Le coup de l'oie
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© Line Laurence GIOAN
Sa journée de travail finie Amédée, porteur à la gare SNCF, avait hâte de rentrer chez lui ; hâte de retrouver sa femme Pauline pour lui parler de tout ce qui lui passait et repassait dans la tête depuis que son collègue Etienne lui avait raconté, de long en large et avec un plaisir extrême, son exploit de la veille à la foire de Noël. Alors, comme toujours, tête baissée comme s'il portait encore sur sa nuque le poids des valises de la journée, pressant le pas, il prit le chemin de sa maison. C'était à chaque fois le même rite : il allait droit devant lui, longeant le bord du trottoir, oublieux de tout ce qui l'entourait et des gens qu'il pouvait croiser. Ce chemin qu'il prenait depuis tant d'années, il ne le pensait même plus ; ses pas, qui faisaient ce trajet quotidiennement, le portaient avec assurance et son travail terminé, il s'en retournait très vite dans son petit univers tranquille où les trains, la foule, les voyageurs et leurs valises n'avaient plus droit d'entrer ; mais ce soir, plus que d'habitude, porté par ce désir d'égaler son collègue, il avançait en foulant son propre univers : celui du chasseur. 
 
Une oie ! Quelle histoire se disait Amédée : il a tiré une oie, lui qui rentre toujours bredouille de la chasse, pour une fois, il a fait fort ! Et tout en marchant de ressasser dans sa tête les précieux conseils de son collègue, car lui aussi, il la voulait cette oie : - Il faut dire que dans ces années d'après guerre, le poulet sur la table du dimanche c'était déjà la fête alors … une oie pour Noël vous pensez - !  
 
Il n'était plus sur ce trottoir qui menait chez lui mais devant le stand de tir de cette baraque foraine, la bonne aubaine d'Etienne, l'esprit tendu, l'œil du chasseur à l'affût fixé sur cette roue que le meneur de jeu venait de lancer et qui, à chaque tour, lui renvoyait l'image de cette oie qu'il convoitait. 
" Ne te précipite pas, lui avait dit Etienne, attends que la roue ralentisse, prends ton temps, compte les tours, une fois, deux fois et plus, et dès que tu vois la figurine de l'oie arriver, quand tu es sûr de l'avoir, tu tires ! " 
Dans un coin de sa tête, le stand de tir était installé. Il avait toute une semaine pour s'y exercer.  
 
C'est alors qu'une main amicale le détourna de son champ de vision : 
- Et où tu vas comme ça, Amédée ? Tu reconnais plus les amis ? 
Amédée regarda d'un air étonné cet intrus qui l'interpellait et qui venait de le ramener à la réalité puis, se retournant, pris conscience que perdu dans ses pensées il avait continué son chemin sans se soucier de son domicile qu'il venait de dépasser, il leva la tête et aperçût sa femme Pauline fidèle au poste comme tous les soirs et qui, penchée sur le rebord de sa fenêtre, tendait vers lui un regard interrogateur : 
- Je vois que ta femme te fait signe… 
- oui…à bientôt ! 
Il tourna les talons et se hâta de rentrer chez lui. 
Malgré ses soixante dix ans, Amédée était toujours alerte. Il avait encore - comme on dit : " Bon pied, Bon œil ". Avec sa femme et ses deux garçons - mariés depuis -, son existence, il l'avait vécue jusque là, sans prétention, tranquillement, sans bruit. Travaillant très jeune, il n'avait pas eu le temps d'user les bancs de l'école ; ce qu'il avait appris de la vie, il ne l'avait pas lu dans les livres mais sur les visages des gens qu'il côtoyait et qu'il voyait défiler chaque jour sur les quais de la gare. Il ne parlait pas beaucoup, mais libre dans sa tête, il savait où était sa place et n'en demandait pas plus. Ce soir, cette oie qui narguait ses pupilles, - et cela pourrait paraître enfantin, mais pour le chasseur qu'il était, et, vis-à-vis de son collègue Etienne -, cette oie commençait à le griser et lui donnait du ressort.  
 
Quand il arriva devant chez lui, la porte était déjà grande ouverte avec sa femme dans l'encadrement. Il ne vit que ses deux yeux ronds auxquels il répondit par un grand sourire avant de pénétrer dans l'appartement. 
- Tu m'as l'air bien gai ce soir, Amédée ! Tu as fêté quelque chose avec les copains que tu sais plus où tu habites ? 
- Pauline quand même ! J'étais perdu dans mes pensées et sans le vouloir, j'ai continué mon chemin.  
- Elles devaient être profondes tes pensées parce que c'est bien la première fois que je te vois passer devant ta maison comme un somnambule ! 
 
- Et bien tu vois, je réfléchissais à samedi.  
- Ah, oui ? Et il se passe quoi samedi ?  
- Et bien samedi… je t'emmène à la foire ! 
- Par exemple ! Et quelle foire ? 
- La foire de Noël, Pauline ! 
- C'est quoi cette envie soudaine, Amédée ? Deux vieux comme nous ! Et qu'est-ce que tu veux qu'on aille faire à la foire ! C'est à l'autre bout de la ville, tu sais bien que j'ai du mal à marcher.  
- Et bien, on prendra notre temps.  
- Tu m'as l'air bien décidé, qu'est-ce qui t'arrive ? 
- Je t'explique… viens, assieds toi ! 
 
Pauline laissa parler son mari tout en s'agitant de temps en temps sur sa chaise car elle n'imaginait pas Etienne - qui, selon elle, ne voyait pas le bout de son nez,- revenir du stand de tir avec une oie ! 
- Tu es certain que ce qu'il t'a raconté est vrai parce qu'avec lui… 
- Oui, je sais, mais non, il ne plaisantait pas : pour une fois, il a eu de la chance.  
- Je veux bien te croire. Et puis tu m'as l'air si convaincu que… 
- Que samedi, nous allons à la foire.  
- J'ai déjà mal aux pieds !... Et comment on va faire si tu gagnes l'oie ? Où on va la mettre ? Vivante, elle va courir partout ! 
- T'inquiète, je lui ferai un petit coin dans la cuisine, c'est l'affaire de deux ou trois jours, après je m'en occupe, j'ai l'habitude de plumer les oiseaux, je n'aurai pas de problème pour ça, tu me connais.  
- Si tu le dis !... Mais où je vais la faire cuire cette oie… sur ma cuisinière à charbon ! Mais toi, tu rêves, Amédée ! 
- Mais non, tu la mettras dans un joli plat et tu la porteras au four du boulanger qui se fera un plaisir de te la faire cuire.  
- Tu m'en fais faire des choses, Amédée…Et… 
- Arrête de t'angoisser, Pauline. On ne va pas faire le tour du monde, on va juste aller à la foire de Noël et - Foi de chasseur, crois-moi -, je vais te la ramener cette oie !  
Puisque tu as réponse à tout alors, dis-moi : - " comment… sous le bras " ! 
 
- Oh…Tu sais quoi…et bien on prendra un taxi ! 
- Un taxi !...un taxi !...mais je n'ai jamais pris le taxi de ma vie. Tu nous vois arriver en taxi flanqués de ton oie, avec toutes les commères du quartier ! Ah, non, non…tu fais ce que tu veux, mais moi, tu m'oublies.  
Une odeur de brûlé la fit courir vers la cuisine… 
- Voilà ! Avec ton coup de l'oie, j'ai laissé brûler ma soupe. Cette idée d'aller à la foire…à ton âge ! 
 
Amédée resta un moment pensif en regardant sa femme puis, se levant de sa chaise : 
- Tu as peut-être raison, Pauline… de toute façon… je n'en ai plus envie. Je vais me coucher.  
- Mais il est fatigué cet homme !