D'un regard Alicia fit le tour de sa cuisine. Tout était propre et bien rangé. La toile cirée brillait sur la table où trônait un joli bouquet de roses ; elle leva les yeux et regarda sa pendule au dessus de la cheminée, son tic tac, se faisant de plus en plus présent, résonna tout à coup dans ce silence qui l'entourait. Un calme pesant l'envahit. Un calme qui lui donna une curieuse sensation. La tête lui tournait un peu. Il était temps qu'elle aille se mettre au lit. Il est vrai que ce soir, elle avait un peu trop bu ; oui mais, ce n'est pas tous les jours que l'on fête ses quatre vingt ans !
Ses deux amies, Dora et Stella étaient venues frapper à sa porte avec un magnifique bouquet de roses, du champagne et des gâteaux. C'était une belle surprise à laquelle elle ne s'attendait pas.
- Tu croyais qu'on allait t'oublier ! Oublier ton anniversaire et manquer tes quatre vingt ans ! Mais on va fêter ça Alicia, regarde… on a tout ce qu'il faut !
Elles avaient beaucoup ri toute la soirée, racontant leur vie, leur histoire, leurs souvenirs, arrosant tout ça de quelques verres de champagne. Et puis, Dora et Stella étaient parties emportant le sourire d'Alicia qui n'en finissait pas de les remercier.
Au milieu de sa cuisine Alicia se sentit désespérément seule. À pas lents, portée par ses pensées, elle se dirigea vers l'interrupteur électrique et éteignit la lumière : "je crois que je serai mieux dans mon lit ! "
Dans sa chambre, elle se déshabilla avec les gestes habituels mais absents de toute présence. Elle enfila sa chemise de nuit, se coucha et se lova sous les couvertures tout en s'abandonnant sur son oreiller. Dans sa tête, tout se bousculait. Ses souvenirs dans le noir se mettaient à galoper se frayant un passage à travers les portes de sa mémoire, dégringolant à toute allure les marches de sa vie.
Un battement de tambour résonna dans ses oreilles, une musique entrainante et des cris de joie retentirent, un gout de papier sur ses lèvres… elle était au beau milieu du corso carnavalesque de Nice, sa ville natale : une main énergique remplie de confettis lui barbouillait le visage et la bouche l'empêchant de respirer ; le temps qu'elle reprenne son souffle, la main avait disparu. Elle se retourna et aperçut un grand garçon, les bras levés comme pour s'excuser, qui suivait le corso à reculons, tout en lui souriant. Elle ne bougea pas. Elle le regardait fascinée. Il lui tourna alors le dos et reprit sa marche en avant puis, comme mû par un appel, se retourna à son tour, s'arrêta un instant et revint vers elle.
- Pardon…c'était pour m'amuser un peu, je suis tout seul ici et je ne connais personne. Je ne vous ai pas fait mal ?
- Non, mais vous m'avez surprise.
Il parlait avec un accent étranger et comme elle s'accrochait à son regard, il lui dit :
- Je suis Espagnol.
- Mais vous parlez très bien le français.
- Ma mère était Française. Elle a rejoint mon père en Espagne où ils se sont mariés, et depuis que je suis tout petit, je parle le français avec elle. C'était une Niçoise. Elle m'a tellement raconté son carnaval de Nice que j'ai eu envie de le voir. Vous êtes seule aussi ?
- Je suis venue avec une amie mais je ne sais pas ce qui s'est passé, je l'ai totalement perdue de vue. Je ne sais pas où elle peut être.
Ils n'eurent pas le temps d'en dire plus. Un groupe de joyeux dominos les emporta dans leur sillage.
Mais dans le brouhaha et les rires il lui dit pourtant :
- Je m'appelle José et vous ?
- Alicia
- "Todas estas luces, toda esta alégria me gusta mucho !" …? Tout ça me plaît beaucoup !
Alicia rentra tard cette nuit là. Sa mère inquiète l'attendait.
- Te voilà enfin. Tu as les joues toutes rouges et tu rentres bien tard ! Vous avez fait les fous tes amis et toi ?
- Pourquoi tu me dis ça maman… un soir de Carnaval !
- Parce que tu m'as l'air toute excitée !
- On s'est pas mal amusés oui, et puis tu sais, j'ai rencontré un garçon charmant… un Espagnol ! Sa mère était Niçoise avant qu'elle ne quitte la France pour épouser son père en Espagne.
- Ah bon, tu m'en diras tant !... Je crois qu'il est temps d'aller dormir et puis, secoues toi un peu, tu as encore des confettis plein les cheveux.
Alicia aidait ses parents qui tenaient une petite boutique de souvenirs. Elle arriva quand même à s'échapper une heure chaque jour pour retrouver José - ce qui les agaçait.
- Tu étais encore avec ton étranger !
- Maman, il a un nom, il s'appelle José et il est très gentil.
- Gentil ou pas, peu importe. Il s'en va quand ?
- Ne vous inquiétez pas, il ne va pas m'enlever ! Il s'en va demain.
- Eh bien, bon voyage !
Ils eurent quand même le temps de parcourir un peu la ville. Et Alicia lui fit découvrir toute cette faune qui circulait dans les rues étroites du Vieux-Nice, poursuivie par les odeurs tenaces, des étalages de fromages, de morue salée et autres salaisons qui s'infiltraient dans les recoins de chaque ruelle troublée par le cri perçant du vitrier qui sous les fenêtres des maisons faisait appel à ses habitants.
José y retrouva la maison où sa mère était née quarante ans plus tôt, tassée dans son imposante vieillesse. Il apprécia tous ces moments passés avec Alicia. Il était ravi de son séjour, ravi de tout !
Quand José rentra chez lui, sa mère lui trouva une mine réjouie :
- Dis-moi, j'ai l'impression que tu as bien profité de ton Carnaval, je me trompe ?
- J'ai passé une semaine … una sémana maravillosa !
Et la vie reprit. José ne pouvait oublier Alicia. Alicia pensait souvent à José. Il lui avait dit : " Je t'écrirai… tu répondras à mes lettres ? C'est ce qu'il fit. Et Alicia chaque jour guettait le facteur. Ils échangèrent beaucoup de lettres durant quelques mois, d'abord timidement puis, finirent par s'avouer leurs sentiments réciproques.
Alicia en parla alors à ses parents qui étaient loin de se douter de ses projets d'avenir. Ce fut le drame !
- " C'est quoi cette folie ! Tu partirais au bout du monde avec quelqu'un que tu ne connais même pas ! Tu nous laisserais seuls pour un étranger ! Mais tu n'es qu'une ingrate !
Elle eut beau dire et beau faire pour essayer de les convaincre mais rien n'y fit. José allait arriver et elle était désespérée. Une peur panique la saisit… et si ses parents avaient raison… si ce n'était qu'un rêve, ils s'étaient vus si peu. Leur amour était né à travers des mots, érigé ligne après ligne, lettre après lettre comme un monument qui lui semblait indestructible alors, pourquoi tout à coup ce doute ? Sur le quai de la gare, perdue dans ses pensées, elle ne vit pas José qui, l'apercevant, courait déjà vers elle. Quand elle sentit sa présence et qu'elle vit son sourire, elle se jeta dans ses bras. Le doute avait disparu. Ils décidèrent de partir le soir même. Les parents de José étant exploitants agricole avaient besoin de lui, d'autant que le père, handicapé par une chute alors qu'il taillait ses oliviers, ne pouvait plus faire grand-chose.
Alicia quitta José à I8 heures. Elle se dépêcha de rentrer pour retrouver ses parents qui dans leur petite boutique étaient entrain de déballer minutieusement quelques articles qu'ils venaient de recevoir. En la voyant, ils ne dirent mot et firent semblant de l'ignorer ; Alicia en fit autant. Passant par l'arrière boutique, elle prit l'escalier qui menait à l'appartement du dessus et alla s'enfermer dans sa chambre. Elle avait peu de temps : rassembler quelques affaires qu'elle mettrait dans un sac, écrire une lettre pour ses parents en espérant qu'ils comprennent et lui pardonnent. Tout aurait été tellement plus simple si… Elle ne voulait plus penser, elle s'activa.
Elle arriva sur le quai de la gare à l'heure prévue. José était déjà là, faisant les cent pas, guettant sa venue. Elle ne put comprendre alors ce qui se passa à ce moment là, c'était comme si une main invisible l'avait brusquement saisie par le bras, la déportant sur le côté au milieu d'un groupe d'étudiants qui chahutant, ne s'aperçurent même pas de sa présence. Paralysée, clouée au sol, elle aurait voulu crier : " Attends moi, j'arrive ! " mais aucun son ne sortit de sa bouche, les bras collés au corps, le sac à ses pieds, elle vit José monter dans le train puis se pencher à l'une des fenêtres le regard tendu. Le train s'ébranla lentement, prit de la vitesse et disparu. Il n'y eu plus de lettres et José ne revint jamais.
En quittant Alicia, Dora et Stella rentrèrent chez elles, mais chemin faisant, Dora eut tout à coup comme une angoisse qui lui serra la gorge
- Qu'est ce qui se passe Dora…tu es bien silencieuse ? Et alors quoi, parle ! Tu vas bien ?...Stella lui secoua le bras : dis-moi !
- Je pense à Alicia. J'ai une curieuse sensation.
- Toi et ton imagination… qu'est-ce que tu vas encore chercher ! Je suis persuadée qu'elle est déjà bien au chaud dans son lit. Mais si ça peut te rassurer, on viendra la voir demain matin, et ne t'inquiète pas, va dormir tranquille.
Il était 10 heures du matin lorsque nos deux amies se présentèrent devant la petite maison d'Alicia. Elles furent étonnées de voir ses volets encore fermés.
- Tu vois, elle, si matinale !
- Dora ne recommence pas ! Elle doit encore dormir, c'est tout ! On reviendra dans une heure, ça te va ?
Une heure plus tard, les volets étant toujours fermés, elles allèrent frapper à sa porte ; n'ayant aucune réponse, elles cognèrent plus fort en l'appelant : " Alicia…Alicia" ! Jugeant qu'il se passait quelque chose, elles firent appel à un serrurier.
Quand elles entrèrent dans l'appartement, seul le tic tac de la pendule troublait le silence qui devenait inquiétant. Elles se précipitèrent alors dans la chambre et trouvèrent Alicia qui semblait dormir. Mais ses yeux étaient grand ouverts, son bras droit et sa main tendus vers quelque chose ou quelqu'un… Quelques jours auparavant, se demandant pourquoi, elle avait reçu une lettre lui annonçant le décès de José. Peut-être alors, était-il revenu la chercher… les lèvres encore entrouvertes, peut-être qu'aussi, avait elle pu, dans les derniers instants de sa vie, prononcer enfin ces mots :
- Attends moi, j'arrive !