Le sentier invisible
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© Jean-François CAUBAU
- Désolé, monsieur Carvin, nous n'avons plus besoin de vos services. Vous comprenez, les restructurations de l'entreprise, la concurrence internationale, les Japonais, les Chinois, les Indiens, etc. Ils travaillent pour 100 euros pas mois, tandis que vous, avec vos 900 euros . . .  
 
Jean-Daniel Carvin comprenait une chose, c'est qu'il avait perdu son emploi. Il répondit : 
- Dites tout de suite que mon salaire est mirobolant ! 
- Je n'irai pas jusque là, dit le technocrate à l'esprit encore plus étroit que son veston, mais …  
- Mais quoi ? 
- Nous avons des difficultés !  
 
Jean-Daniel se leva. 
- J'ai compris, je suis chômeur. Avec mon âge " avancé " de trente ans et mon expérience sur vos ordinateurs obsolètes, je suis condamné à avoir des boulots de m… le restant de mes jours ! 
- Voyons monsieur Carvin, il ne faut pas dire ça. Vous êtes jeune et … bla bla bla. 
 
Et le technocrate à lunettes, dont les verres semblaient taillés dans des télescopes, cherchait la lettre de licenciement. Mais Jean-Daniel, grand, mince et sportif n'avait rien à faire de ces platitudes. Au volant de son Opel Corsa TD, il rentrait déjà chez lui. Heureusement que ce grand passionné de lecture était aussi un esprit positif. Il avait décidé de partir en vacances avant de connaître son licenciement et pour rien au monde, il n'aurait gâché celles-ci. 
 
- Bon, eh bien, je suis en vacances. Nous sommes le 24 juin. Je dois passer deux semaines en Champagne. Je pars demain et au retour, on verra pour le boulot. 
Ceci posé, il prit une douche, mangea un morceau et ouvrit un livre. Celui-ci relatait l'histoire de la forêt d'Orient, autrefois fief des Templiers. Car Jean-Daniel était un passionné de l'ordre des chevaliers au " Blanc-Mantel ". Et c'était précisément dans cette forêt qu'il allait randonner deux semaines durant.  
- Ah, quels hommes remarquables ! pensa-t-il. 
 
Il continua à lire et finit par s'endormir. Et là, il rêva qu'une jeune femme lui souriait et l'invitait à venir. Il s'éveilla et se dressa sur son lit. 
- Pas de doute, j'ai rêvé, mais ce rêve était si réaliste. Mais ça fait la troisième fois en deux semaine qu'il est identique. 
 
Il se recoucha et se rendormit. Quelques jours plus tard, il était enfin arrivé dans la forêt d'Orient et sa joie ne connaissait plus de bornes. Il marchait dans les sous-bois. L'air pur le réconfortait et nul bruit ne venait déranger sa progression. Quelques oiseaux sifflotaient çà et là. Il se sentait heureux, loin de tous les tracas de la vie quotidienne, loin de tous ses soucis. Il se mit à méditer.  
- Les Templiers, songea-t-il, avaient bien fait de choisir ce lieu reposant pour s'y installer. Et qui sait, si je pouvais trouver ce fameux trésor !  
Il sourit à cette pensée. Certes, des traditions racontaient qu'il se trouvait là.  
- Mais que contient-ils donc, ce fameux trésor ? 
 
Il marchait depuis trois heures lorsqu'il s'arrêta, fatigué. Il s'assit, but un peu d'eau à sa gourde et s'allongea. Le temps de soliloquer et il s'endormit. Lorsqu'il se réveilla, il se leva et reprit sa marche. Au bout de quelques minutes, il constata que le paysage différait, car le bois était beaucoup plus touffu. 
- Ça alors, que s'est-il passé ?  
L'herbe aussi semblait différente, plus épaisse, plus verte. Il se souvenait qu'il avait vu un petit étang, environ cent mètres avant sa halte. Il repartit donc en sens inverse. Mais il eut beau marcher, il ne vit aucune pièce d'eau. 
- Voilà qui est singulier. Mais où puis-je bien être ? 
 
Ne sachant quel parti prendre, il tourna la tête dans tous les sens. C'est alors qu'il resta interdit. En face de lui, sur le sentier, arrivait une jeune femme souriante et curieusement vêtue. Plus de vingt ans, mais encore loin des trente, elle portait une courte tunique blanche s'arrêtant à mi-cuisse et une longue cape bleue dans le dos. Lorsqu'elle fut plus près, il reconnut avec stupeur la demoiselle du rêve. 
- Bonjour Jean-Daniel, dit la belle inconnue. 
Il ne put que répéter bêtement : 
- Bonjour madame … ou mademoiselle. 
- Je me nomme Moagana. 
- Curieux prénom , pensa-t-il. 
Et il enchaîna : 
- Excusez-moi, je crois que je me suis perdu. Pouvez-vous me montrer mon chemin ?  
- Mais bien sûr, tu es à Magonia. 
- Je ne connais pas cette partie de la forêt d'Orient. 
La jeune femme se mit à rire. 
- Tu n'es plus dans cette forêt, enfin plus vraiment. 
- Comment ça ? 
- Sans le savoir, tu as emprunté le " sentier invisible ".  
- De quoi parles-tu ? Et d'abord, comment connais-tu mon nom ?  
- C'est une longue histoire, Jean-Daniel, et si tu as quelques minutes à m'accorder, je m'en vais te la compiler.  
- Je t'écoute, répondit-il, intrigué.  
 
Ils s'assirent à même le sol et elle attaqua : 
- Voilà les faits. Cette forêt, tu le sais car tu as étudié la question, appartenait autrefois aux chevaliers du Temple. Plus que des moines-soldats, ces hommes avaient recueilli une partie de l'héritage spirituel de l'humanité. C'est pourquoi, ils remettaient intelligemment en question les dogmes de l'église de Rome et qu'ils ont été abattus par l'infâme Philippe IV, dit " le bel ". Et leur présence dans cette forêt n'est pas neutre. 
- Je sais, on prétend qu'ils y ont caché leur trésor. 
 
Moagana se mit à rire. 
- C'est vrai, répondit-elle, mais pas de la manière dont on croit. 
- Comme tu le sais, j'ai étudié la question. De nombreux étangs se trouvaient dans la forêt. Les Templiers en ont creusé d'autres, ce qui a intrigué. En fait, il s'agissait de brouiller les pistes. On prétend qu'ils auraient dissimulé le trésor au fond d'un trou. Ensuite, ils auraient mis une couche de "gastine " c'est-à-dire de terre particulière à cette forêt, d'où le nom de "gaste forêt ", qui ne signifie pas "vaste ". Cette terre a la propriété d'être imperméable. Ensuite, une fois la terre mise en place, ils auraient rajouté de l'eau et le trésor aurait été ainsi inaccessible et introuvable, même par radiesthésie. 
 
La jeune femme eut une moue d'admiration.  
- Je vois que tu connais tes classiques. Mais la réalité est à la fois plus simple et plus complexe. En fait pour cacher leur trésor, ils ont emprunté le " sentier invisible ", même s'ils ont laissé croire qu'il était dissimulé sous un étang.  
- Me diras-tu enfin ce qu'est le " sentier invisible " ? 
Elle prit un temps et lança : 
- Vos physiciens disent que l'univers est multiple. Ils appellent ça les univers parallèles. Des portes existent pour pouvoir communiquer d'un monde à l'autre. La forêt d'Orient en est une. Notre monde se nomme Magonia. Les chevaliers de Temple connaissaient l'existence de ces univers parallèles et de ces portes. Ils prirent contact avec nous et avec notre accord, ils mirent leur trésor chez nous, à l'abri des convoitises du roi. C'est pourquoi on ne l'a jamais trouvé chez vous. C'est ce sentier que tu as emprunté pour venir ici.  
 
Il fallut quand même quelques secondes à Jean-Daniel pour " digérer " la nouvelle. Mais il enchaîna :  
- Effectivement, certaines traditions parlent de ces " portes " ou " sentiers invisibles " dans la forêt d'Orient. On parle de gens spontanément disparus sous les yeux d'autres personnes dans cette forêt. Egalement de gens brusquement apparus et vêtus à la mode médiévale. Mais moi, qu'est-ce que je viens faire, là-dedans ? 
 
Moagana soupira et répondit : 
- Il y a un problème chez nous. Nous avons un affaiblissement de notre race par consanguinité, car Magonia ne compte que cinq millions d'habitants. La seule manière de résoudre le problème serait de prendre contact officiellement et de se mélanger avec vous.  
Jean-Daniel la regarda et lança : 
- Et tu m'as choisi pour être l'émissaire ? Je me vois mal en train d'aller voir le Président de la République et de tout y déballer ! De toute manière, je ne serais pas reçu. Je n'ai aucune chance non plus, dans les médias. Aussitôt alertés, ils se gausseront de moi et les RG me mettront sous surveillance. Alors ? 
- Alors, mon pauvre Jean-Daniel, le problème ne pourra être résolu que d'une manière individuelle. 
- C'est-à-dire ?  
- Nous disposons, grâce à nos échanges commerciaux avec d'autres mondes parallèles, de certains éléments de technologie qui paraîtraient magique, même si notre propre niveau de technologie s'arrête grosso-modo à votre Moyen-Age. Il faut savoir que je suis la reine de Magonia.  
- La reine ? 
- Oui, et à ce titre je dispose d'appareils techniques que nous vend une société d'un monde parallèle, infiniment plus évolué que le vôtre. Ce sont des gens pacifiques, mais ils ne sont pas humanoïdes, on ne peut donc "fusionner " avec eux. J'ai dans mon palais, un écran qu'on pourrait appeler " télévisionneur ". Il capte les images et les sons à distance sans avoir besoin de caméra sur place. Et ça marche d'un monde à l'autre. Il m'a permis depuis des années de t'observer à ton insu. C'est pourquoi je connais ton prénom. 
- C'est un procédé fort indiscret. 
- Certes, mais je suis la seule à l'utiliser. Et rassures-toi, je ne m'en suis jamais servi pour t'espionner dans ton intimité. Mais ce moyen me permet de sélectionner à distance des gens à qui on propose de venir chez nous pour "régénérer " notre sang.  
- Quels sont les critères de sélection ? 
- Une haute moralité comme la tienne et le fait d'être libre de toute attache sentimentale.  
- Et ceux qui refusent de venir vivre chez vous ? 
- Ils repartent dans leur monde.  
- Et vous n'avez pas peur qu'ils divulguent votre secret ? 
 
Elle eut un geste vague de la main. 
- Personne ne les croirait alors …  
- En somme, rit-il, tu es une marieuse. Et moi, tu m'as choisi pour qui ? Elle eut un sourire et répondit : 
- Mais je suis célibataire, mon cher Jean-Daniel. Et mon peuple souhaite mon mariage avec quelqu'un qui puisse donner un héritier au trône. 
- Ne me dis pas que tu es amoureuse de moi ? 
- Le télévisionneur ne permet pas seulement de voir des scènes, mais aussi à établir un profil psychologique des individus. Des faisceaux exploratoires sondent le psychisme et révèlent si oui ou non, ils peuvent s'intégrer chez nous. Et le tien correspond parfaitement au mien en terme d'entente conjugale. 
 
Jean-Daniel réfléchissait à toutes ces révélations en cascades. Moagana dut le deviner car elle dit : 
- Je comprends que tu hésites, mais regarde les choses en face. Regarde ta société. Quel espoir as-tu ? Je sais parfaitement que tu es chômeur, j'ai suivi ton entretien de licenciement par télévisionneur. Ce n'est pas une honte, mais c'est un problème. Les désordres économiques et sociaux, auxquels les gouvernements sont incapables de faire face par lâcheté, te révoltent, n'est-ce-pas ? 
- C'est vrai, je ne vois plus de solution. Dans notre société, la spiritualité part en quenouille, les politiciens sont lâches, veules et carriéristes. L'exploitation des enfants du Tiers-Monde est la honte de notre monde. Et je ne parle pas de la pollution de la planète qui augmente chaque jour un peu plus.  
- Moi, je t'offre une porte de sortie. Veux-tu la prendre ? 
- Pourquoi pas ? Je n'ai plus de famille, à part quelques vagues cousins qui me téléphonent le 32 de chaque mois !  
- J'aime ton humour Jean-Daniel ! Alors ta décision ? 
- Et mes affaires ? Et mon Opel Corsa TD dont je n'ai pas fini de payer le crédit ? Il me reste encore plus de quatre mille euros de traites ! 
Moagana se mit à rire. 
- Je t'offre un royaume et tout ce que tu trouves à dire, c'est de pleurer sur ton petit véhicule polluant et bruyant ? 
 
Le jeune homme se morigéna et dut reconnaître que son interlocutrice avait raison.  
- Alors dit-il, allons à Magonia.  
- N'oublie pas que tu y es déjà, tu as marché sur le "sentier invisible " je te le rappelle, car j'ai suggestionné ton esprit à distance avec le télévisionneur. C'est pourquoi tu as cru rêver.  
Jean-Daniel sourit et lança joyeusement : 
- Avanti, sempre avanti ! comme disent nos amis Italiens ! 
 
Ils se levèrent et se mirent en marche. Au loin, on voyait un village dans la vallée. De ce côté-ci de la forêt d'Orient, le soleil se levait. Jean-Daniel n'avait pas découvert le trésor du Temple, mais il avait trouvé mieux. Car le cœur d'une femme vaut tous les trésors du monde. Et soudain Moagana sentit un contact sur elle. 
 
Gentiment, Jean-Daniel venait de lui prendre la main !