La campeuse
NOUVELLES
© Marie Liehn
Sa main se tendit brusquement vers l'écran et ses yeux s'arrondirent de stupéfaction. 
 
- Bon sang ! s'exclama Jean en se levant de sa chaise, on dirait Aubère. 
 
Il s'approcha de la télévision, lentement, comme s'il avait peur que l'image ne s'enfuie et appuya sur la touche de son magnétoscope pour enregistrer l'émission. Il était question d'une fête se déroulant chaque année au mois d'août dans un petit village situé près de la frontière italienne. La caméra du journaliste filmait un cortège de cavaliers, habillés, pour l'occasion, de costumes du XVIe siècle et qui montaient de beaux chevaux aux harnais décorés de pompons de toutes les couleurs. 
 
Le reportage terminé, Jean arrêta l'enregistrement, rembobina la cassette vidéo et détailla une deuxième fois le défilé. Quand le cheval de tête apparut à l'écran, il fit un arrêt sur image. Puis, il l'examina attentivement. Il s'agissait d'un anglo-normand à la robe brune et à la crinière noire étincelante sous le soleil. Toutefois, ce qui l'intéressait le plus, c'était cette tâche blanche qui lui barrait l'œil gauche et qui coulait de la salière au chanfrein. 
 
Il fronça les sourcils, réfléchit un instant, puis tapa son poing droit dans sa main gauche. 
 
- Oui, j'en suis sûr, s'écria-t-il, c'est lui ! C'est bien lui ! Je le reconnaîtrais n'importe où ! 
 
Une jeune femme entra dans la salle à manger où il se trouvait. Elle portait un tablier blanc et tenait un torchon dans ses mains. Elle regarda son mari avec étonnement. 
 
- Qu'est-ce que tu as, Jean ? demanda-t-elle. Je t'entends trépigner depuis la cuisine ! 
 
- Marinette, viens voir, répondit-il, les yeux brillants d'excitation. Je crois que j'ai retrouvé Aubère ! 
 
Marinette observa. En effet, le cheval ressemblait à Aubère, disparu deux ans plus tôt sans que l'on sache réellement pourquoi. Un matin, alors que Jean s'apprêtait à le monter pour galoper à travers bois, il ne l'avait plus trouvé. Le box était vide. Il l'avait cherché partout, des jours, des semaines, des mois... s'en rendant presque malade. Puis, la mort dans l'âme, il avait abandonné. 
 
- Tu sais, souffla-t-elle en lui massant les épaules, je ne m'y connais pas trop en chevaux, mais Aubère n'est peut-être pas le seul demi-sang à avoir cette tâche blanche à l'œil. 
 
Il la repoussa, presque énervé par ce qu'elle venait d'insinuer. 
 
- Moi non plus, je ne m'y connais pas ! grogna-t-il. Mais, regarde son oreille gauche, elle est abîmée. Tu ne vas pas me dire qu'ils sont nombreux à avoir à la fois une tâche blanche à cet endroit et l'oreille coupée ! 
 
- Peut-être, soupira Marinette en s'asseyant à côté de lui. Je n'en sais rien. 
 
Ils restèrent un long moment devant la télévision, visionnant sans cesse le défilé des cavaliers et des chevaux. 
 
Soudain, une horloge sonna douze coups. Marinette se leva et s'approcha de la fenêtre. Une lune bien ronde éclairait le ciel constellé d'étoiles. La cathédrale, en face d'elle, brillait majestueusement dans la nuit claire et, du haut de son huitième étage, Marinette plongea son regard sur la ville encore illuminée des lumières des rues et des maisons. Puis, elle ferma les volets. 
 
- Viens, dit-elle à son mari. Allons nous coucher. Demain, tu devras aller travailler. 
 
- Tu as raison, acquiesça-t-il en lui prenant la main. La nuit porte conseil. Demain, nous y verrons plus clair. 
 
Ils s'endormirent rapidement. Cependant, Jean se réveilla alors que trois heures du matin sonnaient. Il ouvrit les yeux, regarda sa femme qui rêvait emmitouflée dans les draps, puis referma ses paupières. Mais il est des moments où les idées qui nous troublent l'esprit flottent bruyamment dans notre cerveau et nous empêchent de nous blottir dans les bras de Morphée. Aubère l'obsédait et, très préoccupé, il se mit à penser. Beaucoup de souvenirs lui revenaient, en particulier, cette paix intérieure qu'il éprouvait quand il parcourait avec Aubère le grand domaine boisé de son oncle Marcel. Monter à cheval lui procurait une sensation d'espace et de liberté qui lui manquait terriblement quand, harcelé par son patron, il espérait vendre des assurances à des clients peu intéressés. Avec Aubère, en pleine nature, il baignait dans une sorte d'authenticité. Avec lui, il ne pouvait pas tricher. 
 
Il rouvrit les yeux et s'assit sur son lit. Tout était calme, il n'entendait aucun bruit. Il resta dans cette attitude tandis que des faits plus sombres lui revenaient. Ce chien à moitié enragé qui les avait attaqués un soir en promenade, la ruade du cheval l'envoyant à terre, ses hennissements qu'il entendait encore, son oreille blessée qu'il avait soignée pendant de longs jours, et surtout, ce triste matin où il avait disparu. 
 
Jean se leva et se mit à marcher de long en large dans la chambre, sa main droite collée au menton. Quel était ce village où Aubère avait défilé ? Il ne savait plus. Il ne s'était intéressé qu'au cheval, pas aux commentaires. 
 
Il s'arrêta brusquement, hésita un moment, puis se dirigea sans bruit vers la salle à manger où, fébrilement, il alluma la télévision, puis le magnétoscope. Il détailla à nouveau le reportage. 
 
Quand il retourna se coucher, il savait où se trouvait Aubère. À Lagnières, une bourgade à une cinquantaine de kilomètres à peine de la ville. 
 
Un peu calmé, il s'allongea près de sa femme, mais ne se rendormit pas tout de suite. Beaucoup de pensées lui venaient encore, mais l'une d'elles chassait continuellement toutes les autres. Il devait y aller. Aller à Lagnières, retrouver le cheval et le ramener. Il ne savait pas comment faire. Les idées oscillaient dans sa tête de façon désordonnée. Comment prouver qu'Aubère lui appartenait ? Quand s'y rendre ? Dès le matin ? Ce n'était pas possible, il avait pris des rendez-vous pour vendre ses assurances. 
 
- Alors demain, puisque c'est samedi, pensa-t-il quand l'horloge de la cathédrale sonna cinq coups. 
 
Enfin, il glissa dans ses rêves. 
 
Deux heures après, le réveil retentissait et il dut partir travailler. Assailli par l'image d'Aubère, il n'obtint pas le moindre contrat d'assurances. À la fin de la journée, il retourna chez lui très excité. Il passa une nouvelle nuit agitée devant la photo d'Aubère qu'il avait prise le jour de ses trente ans quand son oncle Marcel lui avait offert le cheval. 
 
Le lendemain, par une radieuse matinée du mois d'août, après avoir embrassé sa femme qui lui rappela qu'ils étaient invités à midi chez Marcel, il roula pour Lagnières, la photo dans sa poche. Si le nouveau propriétaire d'Aubère ne le croyait pas, il la lui montrerait. 
 
Des villages se succédèrent. Au volant de sa voiture, Jean ne réalisait pas vraiment qu'il les traversait. Il conduisait instinctivement, les tempes bourdonnantes, rêvant à l'instant suprême où il reverrait Aubère. 
 
Lorsque Lagnières, au détour d'un virage prononcé, apparut dans toute la splendeur d'un vieux village illuminé par le soleil, il sortit enfin de sa torpeur. Il se dirigea vers le centre, gara sa voiture, fit le tour du village à pied. N'apercevant rien qui eut un rapport quelconque avec les chevaux, il accosta une grosse femme assise sur les marches d'un escalier. 
 
- Ma bonne-dame, savez-vous s'il y a un ranch ou un centre d'équitation dans le coin ? questionna-t-il. 
 
La dame l'examina des pieds à la tête avant de lui répondre d'un ton enjoué que l'endroit qu'il cherchait se trouvait à deux kilomètres en suivant la route d'Italie. 
 
Jean la remercia d'un sourire, courut jusqu'à sa voiture, prit la direction indiquée. Après quelques virages, il remarqua une pancarte : "Équitation 1 Km.". Il s'engagea alors sur un terrain boueux ; il avait plu la veille. Par crainte de s'embourber, il laissa sa voiture au bord du chemin et se mit à marcher d'un pas alerte. 
 
Fortifié par les parfums grisants de la campagne, il sentait la caresse du soleil enivrer son cœur ; ses yeux riaient, sa bouche souriait, il était heureux. Bientôt, il reverrait Aubère. Sur sa droite, s'étendait une prairie parsemée de coquelicots. Au loin, un cheval blanc broutait, entouré d'une lumière éblouissante. Sur sa gauche, un troupeau de moutons le regardait passer, et, entendant parfois leurs bêlements plaintifs, il s'arrêtait quelques minutes pour en caresser quelques-uns. 
 
Soudain, le chemin bifurqua et, derrière un taillis de chênes, surgit le centre équestre. Une quinzaine de box à chevaux entouraient une petite maison bâtie en pierres du pays. Un peu plus loin, il devinait le manège où un groupe d'enfants apprenaient le trot levé. L'ensemble lui parut misérable et il se demanda comment Aubère, son bel et grand anglo-normand, avait pu se retrouver là. En même temps, son cœur se serra, sa poitrine se gonfla d'une joie profonde et il s'élança vers la maison, espérant rencontrer une personne avec qui discuter. 
 
La porte était ouverte. Il frappa pour s'annoncer. Personne ne vint. Il s'engagea dans le couloir, appela. Il n'obtint pas de réponse. La demeure semblait déserte. Alors, n'y tenant plus, il se dirigea vers les écuries. Trois box seulement étaient occupés. La plupart des chevaux travaillaient sans doute au manège. 
 
Comme il restait pensif, ne sachant plus que faire, quelqu'un lui tapa sur l'épaule. Jean se retourna et aperçut, en face de lui, un homme à la mine bienveillante, vêtu d'un tricot de coton mauve et d'un pantalon noir à bretelles que des bottes de cuir couvraient jusqu'aux genoux. 
 
- Désirerez-vous un renseignement ? s'enquit celui-ci. Je suis Luc Mestre, le dirigeant de ce centre. Je peux peut-être vous aider ? 
 
- Je cherche un cheval anglo-normand, répondit Jean. Il est brun avec une tâche blanche qui lui barre l'œil, et une oreille abîmée. 
 
La mine de l'homme se rembrunit. Il parut embarrassé. 
 
- Éclair ? Pourquoi ce cheval ? Je ne l'ai plus. Je l'ai vendu, hier après-midi. 
 
Jean sortit la photo de sa poche et la lui montra. 
 
- Tenez, regardez. Il s'appelle Aubère. 
 
Luc Mestre lui expliqua alors qu'il avait acheté le cheval à un propriétaire, du moins à un homme qui se faisait passer comme tel, et qui voulait s'en débarrasser. Depuis, il s'en était bien occupé, mais la veille, on lui avait proposé de le vendre à un prix très élevé par rapport à son prix d'achat. L'acheteur n'avait pas laissé ses coordonnées. 
 
Le directeur du centre ajouta, pour s'excuser : 
 
- Vous savez, après des émissions comme celle que vous avez vue à la télévision, il arrive souvent qu'on nous offre des prix alléchants pour nos chevaux ! Et comme, en ce moment, nous avons besoin d'argent... 
 
Jean repartit déçu. Le chemin terreux lui parut interminable. Le soleil collait son tricot à sa peau. Il transpirait. 
 
Dans la voiture, sur le chemin du retour, il conduisit mal, se faisant klaxonner souvent. Ah ! Maudites assurances, s'il n'avait pas travaillé, hier, il aurait sans doute ramené Aubère. 
 
Quand il aperçut l'entrée de son lotissement, il se souvint de l'invitation de l'oncle Marcel. Il n'avait pas du tout envie d'y aller. C'était son anniversaire, sa famille le fêterait alors que lui, il avait presque envie de pleurer. Il fallait une excuse. Mais quoi invoquer ? Il ne pouvait tout de même pas feindre une maladie en plein mois d'août ! Heureusement Marinette débordait d'idées. Elle saurait. 
 
Il ressentit comme une décharge électrique en déchiffrant le petit mot accroché à la porte. Vu l'heure tardive, sa femme l'attendait déjà chez Marcel. À contre-cœur, il se rendit chez son oncle. 
 
Quand il passa la grande porte en fer forgé qui délimitait le début du domaine, la nostalgie l'envahit à nouveau. Pour parvenir à la bastide de Marcel, il devait passer devant les écuries. Depuis la disparition d'Aubère, son cœur chavirait chaque fois qu'il s'imposait cette torture-là. Pourtant, sa mélancolie s'évapora bientôt. Au bout de l'allée ombragée par de grands chênes feuillus, sa sœur et sa femme l'attendaient devant le box d'Aubère. Le box d'Aubère, à l'intérieur duquel il distinguait un cheval ! 
 
À leur hauteur, Jean freina si brutalement que les pneus crissèrent. Il sortit de sa voiture, faillit tomber sur le chien qui le fêtait en aboyant gentiment, se précipita vers Aubère qui hennit de contentement. Et tandis qu'il lui caressait l'encolure, les deux jeunes femmes chantonnèrent en cœur : 
 
- Joyeux anniversaire !