Lucky
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© Jean-Jacques BOIS
- Au revoir, passe un bon week-end. 
 
C'est sur ces paroles et après avoir donné un tendre baiser paternel sur les joues de la petite fille que l'homme retourna dans la véranda. Il se retourna et agita la main en réponse au signe que lui faisait son enfant. 
 
Il attendit qu'un joli chien de berger noir et blanc le rejoigne, pour fermer la baie et aller s'asseoir sur un fauteuil en rotin. 
 
- Ta petite maîtresse est partie avec sa mère pour deux jours. Tu es triste tout comme moi. Nous n'allons pas nous laisser abattre tout de même ? 
 
C'était souvent comme cela lorsqu'il se retrouvait seul avec son chien. Un dialogue, et non pas un monologue, s'instaurait entre eux, Lucky étant à l'écoute de son maître, mais il n'y avait ni maître ni soumis entre eux. L'homme et le chien se fixèrent un moment les yeux dans les yeux. Ce n'était pas un regard de défi ni de puissance l'un sur l'autre, juste un regard de tendresse, d'affection et de respect mutuel qu'il y avait toujours eu entre l'humain et l'animal. 
 
Lucky vint poser son museau sur les genoux de son ami qui le caressa lentement, longuement. Puis, l'homme, le regard triste, se leva et se dirigea vers le confiturier qui servait de bar. Il sortit un verre spécifiquement taillé pour boire ce breuvage ambré à forte odeur de tourbe que l'on appelle whisky ! Il s'en servit une petite rasade, prit une coupelle avec quelques cacahuètes et biscuits apéritif et revint s'asseoir. Le chien ne l'avait pas quitté des yeux. Il se mit sur ses pattes en redressant les oreilles. 
 
- Je ne t'oublie pas, Lucky, tiens, rien que pour toi. 
 
Il enleva les cacahuètes et posa à terre la coupelle avec les biscuits. Le chien se précipita, croqua rapidement les petits gâteaux et revint en quémander d'autres. 
 
- Couché, Lucky. Je n'ai plus rien pour toi. 
 
Docilement le chien vint se coucher au pied de son maître. Ils restèrent, là pendant une bonne demi-heure sans bouger. Finissant son verre d'un trait, l'homme se ravisa et se leva d'un bond, ce qui fit sursauter le chien. 
 
- Pas bougé, mon vieux, je vais juste chercher une carte d'état-major pour que l'on se fasse une ballade dimanche. 
 
Il se dirigea vers la bibliothèque, retira rapidement la carte recherchée, la déposa sur la tablette et y jeta un coup d'œil furtif. 
 
- J'ai trouvé ! Nous partirons la journée pour trouver ce château, là, au milieu de ce piton rocheux. Les lignes de crêtes me semblent bien rapprochées, mais je pense que nous pourrons y arriver. Nous déjeunerons au milieu de cette prairie. 
 
Le chien s'était redressé. Il se tenait assis convenablement sur son train arrière, les oreilles dressées, ses yeux vifs fixant l'homme et buvant ses paroles. Il ressentait l'excitation de ce dernier. 
 
- Bon nous avons la journée pour préparer ce petit périple. Allez ! on se bouge ! je mets mon blouson et nous allons chercher de quoi manger et boire. 
 
Le chien sur ses talons, il se dirigea d'un pas ferme vers la voiture, ouvrit la portière arrière où prestement Lucky grimpa et s'allongea de tout son long sur la banquette. L'homme démarra et prit la direction d'un supermarché. Quinze minutes plus tard, il se gara sur le parking, descendit un peu les quatre vitres pour que son chien puisse respirer convenablement et après une petite caresse, il sortit de la voiture. Les animaux n'ayant pas cette notion de temps que les humains ont, Lucky ne fut pas étonné mais ravi de voir son maître réapparaître trois-quarts d'heure plus tard, les bras chargés de victuailles. L'homme rangea prestement ces dernières dans le coffre, s'installa derrière le volant et prit rapidement le chemin de retour. 
 
Tout en conduisant et sans se retourner, il parla à son chien. 
 
- J'ai pris des tranches de rôti de porc froid, deux cuisses de poulet déjà cuites, nous accompagnerons cela avec des carottes râpées et du taboulé. Je sais que tu n'aimes pas bien ces légumes, mais je te les mélangerais avec la viande. Comme dessert, des fruits, et je n'ai pas oublié un petit paquet de croquettes. L'expédition ne sera pas longue et la marche se fera tranquillement, mais c'est toujours agréable de croquer une pomme, pour moi bien sûr, et pour toi ces friandises. 
 
Arrivé à la propriété, le chien descendit prestement lorsque la portière s'ouvrit et l'homme déchargea les achats qu'il stocka en vrac dans la cuisine. 
 
Il alla chercher son sac à dos, le chien ne perdant rien des préparatifs. L'homme arrangea correctement le sac. Il avait l'habitude de cela ayant fait de nombreuses randonnées dans l'Ariège, le pic de Soularac, la dent d'Orlu et dans le massif du Vercors, la Tête de la Dame etc. Il savait être précis, rapide mais sans précipitation. Il tentait de prévoir l'imprévisible et rangea dans une poche, après vérifications de son contenu, une petite trousse de premiers secours. Du sérum antivenimeux en cas de rencontre inopinée avec une vipère. Il pensait bien que ces dernières devaient déjà se préparer à un hivernage car nous étions mi-octobre, et que les morsures ne seraient pas bien graves puisqu'elles avaient chassé tout l'été. Les poches à venin ne devaient pas contenir beaucoup de liquide et ce dernier n'était certainement pas puissant et moins violent qu'en plein été. Il n'oublia pas la couverture de survie, l'indispensable couteau suisse, enfin tout ce qui pourrait, en cas de difficultés, permettre l'attente de secours. L'homme rangea convenablement une parka ainsi qu'un pantalon en velours côtelé sur le dossier d'une chaise. Les chaussures de marche en goretex, très légères à porter, étaient disposées à l'entrée. La nuit était déjà tombée. Il prépara un plateau télé ainsi que le repas du soir pour le chien qu'il lui donna dans la véranda. La gamelle fut goulûment avalée et il demanda, par un petit aboiement, de rentrer. L'homme lui ouvrit la porte et Lucky s'allongea sur le tapis du salon, ne dormant que d'un œil. Il ne se leva pas lorsque son maître partit se coucher, mais il aimait faire la navette entre le salon et la chambre à coucher. Il ne montait pas sur le lit mais s'allongeait sur la moquette moelleuse de la chambre à coucher, du côté de son maître qui le caressait de temps à autre lorsqu'il se réveillait dans la nuit. Lucky le regardait quelquefois dormir. Il était étendu les mains croisées sur la poitrine, sa respiration était très lente, imperceptible et faisait penser qu'il était parti de l'autre côté du miroir. L'homme se réveilla très tôt, bien avant l'aube. Lucky, impatient de gambader, tournait autour de son maître. 
 
- Du calme, mon chien. Je prends le petit-déjeuner. Une petite douche, ça tu ne l'apprécierais pas du tout, et nous partons. 
 
Peu de temps après, ils se retrouvèrent en voiture roulant tranquillement sur les routes étroites et sinueuses de cette campagne que tous les deux appréciaient fortement. En arrivant à destination, Lucky huma l'air qui sentait bon l'humus. Il jappait joyeusement en n'arrêtant pas de faire des allers et retour. Son maître, lui, regarda le ciel et le lever du soleil. 
 
- Tu vas te fatiguer. Arrête donc et viens à mes côtés. Des nuages sont encore loin à l'horizon, le ciel va se couvrir en début d'après-midi. Je ne pense pas que nous ayons de la pluie. Nous allons commencer lentement puis lorsque les muscles seront chauds, nous marcherons plus vite. C'est ainsi qu'ils s'enfoncèrent dans le sous-bois qui bordait la route. 
 
La première demi-heure, la marche fut lente, puis l'homme accéléra le pas. Lucky, après avoir fait un peu le fou en allant de droite à gauche en reniflant les odeurs d'autres animaux, se mit au pied et avança de concert avec son maître. Après trois heures de marche ininterrompue, ils s'arrêtèrent dans une petite clairière. L'homme mit sac à terre et entreprit de sortir les victuailles pour se restaurer. Le chien se coucha en restant à l'affût des gestes de son maître. Ce dernier leva la tête et vit une petite forme allongée, brun clair, tachetée de noir accrochée sur la face ensoleillée pratiquement verticale d'un rocher. 
 
- Viens, Lucky, nous allons déjeuner un peu plus loin. Je ne voudrais pas que cette belle vipère tombe à nos pieds ! 
 
Le chien me regarda l'air penaud de ne pas avoir su remarquer le reptile. Je le rassurai. 
 
- Je sais, ce n'est pas de ta faute. Les serpents n'ont pas cette odeur forte qu'a le gibier que tu marques à l'arrêt. 
 
Suivant son maître, tous deux prirent une certaine distance envers la propriétaire des lieux. Quelques centaines de mètres plus loin, l'homme repéra un gros et bel arbre. Un chêne dressait magnifiquement sa ramure dépouillée. Il se cala confortablement le dos contre le tronc et s'accorda une petite pause. Il sortit deux petites gamelles en plastique du sac. 
 
- Tiens, régale-toi ! 
 
Joignant le geste à la parole, il déposa dans l'une ses friandises et dans l'autre de l'eau. 
 
Lucky se précipita sur les croquettes et les avala goulûment, puis étancha avec autant de rapidité sa soif. L'homme, quant à lui, se contenta d'une belle pomme écarlate et but à même le goulot une bonne rasade d'eau. Il déplia la carte et fit le point avec une boussole digne de figurer dans une vitrine d'antiquaire. 
 
Le chien vint à ses côtés, s'allongea et somnola. 
 
- Tu as raison, prends quelques minutes de répit. Nous allons marcher encore deux bonnes heures avant de déjeuner dans cette prairie L'homme ferma, lui aussi, les yeux et savoura ce silence qui remplissait la forêt. Dix minutes plus tard il se redressa, ajusta convenablement le sac sur son dos et n'eut pas besoin de donner un ordre quelconque pour que le chien soit sur ses pattes. Ils reprirent leur marche tranquille. 
 
Comme prévu, deux heures après, ils arrivèrent dans une vaste clairière bordée de cèdres majestueux et puissants. 
 
- N'est-ce pas magnifique ? Nous allons souffler un peu et prendre un petit repas dans ce cadre imposant. Ces arbres ont peut-être vu des batailles pendant les guerres de religions qui ont endeuillé cette belle terre ardéchoise ? 
 
Pendant cette réflexion, le chien s'était assis posant un regard interrogatif sur son maître. Ce dernier s'en aperçut et lui rétorqua : 
 
- OK ! Plus de questions qui n'auront d'ailleurs pas de réponse, du moins aujourd'hui. Nous allons nous restaurer et partir sans esprit belliqueux à l'assaut de ces murailles que nous apercevrons à la sortie de ce bois. 
 
L'homme, comme à son habitude, prépara en premier le repas de son chien, puis déballa ses propres victuailles. Après une bonne demi-heure de repos, il ramassa tous les déchets qu'il mit dans un sac prévu à cet effet et repartit, le chien sur ses talons. 
 
Après avoir marché encore une heure sans interruption, ils débouchèrent en haut d'une clairière. Les ruines étaient là, perchées sur un piton rocheux. Il ne restait que le donjon délabré et les restes de murailles. Le ciel étant maintenant couvert de gros nuages noirs rendait ce lieu triste, sinistre. L'homme eut un pincement au cœur et dit à l'encontre de son chien. 
 
- Pourquoi a-t-on construit cette bâtisse dans un tel endroit ? Le châtelain ne s'est-il pas aperçu qu'il était à la merci de n'importe quelle troupe armée ? En tout cas nous allons en faire le tour en essayant de ressentir le murmure des pierres ! Fais très attention Lucky, les ronces forment une défense naturelle pour y accéder. J'ai de bonnes chaussures, mais tu n'as aucune protection pour tes pattes ! 
 
L'épaisseur de ces ronces atteignait au moins quatre vingt centimètres et le chien trouva la parade en se glissant sous ce tapis de griffes. Ce dernier arriva le premier au pied des remparts et attendit sagement l'homme qui gardait péniblement son équilibre sur l'épaisse couche mouvante de ce végétal. Sans quitter son sac, il s'assit quelques instants et contempla le site. Il ressentit un léger malaise devant les restes de cet édifice qui devait être par le passé assez imposant. 
 
- Viens mon chien. Nous allons repartir avant la nuit. 
 
Lorsqu'ils furent arrivés devant les ronces, le chien essaya de passer par en-dessous, comme précédemment. Mais les branches retombantes lui interdisaient tout passage en force. Il persista tout de même pour suivre son maître, mais rien n'y fit. Sa bonne volonté ne suffisait pas pour affronter un tel barrage. Il sauta alors sur les piquants, mal lui en a pris. Entendant une plainte, l'homme se retourna et voyant son chien en difficulté fit demi-tour. Lucky se léchait l'arrière-train. L'homme constatant qu'il saignait, se défit prestement de son sac à dos, prit la trousse de premiers soins. 
 
- Coucher, pas bouger, lui murmura-t-il doucement à l'oreille. 
 
Le chien obéit et se laissa mettre sur le dos. L'homme constata que l'entrecuisse, les parties génitales, ainsi que les coussinets étaient coupés profondément. Il entreprit de désinfecter les plaies avec de l'eau oxygénée, posa une compresse de gaz imbibée d'une solution cicatrisante. 
 
- Puisque tu ne peux remonter, je vais te porter. 
 
Joignant le geste à la parole, il prit le chien sous les pattes et le posa sur ses épaules. 
 
- Pas bouger, mon chien, sinon nous allons nous retrouver dans un sacré pétrin ! 
 
Le tapis de ronces créait une sorte de matelas à ressorts. Le moindre faux pas leur ferait perdre l'équilibre. Tel un funambule l'homme, toujours aussi calme, mais c'était dans sa nature, remonta doucement cette pente raide de trois cents mètres. 
 
Le chien léchait de temps à autre la nuque de son maître, ce dernier lui murmurant des paroles apaisantes. Quand ils revinrent sur un sentier plus accueillant, il le déposa délicatement à terre. Lucky boitait un peu, mais aucun gémissement ne sortit de sa gorge et tous deux regagnèrent rapidement la voiture. 
 
Arrivé au domicile, le maître s'occupa en premier du chien. Il constata que les blessures ne saignaient plus. Délicatement, il entreprit d'enlever le pansement pour en mettre un nouveau beaucoup plus propre. Il désinfecta encore les petites plaies. Le chien émit quelques petits aboiements de douleurs sans jamais avoir un geste de défense en essayant de mordre son maître. Des caresses et des paroles étaient là pour le rassurer. 
 
La soirée était bien avancée lorsque l'homme regagna la chambre. C'est avec délectation que le chien, sur l'invitation de son maître, s'étendit au pied du lit. Lucky fixa intensément l'homme, ce dernier prit cela comme un remerciement. 
 
- C'est normal mon chien, aujourd'hui je t'ai soigné, mais toi c'est tous les jours que tu me guéris de mes blessures. Dors mon chien, dors.