Et le temps s'écoula
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© Line Laurence GIOAN
Accoudée à son balcon du côté de la mer, Madeleine regardait la plage déserte à cette heure du jour. Aucun mouvement dans l'air tranquille ; seul, le bruit léger des vagues douces glissant sur le sable animait cette petite station balnéaire qui venait de retrouver un peu de calme avec le départ de ses vacanciers. Les articles de plage avaient plié boutique mais il restait toujours la " Maison de la Presse " fidèlement présente pour ses habitants, où les touristes restant ou de passage pouvaient encore se procurer toutes sortes de souvenirs et de cartes postales en couleur vantant les trésors de cette petite station balnéaire, nichée - comme le disent les dépliants touristiques - au fond de sa rade avec son petit port de pêche et de plaisance et ses produits du terroir. 
 
Madeleine y passait la majeure partie de l'année. Elle s'y sentait bien. Elle habitait la coquette maison que lui avait léguée sa grand-mère avant de s'endormir pour toujours. Elle n'avait pas connu son père, décédé avant sa naissance à la suite d'un accident ; quant à sa mère, elle avait refait sa vie depuis de nombreuses années, au Canada. 
Son petit héritage et son travail de décoratrice d'intérieur, lui avait permis de bien vivre et surtout, de vivre là, où était restée intacte la mémoire de son cœur. 
 
Vingt cinq ans déjà ! Un quart de siècle pensait Madeleine… - " on ne voit vraiment pas le temps passer. Il faut croire qu'il est très discret. Et pourtant, il nous suit pas à pas ce temps : Horloge silencieuse qui marque chaque étape de la vie. Chaque période de notre histoire, de notre évolution : de la graine à la fleur qui se fait jardin. De l'enfant qui s'éveille à l'homme qui s'en vient avec son devenir. Qui mesure chaque instant de ce long cheminement qui éclaire et emplit la mémoire et le cœur de souvenirs, de couleurs, d'odeurs et de bruits qui nous façonnent, nous conditionnent et nous font avancer de repères en repères, de connaissances en connaissances. La vie nous pousse. La marche est en avant. On court à la satisfaction, la démarche est humaine - elle met du bleu à l'âme - On confond parfois l'utile et le superflu, et on en oublie l'essentiel pour l'agréable. Et le temps…le temps comme on dit, s'écoule emportant avec lui les heures et les jours qui se suivent, les mois, les saisons, les années…au passage il règle bien des choses : les colères s'apaisent, les douleurs s'estompent ". 
 
Vingt cinq ans…sa douleur…Pierre… Maintenant, elle peut prononcer son nom. Elle peut revisiter ce coin de sa mémoire, rouvrir la porte de son cœur qui gardait le secret de son amour perdu, disparu sans laisser de trace... 
Elle peut revivre dans ce premier matin d'octobre, regarder dans les yeux cette jeune femme qui va se perdre, couler dans cette eau profonde, dans ce grand trou qui l'attire. Là au moins, elle n'entendrait plus dans sa tête le martèlement de ces mots griffonnés sur une feuille de papier laissée sur l'oreiller : - " Pardonne-moi, je t'aime, mais je dois partir, il le faut. Je croyais que tout serait possible, il n'en est rien. J'ai pourtant essayé… Adieu ! " 
 
Elle ne sentirait plus dans sa poitrine cette douleur insupportable, cet étouffement, ce sentiment de révolte qui la secoue et qui la fait courir sur la plage en criant son nom: Pierre !... Seul un goéland qui passe au-dessus de sa tête emporte son cri. Elle le suit du regard comme fascinée par l'oiseau qui tourne, monte puis décline au loin sur la pointe d'un rocher. Dans un état second, elle s'avance alors et pénètre dans l'eau.  
L'endroit est peu profond, il faut aller plus loin pour perdre pied. Peu importe, elle avance… elle ne sent pas la pression de l'eau sur son corps, ses vêtements qui collent à sa peau, elle continue indifférente à tout comme si le temps n'existait plus. Voilà ! Déjà le sable fuit sous ses pieds…elle peut s'abandonner…plus rien ! Son déshabillé flotte maintenant sur l'eau… mais bientôt, deux bras puissants la saisissent et la tirent vers le haut. Ce matin-là, un ange devait veiller sur elle. 
 
Elle se retrouve sur ce lit d'hôpital, dans cette chambre. Son amie d'enfance est auprès d'elle, présente à l'arrivée des secours, elle n'avait pas voulu la quitter. Elle voulait savoir pourquoi ? 
 
- " Mon Dieu Madeleine, que s'est-il passé. Qu'est-ce que tu as fait ! Et où est Pierre ? 
Et puis, voilà ce docteur qui entre dans la chambre et s'approche de Madeleine avec ce sourire heureux sur les lèvres … 
 
- " Alors, comment vous sentez-vous ? Ne vous inquiétez pas, tout va bien. Et pour votre bébé aussi, il va magnifiquement bien. 
- Mon bébé ? 
Madeleine prononce ces mots avec difficulté…Mon bébé ? 
- " Eh Oui, vous ne le saviez pas ? Vous êtes enceinte de deux mois et demi. Il faudra revenir pour faire d'autres examens, mais pour l'instant, il faut reprendre des forces et vous remettre de …cet accident. 
- " Soyez tranquille docteur, Je ne vais pas la quitter de sitôt ! 
- Martine ! 
- Vous avez de la famille ? Je n'ai encore vu personne s'inquiéter… 
- Ma famille, docteur, se trouve à l'étranger.  
- Alors, il est bon que votre amie soit auprès de vous. Je vous laisse, je repasserai vous voir plus tard. 
 
Une fois le docteur parti, Martine revint à la charge : 
 
- " Maintenant, Madeleine, tu vas m'expliquer. J'ai eu si peur ! Mais qu'est-ce qui s'est passé dans ta tête ! 
- Je ne sais pas, Martine…je ne m'en souviens plus. 
- Et puis, tu ne m'as toujours pas répondu : Où est Pierre ? 
- Il a disparu… 
- Comment ça, Disparu ! On ne disparaît pas comme ça ! 
 
Madeleine ferma les yeux et détourna la tête : 
- " J'ai trouvé un mot ce matin sur l'oreiller, où il me disait, Adieu, sans explications. 
- Comment ça ! Sans explications ! Et c'est pour ça, que tu as fait cette folie ! Mais il va voir celui-la ! On va le retrouver ton Pierre ! 
- C'est inutile Martine, je ne croirai plus en lui. 
- Mais enfin Madeleine ! Il faut te battre pour cet enfant qui va naître, c'est aussi le sien. 
- Il n'a pas eu le courage de me dire de vive voix qu'il allait me quitter ; je ne crois pas qu'il aurait eu envie de cet enfant. 
- C'est difficile d'élever un enfant sans son père. 
- Je sais bien, mais comme on dit que : " le chemin se fait au pas du marcheur ", je 
construirai ma vie au " pas à pas " de cet enfant et nous grandirons ensemble. 
 
- Tout de même, quand tu l'as rencontré, il venait bien de quelque part, il habitait où ?  
- Il m'a dit qu'il vivait chez un ami, qu'il était en période d'attente et de réflexion, qu'il avait des décisions importantes à prendre - un temps de pause entre deux situations - tu sais bien qu'au départ, il devait partir pour l'Afrique. 
 
- Oui, soit dit en passant, ses recherches sur les plantes…c'était peut-être " bidon "!  
- Il paraissait si sincère. Au début de notre rencontre il me disait que, s'il décidait de rester, il pourrait toujours enseigner dans un collège privé, qu'il n'aurait aucun problème de ce côté-là. 
- Et tu t'es investie à fond dans cette relation sans en savoir davantage. 
- J'étais si sûre de nous, Martine, et lui aussi. Je ne comprends toujours pas. Comment ai-je pu me tromper à ce point ! Tout paraissait si évident : notre amour, nos projets d'avenir…c'est complètement fou cette histoire. C'est vrai que ces derniers jours, il avait souvent l'air absent, je voyais passer dans ses yeux comme un voile de tristesse et puis, tout à coup, il souriait et me disait : - " Ne t'inquiète pas, j'ai un léger contentieux à régler avec ma conscience et moi - même, mais tout va rentrer dans l'ordre…je suis très heureux de t'avoir rencontrée et rien ne peut venir troubler cette merveilleuse vie que nous nous sommes promis ". 
 
- " Je pense quand même, que tu aurais dû te méfier. Et puis cette histoire d'Afrique… 
- Martine, je reste persuadée qu'il n'a jamais voulu se jouer de moi. Quelque chose de grave a dû se passer. Quelque chose qui a dû le tourmenter, et qu'il n'a pas voulu que je sache. Demain peut-être, je pourrais comprendre. 
 
Madeleine sentait qu'il en fallait peu pour que des larmes coulent sur son visage, pour qu'elle se vide de tout ce chagrin, pour qu'elle se fasse à l'idée que Pierre ne serait plus là et qu'en elle une autre vie commençait… 
 
- " Martine, je voudrais me reposer, essayer de me retrouver avec ce petit enfant qui va naître en moi. Demain sera un autre jour… 
 
- Tu as raison, je vais te laisser, demain comme tu dis, sera un autre jour. 
 
Il était très tôt, ce premier matin d'octobre, lorsque Pierre s'engouffra dans un taxi et se fit conduire jusqu'à cet hôtel où il avait séjourné quelque temps - sans toutefois l'abandonner complètement - prétextant pour justifier ses absences, de la famille dans les environs. Et du moment qu'il réglait régulièrement sa note, la réception n'en demandait pas plus. 
Le chauffeur de taxi s'engagea dans l'allée du petit parc de l'hôtel et déposa Pierre devant la réception. 
- " Voilà ! Je vais vous attendre. 
- Merci, je ne serai pas long. 
 
Pierre passa la porte d'entrée de l'hôtel, salua au passage la réceptionniste et lui rappela qu''il montait dans sa chambre récupérer sa valise. 
 
Là, de nouveau seul avec lui-même, il regarda autour de lui. Cet espace qui l'entourait, ces murs où tant de prières s'étaient brisées comme les vagues sur le rocher le laissant complètement dénudé, dépouillé de toutes ses certitudes : - Plus on creuse, plus on va profond et plus il faut débroussailler : " cherche la rose "…  
Il ferma un instant les yeux comme pour se recueillir. Tout s'arrêtait là, ou plutôt, tout rentrait dans l'ordre. Il ouvrit sa valise et passa machinalement la main sur ses vêtements et objets symboliques, son missel et tout ce qui aurait pu le trahir aux yeux de Madeleine, tout ce qu'il n'avait pas osé lui avouer. Ce combat intérieur qu'il menait, ce doute qui l'avait saisi depuis un certain temps et qui avait semble-t-il affaibli sa foi. Si son cœur ne résonnait plus de la même façon à l'appel de Dieu, c'est que peut-être sa vie était devant lui, mais dans un monde différent. 
 
Bien avant de rencontrer Madeleine, il se posait déjà certaines questions : - Et s'il n'était pas fait pour la prêtrise…et s'il s'était trompé sur ses véritables sentiments… dans ce cas mieux valait quitter l'église et recommencer une autre vie. Mais on ne l'avait pas laissé faire, on lui avait dit : Un philosophe espagnol a dit : " Une foi qui ne doute pas est une foi morte ! " Le doute est une épreuve qu'il nous faut affronter, qui nous oblige à aller au plus profond de nous même pour y chercher des réponses, trouver celle qui nous rendra plus fort et nous permettra de regarder la réalité en face, celle qui guidera nos pas et notre cœur sur le chemin de la vérité . Partez quelque temps et allez vous ressourcer dans un endroit tranquille où vous pourrez librement écouter votre cœur, parler avec votre âme. Allez vous confronter à tous les aspects de cette autre vie qui vous attire, ainsi, vous pourrez faire la part des choses et juger de vos intentions à la clarté de vos sentiments. Et surtout, n'oubliez pas : " Dieu se fait parfois discret, mais jamais absent. " 
 
Un ami, lui avait conseillé cette petite station balnéaire, avec son petit hôtel retiré à l'abri d'une pinède… 
Et c'est là, qu'un soir du mois de juin, il s'était laissé convaincre d'aller sur le port où la fête menait grand bruit. Musique, chants et danses folkloriques étaient au programme. Tout le port était en effervescence… Pierre voulut se mêler à la foule…Madeleine était là. Et puis soudain, avant qu'il n'ait pu faire un geste, il était pris dans une farandole, un tourbillon de danse, de couleurs … 
- " … Mais je ne sais pas danser ! 
Madeleine insistait :  
- " Mais si ! Vous verrez ! Suivez la musique…tout le monde peut danser ça, allez, venez ! 
 
Il s'était laissé emporter, grisé par cette nouvelle liberté de l'homme sans contrainte, de l'homme qui a un grand cœur avec plein de rêves à l'intérieur, lui, qui avait un grand cœur mais que Dieu en avait jusque-là occupé tout l'espace… 
Ce soir, en regardant Madeleine, un sentiment nouveau le submergeait…Est-ce que Dieu, vraiment, lui laissait le choix ? Tout au long de la fête, il avait beaucoup parlé de lui, mais juste ce qu'il fallait, pour que Madeleine ne lui pose plus de questions sur sa vie. Ils s'étaient par la suite revus, de plus en plus rapprochés, pour ne plus se quitter. 
 
Pierre croyait avoir trouvé la réponse à toutes ses prières. Toute cette promesse de vie devant lui, avec Madeleine ; Il ne doutait plus. Tous deux faisaient de magnifiques projets ; bientôt, il pourrait lui dire toute la vérité sur son séjour…son combat… 
Jusqu'au jour où ses pas le portèrent devant cette petite église qu'il ne connaissait pas. Une fois à l'intérieur, il eut cette sensation intense, comme si tout à coup, son cœur s'ouvrait tout grand et qu'une lumière immense l'inondait de nouveau tout entier. Toutes les cellules de son corps se mirent à frémir comme si elles avaient retrouvé après une longue absence leur raison d'être… 
- " Je t'attendais. " 
Dieu, lui parlait de nouveau… 
Il sortit de l'église transformé et courut jusqu'à son hôtel. Sans réfléchir, il prépara sa valise, alla régler rapidement sa note et avertit qu'il viendrait le lendemain matin très tôt récupérer ses affaires. 
 
Tout en bouclant sa valise, Pierre pensait à Madeleine. Elle lui en voudrait certainement, mais avec le temps, elle l'oublierait. À travers son amour, il avait retrouvé sa foi, sa sérénité. Elle avait été là, pour lui redonner vie ! 
- " Puisse Dieu te bénir Madeleine ! " Et il s'éloigna à jamais. 
 
 
Toujours accoudée à son balcon, Madeleine finissait l'inventaire de ses souvenirs. Elle pouvait se dire que jusque-là, tout s'était, ma foi, pas trop mal passé. 
Jérôme était né, il avait grandi sans trop de problèmes, il avait aimé, s'était marié avec Julie son adorable belle-fille et il allait être, si ce n'était déjà fait, l'heureux papa d'un petit garçon…Elle était impatiente d'avoir de ses nouvelles. 
 
Dans l'entrée, la sonnerie du téléphone insistait fortement mais personne ne semblait l'entendre. 
Cali, la petite chienne de Madeleine, se décida enfin. Elle courût vers le balcon où rêvait sa maîtresse et aboya si vivement que Madeleine surprise se retourna : 
 
- " Eh Bien Cali, qu'est-ce que tu as ? …Ah, Le téléphone ! Viens vite, c'est sûrement Jérôme … 
 
À l'autre bout du fil, Jérôme lui annonçait la naissance de son premier petit-fils … 
- " Il est né à deux heures du matin maman.  
- Tout s'est bien passé ? Et comment va Julie ? 
- Elle va bien, le petit aussi. Ils vont très bien tous les deux. 
- Embrasse - les bien fort pour moi…J'appellerai Julie dans la journée. 
Et félicitations à l'heureux papa ! 
- Je te remercie, maman, je t'embrasse. 
- Jérôme ! 
- Oui, je suis toujours là … 
- Tu ne m'as pas encore dit comment aller s'appeler mon petit-fils ? 
- Il va s'appeler Pierre, maman … Pierre… 
 
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- Maman !... Tu es toujours là ?