Le tableau
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© Cathy ESPOSITO
Trente minutes de retard ! Le froid était terrible. Il remonta son col et se mit à faire les cent pas. Roger Bracco ne savait plus que penser. Une voix de femme lui avait laissé un message sur son répondeur pour lui donner rendez-vous ce soir au coin de la rue Montmirail. La neige tombait à gros flocons. Il se dit que cette femme ne viendrait pas. Il fit un geste de la main en direction d'une voiture garée plus loin. Les phares s'allumèrent et le moteur se mit à ronronner. Au même instant, Roger aperçut un autre véhicule parqué une peu plus loin dans lequel se découpaient deux silhouettes. " C'est Laurel et Hardy ", pensa Roger en constatant leur différence de taille. 
- Qu'est-ce qui se passe ? demanda Joël. 
- C'était une blague, elle n'est pas venue, répondit Roger à son cousin, on rentre. 
 
Roger Bracco, sur le trajet de retour vers son bureau, se demanda s'il devait persévérer ou non. Il s'était installé comme détective privé huit mois auparavant et n'avait mené que deux enquêtes. Toutes deux pour adultères et depuis, plus rien. Hormis ce coup de fil. Il pensait tenir là quelque chose d'intéressant mais l'affaire tombait à l'eau et était même en train de geler vu la chute soudaine de la température cette nuit-là. 
 
Joël conduisait en tapotant le volant avec ses doigts, cela agaçait Roger mais il ne dit rien. Il n'avait pas besoin d'un assistant mais comment refuser le poste à son cousin qui depuis leur rencontre fortuite quelques mois plus tôt le suivait partout. Roger ne lui avait pas versé un penny de salaire, il ne se payait pas lui même, mais rien n'aurait pu venir à bout de l'enthousiasme que Joël ressentait à l'idée de travailler pour un détective privé. C'était un grand enfant malgré ses cinquante ans. Roger esquissa un sourire. Il devait bien s'avouer que s'il n'avait pas encore tout plaqué, c'était parce qu'il avait peur de décevoir son cousin. 
 
- Y a une voiture qui nous suit, boss !  
Roger se hissa sur son siège pour jeter un coup d'œil dans le rétroviseur. Il fronça les sourcils. Laurel et Hardy ? se demanda-t-il inquiet tout à coup. Il suggéra à Joël de changer de route plusieurs fois. Lorsqu'ils arrivèrent devant l'immeuble où Roger avait son bureau, il sortit de la voiture et observa les alentours. Plus rien.  
- On les a semés, chef ! 
- Oui, il semblerait, si toutefois cette voiture nous suivait bien. Bon, tu vas rentrer chez toi,  
Joël et pour la énième fois, arrête de m'appeler " chef ". Je ne suis malheureusement le chef de personne puisque je n'ai pas de travail à fournir à un employé. 
- Ça fait rien, euh…je suis content d'être avec toi. 
 
La simplicité de Joël n'avait d'égale que sa bonne humeur. Roger lui sourit et referma la portière. Son cousin avait été magasinier pendant vingt ans dans une petite entreprise qui venait de fermer ses portes ; il s'était retrouvé sans travail. Jusqu'à sa rencontre avec Roger, il errait sans but. 
 
Le détective grimpa par l'escalier jusqu'au premier étage. En tournant dans le couloir, il se figea. Une silhouette se tenait devant la porte où s'inscrivait en lettre sombre sur fond cuivre " Roger Bracco, détective privé ". Une femme lui tournait le dos. Vêtue d'une paire de jean et d'une veste en cuir marron, elle portait de très hauts talons et ses longs cheveux blonds étaient lisses. Roger Bracco se racla la gorge, elle pivota sur elle-même. Le détective lui donna une trentaine d'années. Elle était jolie dans la lumière des néons du couloir.  
- Bonsoir ! fit-il. 
- Bonsoir, Monsieur… ? 
- Mon nom est sur cette porte, quel est le vôtre ? 
- Lisa Nikiskaya. 
- Est-ce moi que vous veniez voir ? 
- Oui. 
 
Il lui fit signe d'entrer. La jeune femme le précéda dans la pièce. Elle posa son sac sur une des chaises et se planta devant le bureau du détective. Il lui proposa un café qu'elle refusa. 
- Est-ce vous qui m'avez appelé ? 
- Non, dit-elle très vite, trop vite au goût du détective. 
- Alors, puis-je connaître l'objet de votre visite ? 
- On veut me tuer, fit-elle en plongeant son regard vert pomme dans celui du détective. 
 
Roger Bracco sentit son cœur palpiter anormalement. L'accent slave de la belle y était pour quelque chose. 
 
- Pourquoi, veut-on votre mort ? 
- Des hommes de main sont à ma poursuite. J'ai peur qu'ils s'en prennent à mon mari. Il y a huit ans, j'ai fait quelque chose de mal pour sauver ma vie. Je n'avais pas le choix et maintenant, Vladimir me recherche…en fait…pour reprendre ce que je lui ai volé. 
- Qui c'est " Vladimir " ? 
- Un ancien ami à moi. 
Roger Bracco n'osait pas s'asseoir et puis, il était bien, là debout, à contempler le décolleté de la jeune russe. Son parfum lui chatouillait les narines. Il en aurait presque oublié son statut de détective et les questions qu'il devait poser. 
- Qu'avez-vous volé à votre ami ? 
- Un tableau mais peu importe, on s'en fiche. 
- Vous en avez de bonnes, vous ! Je ne crois pas qu'on se fiche d'un vol de tableau. 
- Si. 
- Mais enfin, pourquoi dites-vous ça. Je suis sûr que si vous acceptez de lui rendre le  
tableau, ce Vladimir ne vous ennuiera plus. 
- Que vous êtes naïf, mon pauvre ami ! 
- Je vous en prie Madame Nikiskaya, Roger était piqué au vif.  
- Pardon, je voulais dire que les choses ne sont pas aussi simples. J'ai besoin de vous pour  
me sauver la vie et celle de mon mari, enfin celui que j'ai épousé pour obtenir la nationalité française. En fait, c'est un mariage blanc. 
- Et où est votre mari ? 
 
La sonnette d'entrée tinta brusquement. Ils sursautèrent tous les deux. Roger appuya sur le bouton de l'interphone. 
- Oui. 
- C'est moi, tu ouvres ? 
- Joël ?? 
- Oui, Roger, c'est moi. 
 
Le détective s'apprêtait à ouvrir mais un détail retint son geste. Joël ne l'avait jamais appelé par son prénom. Il aurait du dire comme à son habitude " Patron " " Boss " ou " Chef ".  
Il leva son visage vers Lisa : 
- Vous aurait-on suivie ? 
 
La jeune femme ouvrit de grands yeux. Roger lâcha l'interphone, attrapa sa veste au vol et saisit Lisa par le bras. Il ouvrit la porte de son bureau, vérifia que personne n'attendait au coin du couloir puis poussa la jeune femme devant lui vers l'escalier.  
- On descend ? demanda-t-elle 
- Non, on monte. 
 
Il grimpèrent de deux étages. Roger glissa la clé dans la serrure et ouvrit la porte de son propre appartement. 
- Serons-nous à l'abri, ici ? demanda Lisa. 
- Je ne sais pas, je n'ai jamais été placé dans une situation pareille. Les fenêtres de mon appartement donnent sur la rue. S'il y a quelqu'un devant la porte, nous le verrons. 
 
Roger traversa la pièce dans le noir. Il plaqua son dos au mur et glissa doucement près de la baie vitrée. Il aperçut une voiture noire garée en bas, deux mains étaient posées sur le volant, les phares étaient allumés. Soudain, deux silhouettes se détachèrent de la façade de l'immeuble pour s'approcher du véhicule. L'une d'elle appartenait à Joël. L'autre à un inconnu qui le menaçait du canon de son arme pointé sur sa joue. Roger frémit. 
- Ils tiennent mon cousin, ils sont deux. J'appelle la Police. 
- Non, s'écria Lisa. Je ne veux pas mêler la police à tout ça. Je suis venue m'adresser à  
vous, Roger Bracco. 
- Pourquoi, moi ? 
- À cause de votre nom, bien sûr. Bon ça suffit, cessons de parler, nous devons fuir. 
- Par où ? par la porte d'entrée ! s'exclama Roger, agacé. 
- Il y a bien une sortie de secours dans cet immeuble ! reprit Lisa. 
- Qui vous dit qu'il n'y a pas quelqu'un qui nous y attend. 
- Venez ! 
 
Lisa sortit de l'appartement, il la suivit. Elle dévala les escaliers jusqu'au rez-de-chaussée. Roger haletait. Il fit doucement basculer la poignée de la sortie de secours et jeta un coup d'œil au dehors. Personne. Il agrippa Lisa par le bras et la propulsa à l'extérieur. Ils coururent jusqu'au coin de la rue. Là, Roger reprit sa respiration. 
- Bon, vous êtes saine et sauve, c'est l'essentiel. Maintenant, vous allez reprendre votre voiture et repartir d'où vous venez, je ne veux pas savoir de quel endroit d'ailleurs. Moi, je vais porter secours à mon cousin. 
- Si vous ne m'écoutez pas, ils vont le tuer. 
- Non, c'est si je l'abandonne maintenant qu'ils vont lui faire du mal. 
 
La jeune femme prit Roger par les épaules. Sa poitrine se soulevait au rythme de sa respiration saccadée, elle avait les cheveux en bataille et le rouge au joue. Le détective aurait voulu se gifler pour s'empêcher d'avoir des pensées lubriques à cet instant précis. 
- J'ai volé le tableau et je me suis enfuie. J'ai quitté mon pays et je suis venue ici, en  
France. 
 
- Je veux aller sauver mon cousin, je ne veux pas connaître votre histoire. 
- Si, parce qu'à présent vous êtes en danger vous aussi. Écoutez-moi ! Il a fallu que je me cache arrivée en France, une amie à moi travaillait comme ouvrière dans une usine, elle m'a hébergée quelques temps. 
- Lisa, le temps presse, ils l'ont peut-être déjà tué. 
Roger eut les larmes aux yeux tout à coup en pensant à Joël.  
- Restez ici, je vais voir ce qui se passe pour lui et je reviens. 
- Non, vous ne vous en sortirez jamais… 
 
Roger courait déjà en direction de l'immeuble. Il rasa la façade jusqu'à l'angle de la rue. Lisa lui tira brusquement le bras en arrière. 
- Je vous avais dit de rester là-bas, chuchota-t-il. 
- Mon amie a été si gentille que j'ai voulu la récompenser. 
- Et c'est à elle que vous avez donné le tableau. Ok, j'ai compris et je m'en fiche. 
 
Roger était le dos au mur, Lisa colla son corps au sien, sa bouche frôlait celle de l'homme. 
- Les hommes là derrière veulent le tableau, je ne l'ai plus, ils vont nous tuer tous les trois. 
- Je dois intervenir, fit-il, déterminé. 
- Vous ne vous êtes même pas demandé pourquoi vous étiez mêlé à tout ça. 
 
Le détective plongea son regard dans celui de la jeune femme. 
- Je crois que ce n'est pas le moment. Si vous ne vous écartez pas de moi tout de suite, je vais devoir vous pousser. 
- Dans l'entreprise où travaillait mon amie, il y avait un magasinier, un peu simple  
d'esprit… 
 
Roger était déjà parvenu à l'angle de la façade. La dernière phrase de Lisa resta en suspens.  
- Joël ! s'exclama-t-il avec surprise en voyant son cousin assis, seul, sur le trottoir. 
- Ah, salut patron, ça va ? Je savais bien que tu ne me laisserais pas tomber. 
- Joël, mais où sont les hommes qui te menaçaient ? T'ont-t-ils fait du mal ? 
- Non, non. Ils sont partis, il n'y a plus rien à craindre, dit l'homme avec fierté. 
 
Lisa se tenait juste derrière Roger. Tout à coup, le détective vit le regard de Joël s'éclairer comme il n'avait jamais pu le constater auparavant.  
- Lisa ? Tu es là ? ça me fait plaisir de te voir. 
La jeune femme s'avançait lentement vers lui. L'homme se dandinait d'un pied sur l'autre.  
- Vous vous connaissez tous les deux ? intervint Roger, stupéfait. 
- Détective, c'est ce que j'essaie de vous expliquer depuis une heure, dit Lisa. 
Roger se remémora la dernière phrase de la jeune femme. 
- Le magasinier, c'était lui ? fit-il en désignant du doigt son cousin. 
- Oui et nous avons été très proches aussi. 
Lisa prit Joël dans ses bras et le serra fort. 
- Joël, dit-elle ensuite sérieusement, tu te souviens de Maria, je lui avais confié un tableau.  
Les hommes de tout à l'heure sont à la recherche de ce tableau. 
- Je sais, dit Joël. 
- Tu sais ? répondit la jeune femme surprise. 
- Oui, Maria me l'a rendu bien après ton départ, ce tableau lui faisait peur. 
- Il est donc chez toi ! Nous devons aller le chercher, dit Lisa en se tournant vers Roger.  
- Non, inutile, intervint Joël. Ce n'était pas le tableau qu'ils voulaient. 
- Quoi ? s'écria la jeune femme. 
 
Roger avait l'impression de voir se dérouler sous ses yeux la scène d'un film auquel il ne comprenait rien.  
- Oui, en touchant la toile, j'ai découvert, accroché derrière, un petit sac qui contenait un bijou, un collier très beau que j'ai gardé en souvenir de toi. Quand les hommes m'ont dit ce qu'ils cherchaient vraiment, je leur ai donné le collier. 
- Je comprends mieux pourquoi Vladimir m'a pourchassée jusqu'ici pour me reprendre ce Tableau. Il a une grande valeur mais le collier devait coûter plus cher encore. Le tableau est à toi maintenant, Joël, tu es riche. 
 
Roger abasourdi se laissa glissa par terre, près de son cousin. 
- Tu ne m'avais jamais dit que tu avais ce collier avec toi. Il devait avoir une grande valeur  
pour que ces hommes viennent jusqu'ici le chercher. Te rends-tu compte des risques que tu as encourus. C'était vous, Lisa qui m'avait laissé le message sur mon répondeur, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune femme. 
- Oui, mais quand je suis arrivée au rendez-vous, j'ai vu les deux hommes dans la voiture  
et je me suis enfuie. J'avais vu votre nom dans l'annuaire et je pensais que vous seriez capable de m'aider à protéger Joël et c'est pour ça que je me suis adressée à vous. 
- Pourquoi moi ? demanda Roger. 
- Vous n'avez donc pas compris ? Joël Bracco est mon mari.