Le bijoutier
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© Marie Liehn
 
 Dans le matin encore blafard, un homme marchait. Il ne distinguait pas, devant lui, les boutique fermées, les platanes allongeant leurs branches feuillues. D’un pas rapide, il suivait la rue étroite, frissonnant sous son complet gris. Une manette dans la poche de sa veste le préoccupait. Il la serrait machinalement dans sa main droite pour ne pas la perdre. Une seule idée accaparait sa tête anxieuse de bijoutier, l’espoir de retrouver son magasin tel qu’il l’avait quitté la veille. Depuis l’aube, comme chaque matin depuis qu’il avait subi son dernier cambriolage, il y pensait. 
C’était comme si le sort s’acharnait sur lui. Cinq ans qu’il avait acheté la bijouterie, et déjà victime de deux vols à main armée. Il en faisait des cauchemars la nuit. Dès le lever du jour, il ne pouvait s’empêcher de s’angoisser. L’expression « jamais deux sans trois » le hantait. Et ce qui l'effrayait encore plus, c’était que son assurance ne l’indemniserait peut-être plus. Déjà, la dernière fois, il avait fait l’objet d’une enquête poussée. Comme s’il y était pour quelque chose ! 
L’homme s’arrêta. Une grosse Harley Davidson était garée devant son magasin. Il la regarda d’un air soucieux. Que faisait-elle donc à cet endroit-là ? Elle était colorée de vert et de rouge et, sur la selle, une tête de lion peinte en orange ouvrait sa gueule en montrant ses crocs. Le bijoutier examina les alentours, à droite, à gauche, devant et derrière, pour tenter de deviner le propriétaire de cet étrange véhicule. La lumière du matin éclairait à peine la rue et il n’aperçut personne. Alors, il haussa les épaules, essayant de se persuader qu’il s’agissait d’un original, rien de plus. Pourtant, au fond de lui-même, il s’inquiétait. Cette Harley fort bizarre, garée juste devant sa boutique, ne présageait rien de bon. 
Très mal à l’aise, le bijoutier resta un moment immobile, s’attendant à un braquage. Il souffrait de maux de ventre, par moments de lancements au cœur dont il avait presque pris l’habitude depuis plus de trois mois que ça lui arrivait. Son docteur lui avait bien conseillé de se ménager, mais comment faire quand on a une bijouterie qui est cambriolé aussi souvent ? 
Rien d’anormal ne se passa. Alors, il respira un bon coup. L’air frais le rasséréna. Il réajusta sa cravate et sortit sa manette de la poche de son complet. Se retournant une dernière fois pour vérifier que personne ne se tenait derrière lui, il composa un code secret. Le rideau en fer qui protégeait sa vitrine se déroula et laissa la place à la porte d’entrée qui n’était rien moins qu’un SAS comme on voit souvent à l’entrée d’une banque. Cette fois, au moyen de deux clefs, une pour chaque porte, il entra et éteignit l’alarme du radar. 
Satisfait de ses récents investissements en matière de sécurité, il s’enferma dans son magasin. Ce n’était pas encore l’heure d’ouverture, ni pour ses clients, ni pour l’employé qui le secondait. Celui-là il l’avait surtout engagé pour surveiller les gens qui franchissaient le seuil de sa bijouterie. 
Il profita d’être seul pour descendre au sous-sol. Il passa une porte blindée et accéda à une vaste pièce où, insérés dans le mur, des coffres flambants neufs miroitaient à la lumière. Il les ouvrit un à un, saisit les bijoux qui s’y trouvaient et remonta dans le magasin. 
Là, il prit son temps pour ranger parures, bracelets, bagues, boucles d’oreilles dans les différentes vitrines. Il les installait selon leur valeur, prenant soin de rendre inaccessibles à une main agile et furtive les joyaux les plus onéreux. Comment s’y prenait-il ? Il les plaçait au milieu d’autres bijoux de moindre intérêt. 
Alors qu’il terminait sa vitrine extérieure, il aperçut un homme près de la moto. Il ne le voyait que de dos. Ses vêtements étaient corrects, un peu trop même pour un motard. En pantalon et veste grise, l’homme fit le tour de la Harley et quand il se trouva face à la vitrine, le bijoutier le reconnut. C’était son employé. 
Elle lui appartenait cette moto ? Non, ce n’était pas possible ! Il se plaignait tout le temps de son maigre salaire, arguant qu’il n’arrivait pas à joindre les deux bouts. Une fois même il lui avait demandé une avance. Avec quel argent l’aurait-il payée ? Qu’est-ce qu’il lui prenait à tourner autour, au lieu de rentrer travailler.  
Comme s’il avait entendu son patron marmonner, l’employé actionna la sonnerie du SAS. Puis il entra, le sourire aux lèvres.  
- Bonjour, Monsieur Murat. Vous avez vu la moto devant le magasin ? Une Harley Davidson ! Elle est belle, hé ! Vous savez à qui elle est ? 
Le bijoutier remarqua qu’il n’avait point mis de cravate et que sa chemise blanche un peu trop ouverte sur le devant lui donnait un air de laisser aller. Mais il n’en dit rien. Son employé, quoique âgé de 25ans, gardait toujours l’air poupon d’un enfant de 15 ans. C’était d’ailleurs cela qui l’avait incité, deux mois plus tôt, à le choisir parmi les différents candidats qui s’étaient présentés pour le poste. Une figure joviale et aussi enfantine ne pouvait convenir à un gredin. Pourtant, il ne savait pas grand-chose sur lui. Chose incroyable si on en juge d’après toutes les précautions qu’il avait prises pour ne pas se faire voler, il avait négligé d’enquêter sur la famille et les fréquentations du garçon.  
- Cette moto ? À un original sans doute ! lui répondit-il.  
Lucas n’eut pas le temps de répliquer que le propriétaire d’un engin comme ça ne pouvait être un illuminé. Une moto de cette puissance ! Parée avec soin et goût... Un client s’annonçait. Murat le laissa mijoter quelques instant dans le SAS. Le temps de l’examiner avec soin, on ne savait jamais. Vêtu d’un complet gris avec cravate, l’homme, d’une trentaine d’années, cheveux courts et barbu, montrait son impatience. Il plut tout de suite au bijoutier. Il était habillé comme lui. Murat avait bien regardé, dans sa jeunesse « Gentleman cambrioleur » mais ce n’était qu’un film et il n’imaginait pas que, dans la réalité, un voleur puisse dépenser son argent en vêtements. D’ailleurs, il en avait eu l’expérience, les auteurs des précédents vols dont ils avaient été la malheureuse victime portaient tous jean et tee-shirt. 
- Qu’est-ce que vous en pensez, vous ? fit-il à l’adresse de son employé. 
Il valait quand même mieux prendre toutes ses précautions. Lucas que les craintes de son patron amusaient fort, fit mine de considérer le jeune homme. 
- Ouais.... Je le sens bien.  
Murat actionna l’ouverture de la porte. 
- Hé bien, vous en avez mis un temps ! s’exclama le client en pénétrant dans le magasin. L’ouverture était coincée ? 
- Qu’y a-t-il pour votre service ? demanda le bijoutier en ignorant sa question. 
Les yeux noirs du jeune homme s’illuminèrent. 
- Je vais me fiancer, lança-t-il d’un ton enthousiaste. Je cherche collier et bracelet assortis pour l’offrir à ma future épouse. 
Tandis qu’il parlait, il avançait vers chaque vitrine, les examinait avec soin. Il s’arrêta un moment devant celle où le bijoutier avait placé un solitaire de 2,3 carats mis à prix à 9.000 euros. Méfiant, Murat s’approcha de lui. 
- Quelque chose vous plait ? 
- Peut-être, répondit le client dubitatif. Est-ce que je peux les voir de plus près ? 
- Quoi donc ?  
Le jeune homme lui montra un collier et un bracelet en or qui se trouvaient dans la vitrine. Juste ciel, les bijoux qui protègent un de mes plus gros joyaux ! Murat fit discrètement signe à son employé de surveiller de près client et diamant, puis retira les bijoux désirés. Le jeune homme les observa attentivement, hésita. 
- Non, je ne sais pas. Vous pouvez m’en montrer d’autres ? 
Murat remit les bijoux à leur place initiale, ferma soigneusement la vitrine, et s’en éloigna. Le client le suivit. Le bijoutier dut étaler presque toute sa collection. Le client doutait de ses choix. Il s’agissait du bonheur de sa fiancée. Il ne devait pas se tromper.  
De plus en plus, Murat avait l’impression d’avoir affaire à un voleur qui détaillait toute sa marchandise avant de l’emporter. Il avait encore des maux de ventre, des lancements dans la région du cœur. À chaque mouvement du jeune homme, il sursautait comme s’il allait lui braquer un revolver au visage. 
- Je m’excuse, Monsieur, mais je n’arrive pas à me décider. Je crois que je ferai mieux de revenir avec ma fiancée. Elle choisira elle-même.  
Murat s’épongea le front du revers de sa veste. Enfin, il partait. Pas de braquage, pas de vol, rien. Il regarda le jeune homme traverser le SAS, soulagé mais sceptique. Si ce client était honnête, il pensait ne plus le revoir. Le fait que sa fiancée revienne les choisir elle-même n’était sans doute qu’une excuse pour s’en aller sans le vexer. Si, par contre, c’était un voleur, il risquait de surgir à tout d’instant avec des complices. Il n’était entré que pour vérifier les lieux. 
Ces idées lui trottèrent dans la tête un certain temps, puis il se rappela l’allure de jeune homme. Bien mis. Il fut rassuré. Un second client arriva, il l’oublia. Recommencèrent alors toutes sortes de questions concernant le nouveau. Les maux de ventre le reprirent, les lancements au cœur aussi. Il était plus craintif de voir apparaître un voleur que de vendre ses bijoux. D’ailleurs, le chiffre d’affaires de son magasin s’en ressentait. 
Lucas, son employé, avait d’autres préoccupations. La moto se trouvait toujours devant la vitrine et, entre deux clients, il sortait la contempler, avec, à chaque fois, la même exclamation : 
- Quelle est belle, cette moto ! 
Depuis longtemps, il désirait s’en acheter une. Mais une moto comme ça coûtait cher, très cher et son salaire était trop maigre pour qu’il puisse économiser assez d’argent pour se la payer. Il avait bien demandé une augmentation à son patron mais ce dernier avait refusé. Quel radin ! Même l’autre fois, quand il lui avait sollicité une avance, il avait fallu discuter et argumenter. Aussi ne se gênait-il pas pour se moquer des craintes du bijoutier avec ses camarades. Si Murat avait su qu’il était la risée du groupe de jeunes mal rasés, attablés au bar de la Ronde devant lequel il passait chaque soir, il l’aurait certainement renvoyé. Mais il n’en savait rien et la mine angélique de son employé lui donnait entièrement confiance.  
La journée s’écoula sans aucun incident. Lorsque Murat rentra chez lui, il remarqua que la moto stationnait toujours au même endroit. Un papier était collé derrière le siège. Il ne l’avait pas vu en arrivant, le motard était donc venu dans l’après-midi. Le texte inscrit dessus ne l’intéressa pas. Il se demanda seulement pourquoi la moto restait en permanence devant son magasin. Il ne lui vint pas à l’idée que son propriétaire habitait peut-être le quartier.  
 
Le lendemain matin, quand ils se rejoignirent à la bijouterie, l’un avait bien dormi et continuait de rêver, l’autre avait les yeux irrités et étouffait des bâillements qu’il avait du mal à contrôler. Mais bien que tous les deux fussent dans un état un peu nauséeux, ils avaient remarqué, chacun à leur tour, la présence constante de la moto. 
Pour des raisons différentes, ils y pensaient donc quand le client de la veille, celui qui devait bientôt se marier, se présenta derrière le SAS avec sa fiancée. Au son de la sonnette, les deux hommes sursautèrent. 
Avant d’actionner l’ouverture, Murat examina avec soin la jeune femme. Ses angoisses quotidiennes le reprenaient. Était-ce bien une femme, ou un homme travesti ? Deux amoureux ou le voleur et son complice ?  
Le jeune femme était bien faite. De longs cheveux blonds bouclés cachaient des épaules dénudées et une robe moulante, un peu plus courte que la moyenne, dévoilait le galbe de ses seins et le profil de ses jambes bronzées. De plus, elle avait au doigt une bague sertie de diamants qui devait coûter dans les 5.000 euros. Murat ne tergiversa pas. Il ouvrit.  
Les clients se dirigèrent spontanément vers les différentes vitrines. Ils ne s’y arrêtaient que très peu de temps et, chaque fois, la jeune fille émettait un avis que seul, son compagnon entendait. Le bijoutier aurait bien voulu que ses paroles arrivent jusqu'à ses oreilles, mais elle parlait vraiment trop doucement. N’étaient-ce pas les prémices d’un vol qu’à eux deux ils préparaient ?  
Finalement, les jeunes gens s’attardèrent devant la vitrine du solitaire. Une discussion s’engagea entre eux, toujours à voix basse et, alors que le bijoutier s’avançait pour comprendre leur conversation, le jeune homme demanda à revoir le collier et le bracelet en or. 
Dans tous ses états, Murat ouvrit la vitrine et tendit les bijoux à la jeune fille. Celle-ci essaya le bracelet, examina avec soin le collier et d’un sourire engageant vers son fiancé, confirma son choix.  
Alors le jeune homme prit à part le bijoutier pour discuter du prix en secret. Mal à l’aise, le bijoutier fit un signe de tête à son employé afin qu’il ferme la vitrine auprès de laquelle la jeune fille restait. N’était-ce pas une manœuvre pour l’éloigner du bijou convoité ? 
Lucas, lui, observait par la fenêtre un homme près de la moto, le propriétaire sans doute. Il s’approcha de la vitrine et saisit le solitaire. Puis, sans se presser, il sortit rejoindre l’homme avec qui il avait rendez-vous. 
Murat ne le remarqua pas. Sa conversation avec le client se déroulait de façon tout à fait normale. C’était le cadeau de fiançailles du jeune homme à la jeune fille et il était naturel qu’elle n’en sache pas la valeur. Aussi à demi-rassuré, emballa-t-il avec soin bracelet et collier et les tendit-il au jeune homme qui, après l’avoir payé, s’éloigna avec la jeune fille sans avoir conscience de toutes les questions qui étaient passées dans la tête de leur vendeur.  
Le bijoutier, rasséréné, se frotta les mains de la bonne affaire réalisée. Il allait en parler avec son fidèle employé quand il remarqua son absence.  
- Il est encore sorti s’extasier sur cette moto ! grommela-t-il. 
Son regard se figea soudain sur la vitrine du solitaire. Elle était ouverte, le solitaire avait disparu. Sa bouche se plissa alors de douleur, il mit la main à son cœur.  
- Lucas ! tenta-t-il d’appeler, en se tournant vers la fenêtre. 
Dehors, pas de Lucas, plus de moto. Alors, il comprit et s’écroula.