Des ténèbres vers la lumière
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© Paul Bruynel
La noirceur de la nuit a envahi l'horizon, les nocturnes sortent de leurs repères. Dans l'indifférence totale, les lucioles insouciantes scintillent comme des guirlandes de Noël. Le silence de plomb est, par moment, délicatement perturbé par un claquement d'ailes, un pas léger dans la mousse d'un sous-bois, le cri étouffé d'un animal happé par un agile carnivore.  

Je me sens enfant, lorsque je dormais à la campagne chez mes grands-parents. Chaque nuit, je tremblais de peur, blotti au fond de mon lit la tête recouverte par un édredon. La chaleur de cette enveloppe de plumes d'oies n'apaisait pas mes frayeurs, chaque infime craquement, bruit dans la nuit me faisait sursauter, crispant mon estomac et provoquant des douleurs insupportables.  

Aujourd'hui j'ai soixante-dix ans, je suis venu vivre dans la maison familiale. Mes nuits sont toujours aussi agitées, je dois souvent faire appel à des somnifères. Les bruits sournois de la nature m'incommodent toujours autant, à croire que je suis resté ce petit bonhomme peureux, sensible et fragile qui, jadis, frémissait dans la pénombre de cette chambre. 

D’autres ombres, soupirs, souvenirs hantent mes nuits, me laissant recroquevillé sur moi-même, les yeux rougis par des larmes salées, qui perlent le long de mes joues. Aucune envie n'égaie mon esprit, aucun projet n'illumine mon horizon. Je me nourris de pain, de fromage rarement d'aliments chauds, heureusement la boisson ne me tente pas. Toujours la même question tourne dans mon esprit tordu « Pourquoi ?».  
Cela fait trois mois que mon épouse m'a quitté après 22 ans de mariage. Elle est partie discrètement, une après-midi de septembre, sans un mot, sans un regard, je m'étais juste absenté une quinzaine de minutes. 
Je me torture l'esprit : pourquoi ? ne l’ai-je pas assez aimée ? Où ai-je fauté ? La liste est longue. A chaque moment, les questions défilent dans un ordre aléatoire, bousculant mon cerveau, accentuant la fébrilité de mes pensées. Un cyclone s'est installé dans ma tête. Si je ne fais rien, il va essorer mes neurones déjà amoindris par le chagrin. 

Le café n'est jamais assez fort, le pain souvent sec, la confiture de groseilles est passée d'âge, je vacille lentement vers un état de folie. Je parle seul n'attendant aucune réponse, ne percevant que le bruit du ventilateur qui tourne inlassablement, brassant l'air chaud et humide de cette canicule, rare dans nos régions. Même les moustiques, habituellement friands de mon sang, m'ignorent, comme si je n’existais plus. 

Une puanteur de cramé me fait sortir de ma torpeur, j'évite de peu l’asphyxie, mon instinct de survie s'est miraculeusement déclenché. J'ai eu du mal à trouver la clé de la porte d'entrée, normal je la tenais dans la main. La porte franchie, mes poumons ont souffert le martyr pour évacuer l'air vicié, lourdement porteuse de fumée. Pas de pâtes aujourd'hui elles sont légèrement trop cuites, elles ont viré à la couleur noire, elles sont comme soudées à la casserole, dommage c'était mon dernier poêlon utilisable. 
La vie est cruelle, telle une meneuse de revue qui décrète unilatéralement les moments de joie, de tristesse, pour nous faire grandir mais à quel prix. 
Lors de mes moments de lucidité, j'ai des flashs : des tranches de vies qui défilent inlassablement, tant de souvenirs d’un bonheur intense mouillent encore mes yeux.  

Je revois ses yeux plein de tristesse, d'angoisse, de questions. Ce regard, seul signe de vie dans ce corps paralysé, rivé à ce lit d’hôpital dans cette chambre en éternel désordre. Je ne pouvais supporter de voir la femme que j'aimais comme oubliée dans cette sorte de placard. Cette chambre où ma chérie dépérissait un peu plus chaque jour. Une horreur au quotidien, une table roulante parsemée de flacons vides, des ouates, des pansements usagés et d'autres ustensiles disparates éparpillés par-ci par-là. Dans le fond de sa geôle des instruments de kinésithérapeute posés dans un désordre peu commun. J'ai tenté une médiation avec une énorme infirmière de couleur qui m'a traité comme du pus, ne démordant pas que cette chambre était impeccable. L'horreur au sein d'une des institutions hospitalières les plus réputées du pays, je n'ai pas insisté craignant que ma belle ne soit la proie de geôlières revanchardes. 

C’est donc dans un placard de la route 32 que mon Amour a rendu son dernier souffle, seule, sans un mot, sans un regard pendant mes quinze minutes d’absence. 

Un monde inconnu s'est ouvert à moi, une sphère brumeuse dans laquelle le sens de l'orientation disparaît, effaçant mes pas, brouillant les pistes. Je ne distinguais plus d’où je venais ni vers quel destin ténébreux je me dirigeais. Jamais je ne m'étais imaginé que mon corps contenait tant de larmes, des cascades de larmes à rendre jalouses les chutes du Niagara. Sorti par hasard de ma torpeur, je me suis rendu compte que je devais organiser seul les funérailles de feue ma princesse, ma belle-famille ayant déserté les lieux comme des voleurs, profitant de mon égarement émotionnel intense. J'ai repris momentanément du poil de la bête : ma Chérie méritait des funérailles dans l'esprit spirituel dans lequel elle avait évolué avant son départ pour la lumière.  
Toujours à l'écoute des autres, promulguant des soins énergétiques pour aider les gens, elle s'était formée au chamanisme par sa force de caractère, sa volonté sans faiblesse, son travail de chaque jour, de chaque minute, de chaque seconde. 
Pour cette cérémonie elle aurait désiré une stricte intimité, j’ai donc sélectionné une trentaine de personnes pour leur lien étroit avec l'être de lumière qu'elle était. Tous vêtus de blanc entourant le cercueil lumineux où elle reposait, un air de flûte amérindienne berçait ce moment douloureux de recueillement. L'espace entourant son cercueil était parsemé de bouquets de freesias blanches : sa fleur préférée. Un air de Gospel accompagna les adieux de chaque participant déposant une rose blanche sur son cercueil, en lui murmurant un dernier message d'amour. 
Ses cendres tièdes furent dispersées au pied d'un vaillant chêne où elle aimait se ressourcer, dans l'eau frémissante d'une rivière, le vent a fait virevolter les poussières de son corps terrestre dans les airs. Les quatre éléments ont accompagné ses poudres célestes pour son dernier parcours terrestre. 
Mon seul réconfort c'est qu'elle est enfin libérée de ce lymphome cérébral qui rongeait les commandes de son cerveau. 

Le ciel étoilé de notre Amour a viré au noir, un noir d'ébène où même les nocturnes ailés ne s'aventureraient pas. 

Je lui avais promis que, dès sa guérison, nous reformulerions notre engagement de mariage lors d'une petite cérémonie avec nos amis les plus proches. Le destin a changé notre plan, ce 31 décembre 2018 à 0h précise nous nous sommes remariés sur un autre plan astral, nos deux âmes ont eu le privilège de se sceller pour l'éternité au sein de l'Univers. 

Mourir n'est pas une option pour moi, je laisse l'Univers décider du moment qu'il jugera bon pour moi, l'instant où sa main prendra la mienne pour me guider à travers le tunnel qui mène à la lumière. 

Ce matin à l'aube elle m'est apparue dans le faisceau d'un rayon du soleil levant qui se faufilait dans l’embrasure de la porte. Vêtue de sa robe blanc immaculé, elle m'a souri comme elle le faisait chaque matin à mon réveil. Elle m'a fait signe de me taire, nous avons profité de ce moment précieux, son image portée par les rayons du soleil vacillait au gré du vent, comme la flamme d'une bougie. Par télépathie nous nous sommes parlé, chacun voulant remercier l'autre avec des mots de plus en plus fort pour ces 22 ans de bonheur que nous avons vécu ensemble avec, bien entendu, des hauts et des bas. Soudain, elle a posé son doigt sur sa bouche, cette belle bouche tant de fois effleurée par mes lèvres. Émerveillé par sa beauté, mes yeux ne pouvaient se détacher d'elle. Elle m'a dit « Mon petit chéri, je ne reviendrai plus jamais humaine auprès de toi, je serai toujours à tes côtés, nous avons fait serment d'Amour éternel en liant nos Âmes à tout jamais. Aujourd'hui je suis heureuse à la lumière, je vais continuer à me vouer au bien être des âmes en incarnation sur la terre et à veiller sur toi. Il est temps que tu rencontres une compagne pour terminer tes jours en harmonie, dans une sphère d'amour différente de la nôtre car chaque amour est différent. Fais confiance à l'Univers, cette personne n'est pas loin de toi, elle va venir vers toi, tu sauras immédiatement que c'est elle. Tu as ma bénédiction car seul ton bonheur compte pour moi »  

La brume a envahi mes yeux, annonçant une forte averse de larme, lorsque j'ai eu fini de frotter mes yeux elle avait disparu laissant flotter dans la pièce l'odeur de son parfum. 

Le tintement du carillon de la porte d'entrée me fait sursauter, mes pieds touchent à nouveau le sol. Je passe un peignoir sur mon corps dénudé je me dirige vers la porte d'entrée. Le grincement de la charnière de la porte ne m'étonne plus, la lumière m'éblouit instantanément, une voix douce et chantante me parle « Bonjour monsieur, excusez- moi de vous déranger, je roulais sur le chemin forestier et, arrivée devant chez vous, le moteur de mon véhicule s'est arrêté sans aucune raison connue ». Toujours aveuglé par l'intensité des rayons de l'astre solaire, je commence à entrevoir la personne comme un corps dont l'aura aurait envahi tout son espace physique. « Vous m'entendez monsieur » Oui, oui pas de problème je suis juste encore un peu anesthésié par une nuit sous somnifère, mon marchand de sable à moi. Son image m’apparaît enfin clairement, ses cheveux noirs frisés entourent un visage couleur café, rayonnant, aux pommettes légèrement arrondies, deux petites fossettes ornent ses joues, son petit nez, très légèrement épaté, est encadré par deux yeux noirs étincelants. Je suis sous le charme. Bégayant comme un puceau timide, je l'invite à entrer, d'excuser le léger désordre, lui propose un café. Installés sur la terrasse, seul endroit où le désordre n'a pas encore envahi entièrement l'espace, nous discutons de nos innombrables points communs. C'est comme une évidence que, main dans la main, nous nous dirigions vers son véhicule afin de l'examiner avec dans nos cœurs l'espérance qu'il ne démarre plus. Soudain, un léger courant d'air froid nous entoure, nous embaumant d'un parfum que je connais très bien…