La quête du Saint Graal
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Le soleil n'apparaissait plus, recouvert d'immenses et terrifiants nuages qui s'étiraient sur toute la surface de l'horizon, laissant prévoir une abominable tempête. Le ciel semblait sur le point de devenir totalement noir. Le vent sifflait, faisant voler à son passage de nombreux pots de fleurs qui recouvraient les balcons des maisons des plus riches. 
 
Dans les rues de Sainte Germaine des Prés, petit village méconnu, personne ne se risquait à sortir dehors. Les familles, enfermées chez elles à double tour, avaient pris le soin de bien faire rentrer enfants et animaux à l'intérieur. Quelques femmes priaient longuement pour la survie de leur mari en mer, marin ou commerçant. D'ailleurs, elles entendaient avec appréhension les vagues gronder sur la plage. 
 
Seuls deux chevaliers ne semblaient pas se préoccuper du début de l'orage. La première silhouette courait en direction de l'église du petit village. Il voulait à tout prix distancer son poursuivant. Son bouclier et son épée, grossièrement attachés à sa ceinture, émettaient tant de bruit que plusieurs habitants lui jetaient un regard noir depuis leur fenêtre. Le deuxième homme le talonnait de près, faisant pour cela de grandes enjambées. Les courses comme celle-ci n'étaient plus de son âge. Le seigneur de Montriché allait bientôt avoir trente-cinq ans alors que le suzerain des Marnes, lui, n'en avait que vingt. 
 
Lorsque enfin Roncelin des Marnes arriva devant la chapelle, il tapa trois coups forts et puissants sur l'immense porte. Hugues de Montriché qui venait de le rejoindre s'étonna de l'audace du jeune homme. En temps normal, un chevalier ne se permettait pas de voler la paix des paroisses et devait attendre sans s'énerver devant la porte. 
 
Quand le prêtre avec lequel il avait rendez-vous leur ouvrit, Roncelin ne put se retenir d'exprimer son impatience en criant plusieurs " enfin " au curé tout en lui postillonnant dessus. Vraiment mal élevé, il n'hésita pas à entrer sans demander l'avis du religieux. 
 
Mais, celui-ci n'en prit pas garde et le suivit jusqu'aux bancs où s'exécutaient les prières. S'asseyant dessus, les trois hommes commencèrent à parler avec animation. Leur ambition : retrouver le Graal. L'ecclésiastique, poussé par les deux autres hommes, raconta l'histoire très connue du Saint-Graal qu'ils devaient retrouver : 
 
- Le Graal, mes amis ! Savez-vous réellement ce que c'est ? Car voyez-vous jeunes et vaillants cavaliers, le Saint-Graal est un plat sacré, celui dans lequel Jésus Christ a pris son dernier repas, lors de la Cène, en compagnie des douze apôtres. Il a alors effectué pour la dernière fois le miracle de l'Eucharistie : le vin devint Son Sang et le pain devint Son Corps. Je ne sais pas si vous comprenez, mais cela veut dire que le Saint-Graal est la substance même de Dieu. Mais, comme vous le savez, Judas, un de ses apôtres l'a trahi et le Christ est alors mort sur la croix, tué réellement non par la souffrance infligée par le crucifix, mais par une lance envoyée par un des soldats présents. 
 
Le religieux se leva alors et alla prendre un petit bout de parchemin froissé représentant divers documents. Hugues de Montriché attendait patiemment, en se triturant quand même les doigts. Roncelin, lui, tapait du pied, hurlant au curé de se dépêcher. Revenant près d'eux, le prêtre désigna quelques cartes, prit une inspiration et continua : 
 
- C'est alors que Joseph d'Arimathie est intervenu. Dans la même coupe, il a pris le sang du blessé et a retiré la lance. Allant en Angleterre, il aurait caché le Graal dans un endroit que lui seul connaissait. Un seul chevalier est parvenu à le retrouver. Mais, étant poursuivi, il est allé le cacher en France, avant de mourir dans une église. D'après différents calculs effectués, cette coupe se trouverait à présent près de chez nous, dans le château ensorcelé. La légende raconte que l'on pourrait y accéder en empruntant un des trois chemins qui suivent la cabane de l'ermite. Plusieurs épreuves sont imposées, mais aucun de ceux qui s'y sont essayés, ne sont revenus. 
 
Les deux chevaliers se regardèrent. Roncelin des Marnes, le plus jeune et sûrement le plus ambitieux, lança une expression de défi à Hugues de Montriché. Les deux hommes se détestaient. Beaucoup plus violent, Roncelin n'avait jamais compris les attitudes posées de Hugues, ni ses sentiments qui parfois le dépassait. Il aurait pu jouer à l'indifférence mais une histoire de femmes avait définitivement scellé une haine farouche entre les deux chevaliers. 
 
Dans tout le village on connaissait Hugues de Montriché, non seulement par sa bravoure mais aussi par sa bonté. Il était rentré de nombreuses guerres, et lui seul pouvait changer le cours d'une bataille. Sa force physique et également mentale lui donnaient de nombreux atouts que plusieurs chevaliers lui enviaient. Toujours bon avec les pauvres, il lui arrivait d'en inviter un chez lui, après que ce dernier lui ait rendu service. 
 
D'autre part, en plus de sa vaillance et de sa générosité, malgré sa trentaine d'années, il apparaissait comme à ses dix-sept ans. Son sourire se présentait comme enfantin et le rajeunissait beaucoup, mais, c'était surtout ses beaux yeux bleus qui faisaient chavirer le cœur de plus d'une femme, d'âge mûr ou non. 
 
Le visage de Roncelin ne reflétait que du dégoût, et Hugues comprit qu'il n'hésiterait pas à le tuer si cela l'arrangeait, car celui qui rapporterait le Graal serait couvert de gloire et tous les membres de sa famille seraient honorés. 
 
Alors, un long silence s'installa. Personne ne voulait le troubler, profitant de ces quelques instant pour réfléchir. Ce ne fut que lorsque l'horloge du village sonna huit heures que les hommes se séparèrent. Les deux chevaliers remontèrent seuls l'allée qui menait à leur maison, ne se jetant aucun regard.  
 
Le lendemain, Hugues de Montriché partait à la quête du Graal. Il avait sûrement plu pendant la nuit. Le ciel apparaissait à nouveau bleu mais le sol était mouillé. Aucun nuage ne se montrait à l'horizon. Le chevalier s'en réjouit, il n'aurait pas aimé commencer son périple sous une pluie forte et un vent violent. Néanmoins, la végétation humide n'avantagerait pas la progression de Bella, sa jument, qui pouvait, à tout moment, glisser.  
 
Tenue par François, l'écuyer de Hugues, elle reniflait l'herbe trempée, attendant patiemment que son maître ait terminé ses adieux à sa famille. Très fidèle, Hugues aimait profondément sa femme et ses enfants. Contrairement à bien des personnes, il ne trompait pas son épouse et faisait tout son possible pour la protéger. 
 
Mais bien de chevaliers avaient péri au cours d'un voyage semblable. Il aurait voulu lui dire qu'il la chérissait de tout son cœur, mais, ses mots ne franchissaient pas sa bouche. Tant d'émotions étaient présentes en lui que sa femme n'eut pas besoin de paroles pour comprendre. Elle détourna aussitôt sa tête, cachant ses pleurs à son mari. 
 
Repoussant jusqu'aux derniers moments la minute où il dirait au revoir à sa compagne, il souleva un par un ses deux enfants âgés chacun de six et huit ans. La plus grande Marie, dont les cheveux bruns ondulaient jusqu'aux épaules, serrait tendrement son petit frère contre elle, séchant les quelques larmes qui coulaient le long de ses joues. Comme à chaque fois qu'il partait en guerre ou dans une quelconque aventure, il resta un moment à les regarder, ne sachant que faire pour les réconforter. 
 
Pivotant sur place, il serra la main de François. L'adolescent dormirait chez lui pendant son absence et il avait beaucoup de conseils à lui transmettre : 
 
- François, je te charge de veiller sur ma femme et sur mes enfants. Tu les protègeras comme je les ai défendus et comme je t'ai aidé ! Mais, surtout préviens-moi s'il se passe quelque chose d'anormal. Il y a, comme tu le sais un pigeonnier dans notre village. Envoie-moi un pigeon voyageur pour me prévenir, je rentrerai aussitôt. Jure-moi que tu feras tout ce que j'ai exigé ! 
 
S'agenouillant, son écuyer lui répondit : 
 
- Je le jure, sur ma vie, sur ma lance, sur mon heaume, sur mon épée, sur mon cheval, sur mon écu et sur ma cotte de maille. 
 
Satisfait de sa réponse, Hugues lui sourit. Puis, lentement, il se tourna vers sa femme. Dans ses bras, appuyé contre le petit tablier qu'elle portait, son bébé, Nicolas, dormait paisiblement. Il caressa affectueusement les cheveux de son plus jeune fils puis, examinant sa femme, droit dans les yeux, il lui dit : 
 
- Madame, attendez-moi ici et prenez soin de nos enfants. Si je ne reviens pas, occupez-vous d'eux comme vous l'avez si bien fait jusqu'à présent. 
 
Hugues lui déposa alors amoureusement un baiser sur la bouche. Peut être ne la reverrait-il jamais ? Était-ce la dernière fois qu'il avait enlacé ses petits ? Tant de questions pessimistes se bousculaient dans sa tête qu'une fois leur étreinte relâchée, il ne voulait plus s'en aller. 
 
Mais, prenant courage et se répétant qu'il faisait cela uniquement pour assurer la descendance de la famille, il sauta sur sa jument, prit les rênes à François, éperonna sa monture et partit au grand galop vers une destination dont les épreuves lui paraissaient dangereuses et inconnues.  
 
Après plusieurs heures de routes, le seigneur de Montriché aperçut le village de Nédal, connu pour sa richesse et pour ses carrières de pierre. Tout d'abord, sur le chemin, il admira les abondantes cultures et les terres qui paraissaient très bien entretenues. Jamais il n'avait vu de paysans plus joyeux et il les écoutait chanter en Provençal gaiement. La chanson lui était si belle que lui aussi, pendant un moment, il eut envie de se ranger à leur coté et les aider à labourer les champs. 
 
Lorsqu'il arriva près des remparts entourant la ville, il ralentit l'allure et passa du galop au petit trot. Il lui faudrait bientôt s'annoncer et, il l'espérait de tout son cœur, être reconnu. Sortant de ses pensées, il releva la tête juste à temps pour apercevoir un garde, tout en haut des remparts, lui crier : 
 
- Annoncez-vous ! 
 
- Je suis le seigneur Hugues de Montriché, un vieil ami du maire de la ville. répondit-il calmement. 
 
Comme l'avait prévu le chevalier, les portes s'ouvrirent devant lui. Ralentissant encore sa monture, il passa au petit pas profitant de cette allure pour saluer quelques personnes. Les maisons bâties en pierre comportaient des toits bas et larges faits en bois. De la fumée s'échappait de chacune des habitations et libérait une odeur de soupe. Hugues de Montriché entendit alors son ventre gargouiller. 
 
Alors qu'il s'avançait tranquillement, ne demandant rien à personne, un vieillard vint lui agripper la jambe. Surpris, Hugues sursauta. Que lui voulait-il ? À vrai dire, cet homme ne lui inspirait pas confiance. Sa longue barbe pendait jusqu'au sol et semblait ne pas avoir été brossée depuis longtemps. Son dos bossu, sa canne en bois à moitié cassée, son nez crochu et ses petits yeux apparaissaient comme la plus grande laideur que l'on n'eut jamais vue. D'ailleurs les passants s'écartaient brusquement de lui quand ils le voyaient. 
 
Néanmoins, Hugues de Montriché ne se fiait pas aux apparences et il descendit de sa jument. La foule, alertée par les gémissements du vieillard et par le hoquet de surprise du seigneur, s'était regroupé autour d'eux. Les gens eurent un mouvement d'épouvante en voyant le chevalier s'approcher sans crainte du manant. Mais, celui-ci ne fit que lui demander : 
 
- Que me veux-tu ? Vieillard … 
 
- Ayez pitié, donnez-moi à boire s'il vous plait, et je vous aiderai si je le peux, supplia le vieil homme. 
 
Quoiqu'un peu hésitant, Hugues lui tendit sa gourde. À peine le vieillard eut-il porté la bouteille à ses lèvres qu'il vacilla et tomba par terre. L'assemblée eut un mouvement de recul. Était-il mort ? Tout à coup, au grand étonnement de tout le monde sa barbe disparut, son dos devint droit et le vieillard se métamorphosa en jeune homme beau et gracieux. 
 
Hugues, surpris en tout point, vint à la conclusion que le vieil homme, à présent jeune, était un magicien. Ceux-ci, rares dans la région, apportaient beaucoup d'aide à tout chevalier essayant d'exécuter une mission. Peut-être que le sorcier lui avait fait passer sa première épreuve… Confirmant ses idées, l'ancien mourant se releva et lui fit signe de le suivre. Haussant les épaules, le seigneur de Montriché l'accompagna, tenant par la bride sa fière jument aussi étonnée que lui de toutes ces métamorphoses. 
 
Les deux hommes se dirigèrent vers une petite cabane d'où partaient trois chemins. Les trois chemins… 
 
- Je sais que tu viens ici pour le Graal, lui dit l'intriguant magicien. Comme je suis sûr que tu le sais, les trois chemins qui sont derrière ma maison mènent au château ensorcelé. Tu n'es pas le seul à poursuivre cette quête… 
 
- Roncelin, devina Hugues avec énervement. 
 
- Exactement ! Il a déjà passé l'épreuve que je lui ai donnée. Car vois-tu, je suis l'ermite et ceci est ma maison : la cabane de l'ermite. Tu as passé avec succès mon test, mais ton chemin sera semé d'embûches… Va maintenant, il y a dans cette maison beaucoup de vivres. Prends en autant que tu en veux et continue ta route.  
 
Hugues attacha sa jument à un arbre et, rentrant dans la maison, il saisit rapidement de quoi se nourrir et boire pendant plusieurs jours. Il fallait dire, que, comme l'avait fait remarquer l'ermite, il ne manquait pas de vivres. Des casseroles attachées au mur par des clous pendaient au-dessus d'un évier. Des placards et des étagères fixés sur les cotés de la maison regorgeaient en fruits et légumes en tout genre. Des caisses renfermaient plusieurs seaux d'eau, qu'une formule magique maintenait froids. 
 
Aidé du magicien, Hugues attacha ce qu'il avait pris à la selle de Bella, soigneusement recouverte d'une armure offerte par l'ermite, monta sur sa monture et, après quelques hésitations, choisit un chemin. Suivant son cœur, comme le lui avait conseillé le sorcier, il avait emprunté celui de gauche. Qu'importent les embûches, le Graal se trouvait au bout ! 
 
Le seigneur de Montriché avançait très lentement. Il s'étonnait du calme des animaux, il n'en avait rencontré aucun jusqu'à présent, ce qui lui semblait très inquiétant. Il sursautait au moindre bruit et se tournait dans tous les sens pour essayer de trouver un quelconque indice lui permettant de passer une autre épreuve. 
 
Il ne lui fallut pas attendre bien longtemps. 
 
Devant lui se trouvait à présent un immense château. Il y avait de la magie dans l'air, Hugues en était sûr et certain. Il avait ressenti cette sensation bizarre seulement lorsque l'ermite lui avait touché la jambe. D'un air incertain, le jeune homme s'avança, ralentissant sa jument qui tremblait de tous ses membres. Hugues aussi avait peur, comme toutes les personnes qui avant lui avaient pris le chemin de gauche car, devant lui, se trouvait le château de l'échiquier. 
 
Après avoir souvent joué aux échecs et gagné de nombreuses parties, le mot échiquier faisait partie de son vocabulaire. Mais pourquoi une citadelle porterait-elle le même nom qu'un plateau du jeu de réflexion ? Se préparant au pire, le jeune homme poussa lentement la porte de bois, découvrant devant ses yeux un grand plateau d'échec. 
 
Il comprit d'un coup le déroulement de l'épreuve. Cela semblait invraisemblable. Il devait jouer une partie vraie avec les pions blancs. 
 
Se dirigeant à cheval vers le roi blanc, il posa sa main dessus. Aussitôt, la pièce s'anima. Elle fit trembler l'échiquier en le piétinant et se tourna vers l'humain. Sans trop y croire, Hugues lui demanda : 
 
- Je dois jouer avec vous, n'est-ce pas ? 
 
Comme s'il l'avait entendu, la pièce hocha la tête et un chevalier s'en alla au galop du plateau. En le suivant des yeux, Hugues fut épouvanté de voir, sur le coté, des morceaux de pièces d'échecs cassées et plusieurs squelettes, qui avaient, sans succès, essayé de jouer la partie. Se retournant, Hugues remarqua que de lourdes planches de bois fermaient la porte qu'il venait de passer. S'il ne gagnait pas la partie, il irait sans doute rejoindre les corps qui se trouvaient sur les cotés du damier. Un frisson le parcourut. 
 
Alors qu'il se positionnait avec Bella sur la case du chevalier parti, Hugues attendit quelques secondes et commença à donner des ordres aux pièces qui se déplaçaient selon sa volonté. Il espérait accéder à l'ouverture qu'il devinait derrière les pièces noires. 
 
Mais la partie s'avérait plus difficile que ce qu'il avait prévu. Un après un ses pions se faisaient absorber. Levant une énorme épée de la taille d'un cheval, la reine les pourfendait d'un geste brusque. 
 
Le jeune homme remarqua que chaque fois que les pièces obscures perdaient un de leurs soldats, elles devenaient plus énervées et se montraient sans pitié. Bientôt, grâce à des efforts colossaux de ruse et d'intelligente, Hugues réussit à faire une petite rangée d'hommes noirs sur le coté de l'échiquier. Il rétablit ainsi la situation à son avantage. 
 
Réfléchissant au meilleur moyen de berner la reine qui était la dernière pièce noire à défendre le roi, il avança le chevalier qui lui restait en appât. Il espérait de tout son cœur que son astuce marcherait. Cette manœuvre apparaissait comme sa seule chance de vaincre le roi noir. 
 
Heureusement, la souveraine sombre remarqua qu'elle était la dernière pièce de sa couleur. Ne prenant pas la peine d'examiner toutes les possibilités, elle fonça vers le chevalier de pierre, le cogna et le tira sur les côtés du plateau. 
 
Reprenant sa place, elle eut un mouvement de recul en voyant Hugues arriver sur elle. Grâce à son épée, il réussit à la faire tomber sur le coté. Mais en exécutant ce geste, il cassa son arme. 
 
Hugues et sa jument sentaient monter la fatigue en eux. Dans un dernier élan, ils se déplacèrent de trois cases. Le roi noir ôta alors sa couronne et la lança aux pieds antérieurs de Bella. Ils avaient gagné. Hugues et son cheval pouvaient à présent passer la porte qui menait vers une autre épreuve. 
 
Lorsqu'il ouvrit la porte, Hugues aperçut un lac. Au beau milieu se trouvait une épée. Elle pourrait remplacer son épée cassée. Mais la coïncidence était trop grande. Le jeune homme s'avança prudemment, c'était sans doute encore une épreuve. 
 
Un monstre marin, mesurant presque deux mètres de longueur, nageait sur toute la surface du lac, répétant les mêmes mouvements et protégeant l'arme en tournant autour. Seul une infime partie d'eau séparait la tête du monstre de sa queue.  
Descendant de sa jument, Hugues l'attacha à un arbre proche, de peur qu'elle aille dans l'eau, et se dirigea vers le lac. 
 
La créature ressemblait à un dragon des mers. Ses écailles vertes, incassables et glissantes, empêchaient toute manœuvre pour monter dessus. Quant à ses dents immenses et puissantes, elles dépassaient de sa gueule lui donnant un air terrifiant. 
 
Regardant ce spectacle avec horreur, Hugues était effrayé. Il le savait très bien, personne n'avait réussi à prendre l'épée qui se trouvait au milieu, car l'arme paraissait inaccessible. D'après ses hypothèses, elle seule pouvait tuer le montre marin. Mais, il fallait avant tout l'attraper, ce qui ne semblait pas être une chose facile. 
 
Tentant le tout pour le tout, le courageux seigneur de Montriché commença à enlever son armure. N'étant vêtu que d'une chemise en lin, il prit une profonde inspiration avant de plonger dans l'eau. Une course contre la bête commençait. 
 
Concentré sur son objectif, il effectuait un parfait mouvement de crowl. Seule l'épée comptait et il ne faisait pas attention au monstre qui le poursuivait et qui commençait à le rattraper.  
 
Tout à coup, pendant qu'il battait des jambes et des bras, un hennissement aigu le prévint. Sur la rive, sa jument s'agitait, regardant avec angoisse son maître. Plus attentif, Hugues sentit le monstre qui, de temps en temps, le frôlait de sa gueule, mais il arrivait à s'éloigner de quelques centimètres lorsque la bête ouvrait sa mâchoire. 
 
Alors qu'il se rapprochait de l'arme, le monstre enragé redoubla de violence. Quand le jeune homme vit que la lame se trouvait à quelques mètres, un terrible rugissement retentit. Le monstre se jeta sur lui, prit sa jambe dans sa gueule et l'entraîna vers le fond. 
 
Hugues allait mourir. Jamais, pensait-il, il ne trouverait le Graal, jamais il ne reverrait sa femme et ses enfants, jamais… 
 
Alors qu'il songeait déjà à tout ce qu'il avait oublié de dire à ses amis, à son épouse et à ses petits avant de pénétrer dans le lac, quelque chose de froid effleura son bras. Devant lui il aperçut l'épée. Après tout, peut être que rien n'était encore perdu. Dans un ultime effort, il tendit ses bras vers l'arme. Il pouvait la toucher, peut-être la saisir…. L'épée s'alluma lorsque Hugues se retourna juste à temps pour pouvoir l'enfoncer dans la gueule ouverte du dragon. 
 
La bête poussa un hurlement de douleur, puis sombra au fond du lac. Elle était vaincue. Sa silhouette écrasait pour la dernière fois les équipements des soldats qu'elle avait dévorés. 
 
Nageant cette fois-ci plus lentement, Hugues de Montriché parvint à rejoindre la terre. Alors qu'il se tenait la jambe, l'examinant pour pouvoir soigner sa blessure, sa jument le rejoignit. Lui caressant le museau, le chevalier lui murmura : 
 
- Tu as été fantastique ! Me prévenir, quelle pouliche intelligente tu es ! 
 
Il fallait au plus vite quitter cet endroit. 
 
Un peu plus loin, il distingua une immense forêt. Les pins qui la formaient semblaient vieux d'une bonne centaine d'années et quelques-uns, sans doute plus âgés, tenaient à peine debout. Si la traversée du bois ne lui prendrait sûrement que quelques heures, Hugues se doutait bien que quelque chose de mauvais se trouvait à l'intérieur. Profitant qu'il faisait encore grand jour, il chercha un moyen de monter sur sa monture malgré sa jambe blessée. 
 
À peine eut-il le temps de regarder autour de lui, que Bella se coucha au sol. Grimpant avec prudence sur sa belle compagne, il la félicita chaudement ne cessant de la couvrir d'éloges et de caresses. 
 
Arrivé dans le bois, Hugues serra l'épée tout contre lui. Si une créature attaquait, il ne pourrait pas combattre, sa jambe lui faisait trop mal. Les arbres, très nombreux et très grands lui cachaient le soleil. Mais il se tenait aux aguets. D'ailleurs, il entendait des bruits furtifs. Bella, elle aussi pointait ses oreilles. Qu'était-ce ? Un animal ou quelque chose de plus dangereux ?  
 
Se relevant sur ses deux étriers, le seigneur se maintint très haut. Malgré sa jambe qui le faisait souffrir, il cria d'une voix qu'il voulait sans peur : 
 
- Qui est là ? Roncelin, c'est toi ? 
 
Se rasseyant, Hugues attendit. Personne. Écoutant plus attentivement, il remarqua que son poursuivant rampait. Serait-ce des milliers de serpents ? Un seul reptile géant ? Une ruse de Roncelin, son adversaire qui voulait le tuer pour s'emparer du Graal ? Ou… 
 
Alors que Hugues espérait de tout son cœur avoir rêvé, une tige attrapa son bras avec force. Le seigneur se débattit un instant, croyant s'être accroché à un arbre. Mais, voyant que la branche résistait, il se retourna près à donner un coup d'épée. 
 
Juste derrière lui, cachée par les arbres, tenue en l'air par plusieurs lianes, une immense fleur rouge les attaquait. Après les avoir espionnés, lui et sa jument, pendant plusieurs minutes elle voulait en finir et faire un festin. Au centre, en son cœur, se trouvait une immense bouche aux dents multiples. 
 
Tandis que Hugues la regardait, ne sachant que faire, Bella, elle, réagit. Elle partit au grand galop, la bride abattue. Poussant sa monture, le chevalier se retournait de temps en temps pour observer la progression de la fleur. 
 
Celle-ci les poursuivait, se cachant quelques fois entre des buissons pour mieux les prendre par surprise. Jamais elle ne se fatiguait. Ses centaines de jambes avançaient en même temps et si par malheur les deux compagnons se trouvaient au-dessous d'elle, la fleur s'en servait pour les fouetter sans pitié. 
 
Au bout de quelques minutes, pendant lesquelles s'était déroulée une course sans répit, il sembla à Hugues et Bella que l'abominable créature avait disparu. Mais, à peine eurent-ils le temps de reprendre leur souffle qu'une liane s'enroula autour de Hugues. Celui-ci ne perdit pas une seconde. Il la trancha sauvagement et talonna sa jument. 
 
Alors que la sortie de la forêt approchait, la liane que Hugues venait d'arracher s'entoura brutalement autour de sa jambe cassée. Il souffrait énormément et ne prit plus garde à la créature qui continuait la course. 
 
Son membre blessé refusait à présent d'agir ne serait-ce que pour faire avancer la jument. Dès qu'il tentait d'arracher la liane, celle-ci semblait le serrer encore plus. Hugues ne pouvait essayer de la couper avec son épée craignant de se faire mal. 
 
Tout à coup, après un bond spectaculaire que fit Bella, les deux compagnons se retrouvèrent à l'extérieur de la forêt. À la lumière de la lune et des étoiles, la branche qui ceinturait la jambe du seigneur brûla un instant et se transforma en un liquide vert et gluant. Aussitôt, comme par magie, le membre retrouva sa force d'autrefois. 
 
Quant à la fleur magique, enfermée dans le bois, craignant la lumière, elle rumina quelques instants, regardant avec fureur son repas perdu, puis retourna dans son repère. 
 
Satisfait de ses quatre épreuves réussies avec succès, Hugues de Montriché descendit de sa jument. Il examina sa jambe un instant, elle paraissait complètement guérie. Caressant sa monture, il lui murmura : 
 
- Que ferais-je sans toi ? Tu m'as prévenu pour le monstre marin, tu as réagi à ma place dans la forêt et tu m'as porté tout le long. Cela fait deux épreuves que je n'aurais pas réussies sans toi ! 
 
La flattant énormément, il lui enleva ses équipements et commença à la brosser. Puis, lorsque la pouliche fut parfaitement nettoyée, il entreprit d'allumer du feu. Les branches furent difficiles à trouver en dehors de la forêt. Néanmoins, Hugues ne s'en approcha pas. 
 
Le lendemain, Hugues, profondément enfoncé dans ses pensées laissa sa jument aller à sa guise. Celle-ci, la tête haute et fière, prit les chemins les plus courts. Le jeune homme repensait à sa femme et à ses enfants. Jamais il n'aurait dû partir pour cette aventure. Sachant qu'il ne pouvait plus revenir sur ses pas sans affronter une fois de plus le monstre de la forêt, Hugues se demandait ce qu'il adviendrait une fois qu'il aurait trouvé le Graal. Devrait-il continuer sur un autre chemin, serait-il obligé de retourner sur ses pas ou quelqu'un viendrait-il le chercher ? 
 
Tant de questions tourbillonnaient dans sa tête qu'il ne s'aperçut pas qu'il s'approchait du gué. À côté de lui se trouvait un panneau sur lequel les mots, " Défense de pénétrer ou de boire ", étaient gravés. Néanmoins, les chevaux ne savent pas lire les écriteaux, et ce fut assoiffée que Bella se jeta dans la rivière. Alors qu'elle buvait goulûment et que son maître se perdait dans pensées, un couteau frôla les deux compagnons. 
 
De l'autre côté du passage, un cavalier cria : 
 
- Étranger ! Ne savez-vous pas lire ? Ce gué est interdit d'accès. Votre mépris des règles ne me plait pas du tout, vous en paierez de votre vie. C'est un combat à mort que je vous lance ! 
 
Soudain réveillé, Hugues se prépara à l'attaque. Il essaya tant bien que mal d'expliquer son égarement dans ses pensées, mais le cavalier ne voulut rien entendre. La pouliche, à présent bien désaltérée, suivit les ordres de son maître en se plaçant en position de combat. 
 
Tenant chacun leur lance, les deux adversaires se jetèrent l'un sur l'autre. Leurs destriers se heurtèrent poitrail contre poitrail. Les lances se cassèrent, touchant au passage chacun d'eux. 
 
Hugues tomba à terre. Son ennemi descendit de son cheval, ricanant. S'engagea alors un combat au corps à corps. D'un même mouvement, ils dégainèrent leur épée et se ruèrent l'un sur l'autre. 
 
Jamais personne n'avait vu une bataille comme celle-ci. Les deux hommes ayant la même force attaquaient puissamment, essayant chacun de faire tomber l'autre. Les coups se succédaient de plus en plus vite. Hugues enchaînait bottes et chocs mineurs mais le garde résistait. 
 
Seule la chance avantagea Hugues. Dans un faux mouvement, le gardien du gué tomba à terre. Il regardait impuissant son arme envoyée à quelques mètres de lui. Pointant la lame de son glaive sur le cou de son adversaire, Hugues lui dit d'une voix calme et posée : 
 
- Je te laisse la vie sauve ! Je sais que tu as voulu me tuer, mais continue à protéger ton gué. Si je repasse, l'issue de notre second combat sera déterminante. 
 
À terre, l'autre homme semblait réfléchir. Puis, se mettant à genoux, il regarda le sol et ricana : 
 
- Tu ne reviendras pas, un peu plus loin se trouve la rivière des morts ! 
 
Il commença alors à rire. Un gloussement si cruel que le seigneur ne perdit pas un instant et coupa violemment la tête de son opposant. À coté du corps décapité, le crâne tombé reflétait l'ombre de son dernier sourire, de son dernier mépris. 
 
Remontant sur sa fabuleuse monture, il rejoignit l'autre rive. Comme l'avait prédit le défunt, il aperçut bientôt une seconde rivière, jumelle de celle qu'il venait de traverser. 
 
Tandis qu'il s'en approchait, une ombre s'avança vers lui. Faisant un mouvement de recul, il retira son épée rengainée. Sur un bac assez large pour quinze personnes, un homme habillé de noir avançait. Vêtu d'une cape noire, il portait un capuchon de la même couleur qui recouvrait son visage. Un long bâton lui servait de rame et ce fut serein qu'il accosta Hugues de Montriché : 
 
- Le seul moyen de traverser la rivière des morts est de prendre mon radeau pour embarcation. Paie-moi et je t'emmènerai de l'autre coté . 
 
Sortant une bourse de sa poche, Hugues lui donna deux pièces. Il fit monter sa jument sur le bac puis s'y hissa à son tour. Sans un mot de remerciement, le rameur commença à pagayer. 
 
Assis au bord du radeau, le seigneur observait l'eau. Au fond, plusieurs âmes perdues se déplaçaient. Des hommes et des femmes le dévisageaient d'un air suppliant. 
 
Ayant la chair poule, il examina la rive et aperçut plusieurs marécages. Réfléchissant au meilleur moyen de les traverser, sa main toucha, sans faire attention, l'eau. Une main l'attrapa soudain. Se retournant épouvanté, il faillit tomber quand il reconnut sa femme qui s'agrippait à lui. Sa voix aiguë l'implorait: 
 
- Aide-moi ! Aide-moi ! Viens avec moi, les jours dans le noir me terrifient, viens avec moi. 
 
Hélène ? Le corps de son épouse s'enfonça alors au fond de l'eau. Ne comprenant pas pourquoi elle se trouvait là, Hugues tendit la main vers elle. Il voulait la rattraper, lui dire qu'il l'aimait et qu'il resterait à jamais avec elle. Mais, elle semblait trop loin. Rageur, Hugues plongea dans l'eau. Les disparus se jetèrent sur lui.  
 
Se débattant, le seigneur réussit à sortir hors de l'eau. N'écoutant ni les conseils que lui criait le rameur ni les hennissements avertissant de sa jument, Hugues prit une profonde inspiration et voulut rejoindre de nouveau sa femme au fond de la rivière. 
 
Hélène l'attendait. Elle tendait le bras vers lui, le regardant d'un visage joyeux. Sa robe blanche qui tournait autour d'elle la rendait plus resplendissante encore. Se dirigeant vers elle, il lui attrapa le bras. À la fois douce et puissante, elle le tira vers elle l'emmenant vers le fond. Il allait enfin rester avec elle. Il ne partirait plus en guerre. Il reverrait ses enfants. 
 
Ses enfants… Ses petits étaient sûrement seuls à la maison, pleurant à chaudes larmes contre Nicolas. Et Nicolas, qu'adviendrait-il sans lui ? Le pauvre n'avait pas de famille et se sentirait seul s'il ne rentrait pas. 
 
Sans se soucier que la respiration venait à lui manquer, il se demandait si la perspective de rester ici avec sa femme était bonne. C'est alors qu'une main puissante lui saisit le bras. Elle le ramena à l'intérieur de la barque. Le pagayeur l'avait sauvé. Bella émit un hennissement joyeux. L'homme lui expliqua alors ce qui venait de se passer : 
 
- Ceci est un mirage ! La plupart des morts ne sont pas réels. Ne vous fiez pas aux apparences. Sans cela, nous n'atteindrons jamais la berge ! 
 
Mais Hugues ne voulait rien savoir. Il s'avança, tendant la main vers sa bien aimée. Celle-ci pleurait, le suppliait toujours de venir le chercher. Quant au seigneur de Montriché, il essayait de l'attraper, maudissant le rameur qui lui tenait la jambe. 
 
Tout à coup, son épouse lui cria dessus. Elle l'accusait de traîtrise, hurlait qu'il la trompait avec une autre femme et qu'il ne venait pas la chercher pour cela. Tout d'abord, le chevalier ne comprit pas. Sa compagne ne savait pas ce qu'elle disait, elle déraisonnait sûrement. 
 
Mais les paroles du pagayeur lui revinrent à la mémoire. Sa femme ne lui criait jamais dessus. Parmi ses nombreuses qualités, celle de garder son calme apparaissait comme la meilleure. Reprenant ses esprits, il lui répondit : 
 
- Tu n'es pas Hélène ! Tu n'es pas ma femme ! 
 
Aussitôt, la créature se métamorphosa en poisson hideux. Les morts disparurent. Seuls quelques monstres nageaient encore dans l'eau. Leurs courts cheveux noirs et leurs yeux globuleux s'enlaidissaient lorsque leur tête sortait de l'eau. 
 
Les repoussant grâce à son immense bâton qui lui servait de rame, le passeur fit descendre Hugues. Des marais s'étendaient à perte de vue. 
 
Tenant Bella par la bride, Hugues faisait bien attention de ne pas marcher dans un trou. Si par malheur il s'enfonçait, jamais il ne pourrait s'en sortir. 
 
Priant à chacun de ses pas, Hugues avançait lentement écoutant le moindre bruit pour savoir si quelque chose n'allait pas se passer. À présent, sa monture s'ébrouait. Au loin, ils apercevaient la terre ferme et ils étaient heureux de voir enfin la fin de cet enfer. 
 
Trop joyeuse de voir un peu d'herbe, la pouliche piaffait énormément. Son maître avait beaucoup de mal à la retenir. Malheureusement Bella fit un faux pas et s'enfonça dans un trou marécageux qu'ils n'avaient pas vu. Comprenant ce qui se passait, la jument s'agita. Hugues, affolé, chercha autour de lui, dans son équipement, comment il pourrait sortir sa jument de ce trou marécageux. Il trouva un corde assez épaisse et essaya d'y attacher Bella : 
 
- Non ! Non ! Pas toi ! Non ! Pas toi ! S'il te plaît ! Pas toi ! 
 
Hugues la caressait. De ses yeux de nombreuses larmes coulaient. Jamais il n'aurait cru perdre sa si fidèle jument, sa monture qui l'avait tant aidé lors des épreuves. 
 
La jument n'arrivait pas à se calmer, elle s'agitait encore plus et s'enfonçait profondément. Bien vite, la boue atteignit son poitrail et commença à remonter sur son encolure. 
 
Les hennissements suppliants de la jument retentissaient dans l'air, tandis que Hugues tirait de toutes ses forces sur les cordes rapidement attachées à sa pouliche. 
 
Mais, aucun de ses efforts ne parvinrent à la ramener à la surface. Malgré elle, Bella n'arrangeait pas les choses. Elle bougeait trop et son corps descendait plus vite. Dans un dernier sursaut de vie, Bella laissa échapper un hennissement strident. Ensuite, ce fut le silence. Elle avait sombré. 
 
Sortant du marais, Hugues sanglota longtemps, se rappelant malgré lui les bons souvenirs passés avec sa monture. Il fit un arrêt, et s'aménagea un coin pour passer la nuit. 
 
Le lendemain, de bon matin, le chevalier se mit en route. À pied, cette fois, il marchait plus lentement. Bientôt un pigeon vint se poser sur son bras. 
 
Sa femme et ses enfants, avaient-il eu un problème ? Sans attendre, il ouvrit la lettre. Son cœur fit un bond. Il reconnaissait l'écriture de François, son neveu et écuyer. Il parcourut rapidement le message et lut : 
 
Cher maître, 
Juste après votre départ, des hommes de Roncelin et Roncelin lui-même, nous ont attaqués. Après un long combat, ils ont réussi à enlever votre épouse et vos deux plus grands enfants. J'ai réussi à sauver Nicolas. Il se trouve chez la boulangère qui est ravie de s'occuper de lui. 
Votre écuyer, François 
 
Hugues maugréa. Roncelin semblait prêt à tout pour récupérer le Graal. Sûrement en train de passer des épreuves, il mettait la vie de sa femme en danger. Néanmoins, connaissant son confrère, il était sûr de le retrouver au château ensorcelé où se trouvait le Saint-Graal. 
 
Reprenant espoir, il poursuivit sa course, armé seulement de son épée. 
 
Un peu plus loin, se dressait un énorme pin. Son immense ombre se projetait sur l'herbe fraîche. Ne pensant plus qu'à sa quête, il se dirigea résolument vers l'arbre. Sur les branches étaient posés sept oiseaux, différents par leurs plumages, mais aussi par leurs races. 
 
Situé en haut du végétal, un corbeau entièrement noir d'encre toisait le chevalier avec arrogance. Il tenait dans son bec, le cadavre d'une petite souris. 
 
En dessous de lui, un rossignol chantait, tout en sautillant. Sa gorge rouge rebondissait à chaque saut sur son corps doré. Malgré sa visible excitation, il semblait s'éloigner le plus possible de son voisin, le perroquet. 
 
Celui-ci, au plumage oriental paraissait occupée à se laver le corps. Les yeux azuréens du volatile plein de patience et de sagesse inspiraient beaucoup de respect. 
 
À l'étage inférieur, trois oiseaux s'agitaient. Le premier, tout à droite était un faucon. Ses ailes bleu gris séparées par une ligne dorée tombaient tristement sur son corps. Le prédateur observait avec envie la chouette toute dorée. Ses pupilles perçantes se tournèrent vers Hugues dès qu'il sentit le regard du seigneur se poser sur lui. 
 
Quant à la chouette, elle ne paraissait pas à sa place parmi tous ces oiseaux. Son corps entièrement doré, parsemé de taches variant du gris clair au bleu marine supportait une grosse tête arrondie avec en son centre deux grands yeux noirs, séparés par un triangle. La base de celui-ci partait du haut du crâne pour rejoindre son gros bec orange. Cet étrange plumage, qui se soulevait au rythme de sa respiration, donnait l'impression à Hugues d'être face à un moine professeur dans une université. 
 
En dessous, deux magnifiques oiseaux se faisaient face, livrant un combat acharné. L'aigle royal tentait d'attraper la pie. Celle-ci, noire comme le corbeau se défendait, donnant des coups d'ailes à son adversaire.  
 
Sur le tronc de l'arbre des volatiles, paraissait gravée une étrange poésie, sans doute une énigme. Rassemblant tout son courage et essayant de faire cela le plus intelligemment possible, Hugues la lut : 
 
Étranger, six de ces oiseaux t'attaqueront. 
Pour t'aider lis cette chanson : 
Celui qui t'aidera, 
Placé à côté de son ennemi 
Des plumes dorées, il aura. 
Sache que ce n'est pas la pie. 

 
Intrigué, le seigneur de Montriché examina sous tous les angles les indices : 
 
" Des plumes dorées, il aura ! Cela élimine le corbeau et la pie, qui sont tous les deux noirs. Après, il y a … À cotés de son ennemi ? Tout d'abord examinons la deuxième rangée. Le rossignol n'a pas comme ennemi le perroquet, puisque celui ci mange uniquement des fruits. Ensuite, le faucon… Mais oui ! Le faucon mange la chouette ! Et la chouette n'est pas la pie, donc, ce doit être la chouette!" 
 
Il s'avança résolument vers la chouette dorée. La prenant sur son bras, il fut surpris de la voir parler : 
 
- Très bien réfléchi ! l'approuva-t-elle. 
 
Puis, elle s'envola vers un étrange portail qui se trouvait juste à coté. Grâce à un pouvoir magique, la grille s'ouvrit, laissant place à un immense domaine. Entrant avec détermination, Hugues ne prit pas la peine de remercier la chouette qui venait de se transformer en une splendide fée. 
 
Le seigneur de Montriché marcha longuement. Le soleil du midi lui donnait très chaud, et ce fut péniblement qu'il gravit la colline le menant à une immense plaine. Devant lui se trouvait le château ensorcelé. Il avait réussi ! 
 
Déjà, il apercevait les tours de la forteresse. À ses yeux, maintenant, plus aucune épreuve ne pourrait l'arrêter. Il conquerrait le Graal, retrouverait sa femme et ses enfants, puis il rentrerait fier et honoré chez lui. 
 
Mais, alors qu'il pensait que seul la citadelle le séparait de son épouse et de ses petits, un hennissement strident retentit. Hugues s'arrêta brusquement. Devrait-il encore affronter le fantôme de Bella ? Non, cela semblait improbable ! Se retournant, il aperçut un autre chevalier qui venait à sa rencontre. Juché sur son fier destrier, celui-ci jeta son arme en guise de paix et s'approcha. 
 
Relevant son heaume, il découvrit une mine sévère. Plusieurs cicatrices enlaidissaient son vieux visage, et le maigre sourire qu'il lui lança ne réussit pas à faire enlever de la mémoire d'Hugues les horribles marques. D'une voix calme et posée, il le provoqua en duel : 
 
- Chevalier ! Je sais que ton âme est pure ! Elle l'est sûrement sans quoi tu ne serais jamais arrivé jusqu'ici. Néanmoins, j'ai le regret de t'apprendre qu'une autre épreuve t'attend. Avant de pouvoir accéder au château ensorcelé, il faudra te mesurer à moi. Ce ne sera qu'un petit combat rapide. Je te fournirai un cheval et une lance. Lors de notre affrontement, le premier qui tombera à terre aura perdu. Viens avec moi, je m'en vais te montrer ta nouvelle monture et tes armes. 
 
Le vieil homme ramassa son épée et lança son cheval au petit trot. Le seigneur de Montriché admirait avec quelle souplesse son nouvel adversaire montait à cheval. Malgré son âge, le bassin de son opposant fonctionnait avec agilité et il semblait bon cavalier. 
 
Ce ne fut qu'un peu plus loin que les deux hommes s'arrêtèrent. Une grande carrière séparée en deux formait la plate-forme de combat. Déjà, son destrier l'attendait, piaffant d'impatience. Lorsqu'il monta sur le cheval, Hugues éprouva une légère honte. Comment pouvait-il oublier sa Bella ainsi ? 
 
Néanmoins, il le fallait. Ce fut donc revêtu d'une nouvelle armure que le jeune seigneur commença le combat. Se positionnant dans un couloir, chacun des deux combattants tendirent leur lance vers l'autre. Tout à coup, une trompette retentit comme par magie et ils se jetèrent l'un sur l'autre. 
 
Couché sur l'encolure de sa monture, Hugues de Montriché priait pour que la chance fût avec lui. Ce fut lorsque les chevaux des deux soldats se rencontrèrent que Hugues sut l'issue du combat. 
 
La lance de son ennemi passa juste à coté de lui, alors que la sienne toucha profondément le bras de son adversaire. Celui ci fut projeté au sol. Se relevant avec peine, il accepta sa défaite sans la moindre réticence. D'un air joyeux, il lui dit : 
 
- Preux chevalier ! Tu m'as vaincu ! Mais sache que tu n'es pas le premier. Un autre homme est en train de déjouer les pièges du château ensorcelé. Je te souhaite bon courage. Garde donc Black, il te mènera beaucoup plus vite au château ! 
 
À peine prononça-t-il ses paroles, que Black fonça au grand galop vers la forteresse.  
 
Après avoir fait plusieurs bonds prodigieux, le seigneur de Montriché et sa monture pénétrèrent dans le château. Celui-ci dont les remparts formaient des mâchicoulis semblait sinistre. Poussant son étalon vers le donjon, il traversa en quelques secondes la cour. S'arrêtant, Hugues mit pied à terre et poussa la porte en bois pour pénétrer dans l'immense tour. 
 
Dans l'escalier, il commença son ascension Cela n'en finissait pas ! Le souffle court et ruisselant de sueur il montait marche par marche et semblait revenir chaque fois au même endroit. Testant une ruse, Hugues grava à l'aide de son épée une croix près d'une tapisserie. Il gravit alors les escaliers. À son grand étonnement, la gravure avait disparu. 
 
Néanmoins, la broderie semblait être la même. Le chevalier commença à la tâter. D'après les reliefs qu'il sentait, une porte se trouvait derrière. Dégainant son arme, il coupa rapidement la tapisserie et défonça l'accès. 
 
La pièce qu'il voyait à présent semblait déserte. De longues tables contre les murs indiquaient que cette salle était autrefois utilisée pour les banquets. Une immense cheminée lui faisait face. Hugues s'en approcha. 
 
Des bas reliefs sculptés autour de l'âtre représentaient plusieurs scènes de la vie du Christ. Le seigneur les observa alors avec attention. Jamais il n'avait vu de splendeurs pareilles. On pouvait apercevoir chaque détail des personnages finement taillés à la main, chaque bosse sur leur peau. 
 
La première gravure représentait ce qu'il pensait être la Cène. Au centre du dessin, un homme levait un calice. À côté, un mourant sur un crucifix laissait tomber son sang dans la même coupe. Plusieurs scènes s'enchaînaient. Regardant la dernière avec une extrême concentration, il constata que la cheminée qui lui faisait face avait été représentée. Ainsi donc, le Saint-Graal se trouvait devant lui. Les décors rappelaient chaque endroit où la coupe avait apparu. 
 
Ne sachant que faire, il poussa de toutes ses forces sur la cheminée comme s'il croyait entrer dans un passage secret. Cela ne fonctionna pas. S'asseyant sur un banc, il commença à réfléchir. Son regard fut alors irrésistiblement intrigué par la croix qui recouvrait la partie où le feu aurait dû être allumé. Pourquoi les maçons avaient-ils pris la peine de graver le symbole du Christ en relief ? 
 
La réponse s'offrit tout d'un coup à lui. Se levant vivement, il appuya sur le crucifix. À ce moment, une porte secrète s'ouvrit à coté de la cheminée et la voix de Roncelin retentit : 
 
- Bravo ! Tu es très intelligent ! Maintenant, emparez-vous de lui ! 
 
Avant que Hugues de Montriché ait eu le temps de se retourner, une paire de mains d'une poigne sans pareille se posèrent sur lui, le soulevant du sol. Le géant qui le tenait ceintura Hugues, l'empêchant ainsi de riposter. 
 
Le visage hargneux de son adversaire lui faisait face. À ses cotés deux gardes détenaient sa femme et ses enfants. Roncelin le regardant d'un sourire provocateur fit mine de lui expliquer la situation : 
 
- Vois-tu Hugues, tu es en mon pouvoir ! Je possède le Graal et je te tiens en ma possession ! Le grand Hugues de Montriché. Ce sera la plus belle fin pour toi, quand tout le monde saura que le héros Roncelin des Marnes, conquérant du Saint Graal, a mis fin à tes jours ! 
 
Dégainant son épée, Roncelin envoya sa lame vers Hugues. Mais, celui ci fut trop rapide, la lame passa à côté de lui. Hugues donna un coup de pied bien placé au géant qui le retenait et se libéra de son étreinte. S'engagea alors un combat sans merci entre Roncelin et lui. 
 
L'épée qu'il avait récupérée dans le lac semblait se battre toute seule, protégeant son maître en parant les coups les plus durs. Bondissant sur des tables et sur des bancs, les deux adversaires ne semblaient pas prêts à arrêter le combat. Jamais personne ne verrait autant de haine dans les yeux des deux ennemis. Enchaînant coup sur coup, botte sur botte et pas latéral sur pas latéral, Hugues se rendit vite compte que Roncelin faiblissait. Ses coups devenaient moins violents, ses bottes moins rapides et son déplacement plus lent. 
 
Bientôt, le seigneur de Montriché réussit à le piéger sur un coin du mur. Il envoya l'épée de son adversaire loin derrière lui, puis, criant comme un fou furieux, il enfonça violemment son arme dans le ventre de Roncelin. 
 
Celui-ci tomba, regarda une dernière fois le Graal qu'il avait failli posséder, puis, après un dernier soupir, alla rejoindre le monde des morts. Voyant leur suzerain disparaître ainsi, les gardes et le géant s'en allèrent au pas de course, laissant ainsi la famille enfin réunie. 
 
Tous s'embrassèrent gaiement. Après plusieurs minutes de concertation, les deux adultes décidèrent ensemble que la coupe du Christ n'en valait pas la peine. Que leur arriverait-il s'ils la gardaient ? Ennuis et soucis tout simplement. 
 
Partant du château avec leur nouveau cheval, une seule chose comptait à présent : ils étaient ensemble, près à affronter n'importe quelle épreuve sauf celle d'être à nouveau séparés.