Un camion immatriculé en Allemagne
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© Jean-François COUBAU
- Et encore une ! 
 
Derrière son comptoir, le quincaillier du charmant petit village provençal de Tressanne, remua la tête de dépit. Une femme venait de passer devant sa boutique pour aller acheter " au camion ". Depuis trois semaines, la venue de ce véhicule, immatriculé en Allemagne, posait un problème à l'ensemble des commerçants. 
 
Un jour, dans un lointain bureau de Taï-Wan, un affairiste avait eu l'idée un jour de " conquérir l'Europe ". Pour ça, il faisait fabriquer des produits en Inde, avec des travailleurs du Bangladesh, plus ou moins clandestins. Ensuite la marchandise était embarquée à destination de l'Europe, débarquée à Hambourg, placée sur des camions sillonnant le Vieux-Continent. L'homme avait ainsi calculé qu'en deux ans, la moitié des petits magasins fermeraient dans les villages et qu'ensuite il pourrait augmenter ses prix et s'enrichir sur le dos de beaucoup de gens. 
 
Bien entendu, la Commission Européenne, n'ayant que faire des petits commerçants, avait laissé faire. Comme prévu, quelques hommes politiques étaient montés au créneau pour défendre le " petit commerce ", mais ils avaient été vite achetés ! En Corse, le marché n'avait pas été pris car deux des camions avaient mystérieusement explosés, sans faire de victimes ! Et on n'avait pas insisté. 
 
- Qu'est-ce que je peux faire ? se demanda, Pierre Audibert, le quincaillier du village. 
 
L'heure de fermer était là. Il tira donc le rideau et s'en alla au bar " Sous la treille ", rendez-vous des principaux personnages du village. Beaucoup de commerçants étaient concernés et les affaires allaient mal. 
 
- Faut-il faire comme en Corse ? demanda le boucher. 
 
- Non, ce n'est pas comme ça qu'on résoudra le problème, répondit le maire. 
 
- Alors, comment ? demanda Pierre. Faut-il aller à Bruxelles, avec des " arguments convaincants " en bon acier, pour expliquer à ses bureaucrates ce qu'on attend d'eux ? 
 
Tout le monde se taisait, mais n'en pensait pas moins. Et c'est alors qu'entra Massimo, le petit coiffeur d'origine italienne. Il n'était pas directement concurrencé par le camion, mais se désolait de voir ses amis, peut-être très bientôt au chômage.  
- Alors, notre Figaro, peut-il faire quelque chose pour nous ? demanda le maire. 
 
L'interpellé hocha la tête et rassembla ses amis. Au bout de dix minutes, tout le monde se retira. La solution était trouvée. 
 
- On va essayer, conclut le maire. 
 
Quinze jours après, le " piège " était en place. L'endroit où se garait le camion pendant que le chauffeur se restaurait, était " malencontreusement " occupé par d'autres véhicules ! Le brave Werner, se mit donc hors de vue du bar et alla manger. Là, le petit rosé du Var, Château-Roubine s'il vous plaît, mit le conducteur dans un certain état d'euphorie. Et le décolleté plongeant de Mireille, la serveuse, acheva le travail. L'esprit embrumé, Werner n'entendit pas gronder le moteur du camion. Et lorsqu'il vint le reprendre pour s'installer sur la place du village afin d'y effectuer ses ventes, le véhicule avait disparu. 
 
- Ach, so ! s'exclama-t-il. 
 
Cette expression n'avait plus été entendue à Tressanne depuis le départ précipité, il y a fort longtemps, d'un autre camion, également, immatriculé en Allemagne, et plein de jeunes hommes tout de vert-de-gris vêtus !  
 
Le temps de téléphoner à son patron à Hambourg et l'affaire monta jusqu'au plus haut niveau ! 
 
- Ach, so, lança la Chancelière, la plantureuse Angela, courroucée, au Président, ce cher Nick ! 
 
Celui-ci fit redescendre l'information et la Gendarmerie fut saisie de l'affaire ! Pensez, un camion plein de babioles fabriquées par gens surexploités, quelle perte pour l'humanité. Ce qui expliquait la réaction démesurée des gouvernements !  
 
Donc, cette noble institution fut mise à contribution. Le GIGN étant occupé ailleurs, elle délégua deux autres de ses militaires " d'élite ". Et c'est ainsi que le lendemain, débarquèrent de la vieille Clio poussive, le brigadier Cellaloi, avec son mètre-soixante et ses cent-huit kilos et le gendarme Nonobstant, de la même taille, accusant quarante-cinq kilos, mouillé et habillé ! Tels deux " Laurel et Hardy " du vingt-et-unième siècle, aux corps bien pleins, à défaut d'avoir la tête bien faite, ils s'avancèrent clopin clopan vers la place du village, à une allure d'escargot ! 
 
- Fait chaud, hein ! lâcha le brigadier. 
 
- Hein, fait chaud ! répondit le subalterne, de crainte de contredire son chef. 
 
Leurs pas, non cadencés ( il ne fallait pas trop leur en demander ), les menèrent à la mairie. Ils interrogèrent le maire, puis passèrent en revue les principaux personnages du village qui ne purent rien dire, à part donner leur emplois du temps au moment des faits. 
 
Le maire administrait ! 
Le boucher découpait sa viande ! 
Le coiffeur coiffait ! 
Le curé bénissait ! 
Le boulanger enfournait ! 
La boulangère . . .  
Le bistrotier servait l'apéro ! 
Le voleur de poule, volait des poules ! ( ce qui fit tiquer les Pandores ). 
 
- Mais qui donc a pu faire ça ? lança Nonbstant. 
 
- C'est certainement le coupable, qui a fait le coup ! répondit Cellaloi, avec une implacable logique.  
 
- Je dirai même plus, c'est certainement le coupable, qui a fait le coup ! 
 
Et donc, les nobles représentants de la loi, repartirent comme ils étaient venus, en concluant qu'ils ne pouvaient conclure ! 
 
- Et voilà le travail, dit Massimo. 
 
Le camion, présentement, se trouvait dans un ravin, bien dissimulé par des branchages. Il y resterait jusqu'à la fin des temps ! Mais, comme on vit dans une société très médiatique, l'affaire fut reprise par la presse. Quelques députés montèrent au créneau, non pas pour le camion, mais pour la ruine du petit commerce. Et l'affaire remonta au plus haut niveau, qui prit des mesures de rétorsion. " On " fit comprendre à l'affairiste, que ses marchandises seraient taxées. Et les camions disparurent du paysage français. 
 
Restait l'ami Werner. Son patron, ulcéré que l'affaire ait commencé par lui, le congédia sur l'heure. Mais les yeux de Mireille firent leur office et l'ancien chauffeur resta définitivement en Provence, en conduisant un camion immatriculé en France !