés devant la fenêtre, le regard mort et le pas lourd.  
Sergueï était parmi eux. Il s’est battu comme dix, mais le courage n’a pas suffi. Il a regardé sa belle fiancée à la fenêtre et lui a lancé : 
- Je reviendrai Svetlana, nous nous marierons ! 
Puis il est parti avec tant d’autres. 
 
Elle est restée. Ses parents malades exigeaient ses soins. Elle n’a pas voulu rentrer dans cet Empire russe en décomposition, gouverné par « cet incapable de Nicolas II », comme disait son père et qui ne les a pas défendus ou si peu. 
 
Et Svetlana se souvient . . . 
 
Il a frappé et a attendu qu’on lui dise d’entrer. 
En bon descendant des Samouraïs, le capitaine de l’armée japonaise a profondément salué. Avec un curieux accent, il lui a dit en russe qu’elle pouvait rester, qu’on ne lui ferait pas de mal, etc. Elle devait obéir aux ordres du Mikado dont elle n’avait que faire d’ailleurs. 
 
Et donc, elle est restée.  
Toutes ces années, se dit-elle, en regardant par la fenêtre. Elle attend le retour de Sergueï, car elle pense qu’il tiendra sa promesse. Pauvre garçon, où est-il maintenant ? 
 
Elle se souvient . . . 
 
Le temps est passé . . . 
Le vingtième siècle a démarré. Les voitures à pétrole ont remplacé les chevaux, les avions ont chassé les oiseaux du ciel. La révolution chinoise qui a fait chuter la dynastie des Qing, la première guerre mondiale, la révolution russe qui a emporté les Romanov, elle se souvient de toutes ces mauvaises nouvelles . . . 
 
Elle a ouvert un bureau de tabac pour survivre, quand ses parents sont morts. Les Japonais ont laissé faire. Même les hommes de la police secrète japonaise, la sinistre Kempétaï, la laissent tranquille. C’est dire, eux qui retournent chaque brin d’herbe pour vérifier s’il n’y a pas un espion dessous ! 
 
Svetlana attend. Pour elle le temps ne passe pas. Malgré son âge, elle est droite, grande, belle et active.  
Elle attend Sergueï. Pauvre garçon, où doit-il être en ce moment ? Les remous de l’Histoire l’ont emporté Dieu sait où. 
Elle attend. 
 
Le temps passe encore. Port-Arthur, qui a repris son nom chinois de Lüshun, est en Mandchourie. Le dernier empereur de Chine, Pu-Yi, ex-play-boy et marionnette des japonais, gouverne le « Mandchoukouo », nom officiel de cette province, arraché à la Chine des seigneurs de la guerre. 
Où est Sergueï ? se demande la russe. 
 
Elle se souvient que la guerre reprend. Après l’agression japonaise de 1937 contre la Chine, le monde bascule dans la seconde guerre mondiale. Là-bas, dans le lointain océan, improprement appelé « Pacifique », montés sur des centaines de navires battant pavillon à la bannière étoilée, les descendants des cow-boys venant par milliers du Texas, du Colorado ou du Wisconsin, fondent sur le Japon. Bientôt, ils allument par deux fois, le Soleil de Mort au rayonnement incalculable. Voilà, rideau pour le Mikado qui est capot et KO ! 
 
Et soudain, le canon tonne . . . 
Mon Dieu, se dit Svetlana, ça ne va pas recommencer ? 
 
Alors, hallucinée, elle regarde par sa fenêtre. Elle se croit folle. Car le spectacle se répète, comme il y a quarante ans. Une longue file de prisonniers s’écoule. Sauf que cette fois, ce sont les soldats d’Hiro-Hito qui passent les bras levés. Et ceux qui les gardent, parlent . . . russe ! 
 
En voilà un, se dit Svetlana, qui a l’accent de Saint-Pétersbourg. Non, on dit maintenant Leningrad ! 
 
Ce qu’elle ne sait pas, c’est que Staline a décidé de venger l’affront de 1905 et de donner une leçon, sans doute un peu facile, au Japon. 
 
On toque à la porte. Elle commande d’entrer. Un grand gaillard de son âge, sanglé dans un uniforme de colonel, la regarde en souriant. Il parle : 
- Svetlana, c’est Sergueï. Me reconnaissez-vous ? 
 
Mais, ça ne peut-être lui, se dit-elle. C’est impossible, inconcevable.  
- Oui, c’est bien moi, semble-t-il lui répondre en écho. 
 
Il n’y a maintenant pas de doute, c’est bien son fiancé. Il a certes un peu changé, un peu plus enrobé, les cheveux gris, mais les yeux . . . les yeux émeraudes sont toujours les mêmes. 
Que dire ? Qu’elle se jette dans ses bras ? C’est peu dire ! Ces quarante années de solitude et d’espoir ne comptent plus. Elle a bien fait d’attendre. 
 
Puis, les effusions passées, elle le regarde. 
- L’uniforme russe vous sied bien mon cher. 
- Heu, on ne dit plus russe, mais soviétique, ma chère ! 
- Oui, bien sûr. Les Rouges. Sont-ils aussi incapables que les Tsaristes ? 
- Plus bas, ma chère, le camarade officier politique pourrait nous entendre. 
- Ah, le « Zampolit ». En voilà une invention du vingtième siècle ! 
 
Mais qu’importent toutes ces considérations politiciennes. Serguëi avait prévu pour le mariage, un voyage de noce en troïka vers Saint-Pétersbourg. C’est vers Moscou qu’ils iront et en DC3, vendus par les américains au titre de l’aide à l’URSS pendant la seconde guerre mondiale. C’est un peu moins romantique, mais il faut vivre avec son temps ! 
 
Voilà, elle part avec ses bagages c’est-à-dire ce qu’elle a sur le dos. Mais ils seront heureux. Certes, la géopolitique ne leur a pas été favorable. Mais que pèsent quarante années devant l’éternité d’un amour qui dépassera les frontières de la Mort et sera éternel ? 
 
Maintenant, elle n’attend plus !